Eros au secret

Pour lever le voile sur l’Enfer de la Bibliothèque, territoire majeur de l’interdit, une exposition retrace l’histoire de
la constitution de ce lieu abstrait – une cote, un numéro de classement – où sont rassemblés textes et images réputés contraires
aux bonnes mœurs. Entretien avec les deux commissaires de l’exposition, Marie-Françoise Quignard et Raymond-Josué Seckel. (L’exposition étant interdite aux mineurs, le lecteur de Chroniques ne trouvera dans le magazine qu’une iconographie décalée, déclinée autour du visuel de l’exposition et de la couverture du catalogue, qui, nous l’espérons, lui donnera néanmoins l’envie d’aller juger sur pièces.) ![]() |
L’exposition Eros lève le voile sur
un objet de fantasmes assez communément
répandu dans le public.
Cette réputation sulfureuse de l’Enfer
est-elle vraiment justifiée ?![]() même si beaucoup de ces ouvrages autrefois « interdits » ont été réédités et se trouvent dans les librairies, l’Enfer reste un objet de fantasme car il représente un lieu, un lieu imaginaire, une sorte de cabinet secret entièrement dédié à l’érotisme comme l’étaient, dans les romans libertins, le couvent, le bordel ou le boudoir où se déroulaient les scènes les plus osées. Et pourtant nous ne cessons de dire que les ouvrages cotés Enfer occupent banalement un petit espace d’un magasin de la Réserve des livres rares. Ce besoin de voir, de savoir, nous allons donc y répondre et, de ce fait, oui, faire tomber le fantasme et donc peut-être décevoir puisque la réalité se substituera à l’imaginaire.
Qu’y trouve-t-on ? des caricaturistes, ont pu aborder des questions politiques ou religieuses dans des termes obscènes, ce qui les a fait accéder à l’Enfer. De même, les ouvrages traitant de ce qu’on appelle aujourd’hui la « sexologie » (d’un point de vue médical, psychologique ou psychanalytique) n’ont jamais eu leur place à l’Enfer. Les livres les plus anciens remontent au XVIe siècle, comme les Ragionamenti de l’Arétin. La majorité sont des romans et principalement les romans libertins du XVIIIe siècle, réédités tout au long du XIXe et du XXe siècle, le plus souvent illustrés de gravures, des recueils de poésies libres, des manuels d’érotologie, des traductions du Kâma Sûtra, des dictionnaires. Au XXe siècle, on trouve des textes de Georges Bataille, de Jean Genet, l’œuvre érotique de Pierre Louÿs et bien d’autres. L’Enfer est constitué en très grande part d’ouvrages en français, mais recèle aussi quelques ouvrages en langues étrangères, en latin, en anglais et en italien principalement. À côté des collections imprimées auxquelles est « réservé » l’Enfer, d’autres départements de la Bibliothèque conservent des collections qui pourraient répondre aux mêmes critères ; c’est ainsi qu’on pourra voir dans l’exposition des partitions du département de la Musique, ou des Manuscrits (de Sade notamment); en dehors des collections imprimées, un seul autre département cependant a un « Enfer », c’est le département des Estampes et de la Photographie. On y trouve des collections de dessins et de gravures que nos prédécesseurs ont jugés obscènes ; cet Enfer (conservé à la Réserve des Estampes sous la cote Ae) s’est enrichi dès les années 1860 de photographies érotiques ou pornographiques ; il a également recueilli toute une imagerie faite d’albums de reproductions et de photographies ; c’est aussi le lieu où sont conservées les fameuses « estampes japonaises » de l’exceptionnelle collection de la BnF dont quelques pièces sont montrées dans l’exposition.
Quelle en est l’histoire ?
Comment avez-vous conçu le propos
de l’exposition ? Et comment
la scénographie se met-elle à son
service ? à travers des inventaires, des catalogues, des ouvrages, qui portent euxmêmes des traces de leur « mise en Enfer ». Une longue table courbe surmontée d’un voilage imprimé évoquant l’univers de la bibliothèque déroulera au centre de l’exposition, tel un ruban, cette histoire que nous venons d’évoquer, à partir de documents placés dans des vitrines et de reproductions qui en évoqueront les étapes depuis le XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle. L’autre parcours propose, à partir des collections de la Bibliothèque, une histoire de l’écriture et des représentations iconographiques de l’érotisme. Nathalie Crinière, scénographe a tenu à garder un espace ouvert, qui permettra des passages constants d’un parcours à l’autre ; évitant ainsi les dispositifs trop faciles de boudoir, de cabinet, de cloisonnement; les cimaises, comme des murets invitent au cache-cache, aussi les visiteurs, ne pouvant se contenter de la posture de voyeur, sont invités à participer à l’histoire, au récit qu’ils parcourent. Le deuxième parcours correspond au second titre : Eros au secret, ou quels sont les ouvrages et les images mis au secret sous cette cote. Ce parcours, nous l’avons séparé en trois parties, mettant successivement en avant le point de vue dominant d’une époque. Dans la première partie, celle qui correspond aux XVIe-XVIIIe siècles, nous avons privilégié les personnages de roman, les auteurs de ces textes s’effaçant au profit de leurs personnages pour des raisons qui s’expliquent : se montrer au grand jour signifiait à coup sûr être condamné à la prison. Nous avons choisi le personnage de Thérèse, l’héroïne de Thérèse philosophe, roman publié clandestinement vers 1748, pour introduire cette section, car c’est la lecture de romans licencieux et le regard qu’elle porte sur des tableaux érotiques qui la font passer du stade de l’adolescence à celui d’adulte. Nous avons voulu ainsi mettre en avant le rôle que jouent la littérature et l’image dans ces livres qui ne veulent en aucun cas refléter la réalité. Il s’agit de montrer, de faire entendre ces textes fondateurs de la littérature érotique où la langue est tout entière au service de la jouissance, des Ragionamenti de l’Arétin à La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu de Sade en passant par L’Académie des dames et Histoire de Don B…, portier des chartreux, écrite par lui-même. Dans la deuxième partie, celle qui correspond au XIXe siècle, nous avons privilégié l’édition clandestine, celle des textes comme celle des images. Une des caractéristiques de ces éditeurs clandestins, la plupart établis en Belgique, est de se spécialiser dans les rééditions du XVIIe et du XVIIIe siècle afin de satisfaire un public de plus en plus vaste, et cela en déjouant la censure de plus en plus sévère. La supercherie d’un libraire parisien, Gustave Lehec, nous sert de fil conducteur pour évoquer cette édition clandestine. Celuici fit croire à la mise sur le marché d’une collection de livres et d’estampes érotiques appartenant à un prince russe, le prince G*** [Galitzin], cela afin d’écouler son fonds d’erotica. C’est ainsi l’occasion de passer en revue des éditeurs très connus qui, à un moment de leur vie, s’exilèrent, comme Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du mal. D’autres éditeurs sont évoqués, comme la firme Gay et Doucé, association de Jean Jules Gay et Henriette Doucé, les éditeurs d’Ernest Feydeau pour Souvenirs d’une cocodette écrits par elle-même, publié après sa mort ; Henry Kistemaeckers, l’éditeur de Femmes de Verlaine ; enfin, Isidore Liseux, libraire parisien qui, de 1876 à 1893, sous le couvert de l’érudition, publia au grand jour mais à petit tirage et « pour ses amis » la plupart des grands textes érotiques classiques, les Kâma Sûtra et des dictionnaires érotiques. L’image joue un rôle primordial au XIXe siècle avec le nouveau procédé de reproduction qu’est la lithographie. Nous avons donc montré quelques exemples de ces images beaucoup plus surveillées et pourchassées par la police que ne l’étaient les livres : caricatures diverses, Portes et Fenêtres, pièces anglaises à transparent obscènes ou encore images animées. Toutes ces images sont anonymes et sans nom d’imprimeur, cela va de soi. Le XIXe siècle voit aussi l’apparition de la photographie (1839), qui s’appliqua très vite à produire des images érotiques et pornographiques. Ces photographies proviennent pour la plupart de saisies opérées par la police dans les ateliers clandestins, dont la principale eut lieu chez Auguste Belloc en 1860. Débordant le XIXe siècle, nous nous sommes intéressés aussi à des albums de photographies anonymes datant des années 1930 et 1950 provenant d’un donateur inventif, Paul Caron. L’image, c’est aussi celle qui vient d’ailleurs. Au XIXe siècle, la mode est à l’orientalisme et la curiosité pour le sexe se double d’un goût pour l’exotisme. Nous montrerons donc une dizaine de livres érotiques japonais édités entre la fin du XVIIIe siècle et celle du XIXe siècle provenant des collections Tronquois, Marteau et Barbier données au département des Estampes, ainsi qu’une dizaine d’estampes datant de l’âge d’or de la gravure érotique polychrome, provenant de la collection de Georges Barbier. Dans la troisième partie, celle qui correspond au XXe siècle, nous avons privilégié quelques grandes figures qui ont marqué et qui marquent la littérature : Apollinaire, Louÿs, Bataille, Genet, Guyotat. À la différence de la première partie, où nous faisions la part belle aux personnages de romans, où nous nous intéressions à leur éducation, nous mettons l’accent sur les auteurs, sur la singularité de leur langue. Nous avons aussi voulu souligner le passage de la littérature clandestine à celle publiée au grand jour grâce à la ténacité de certains éditeurs, le plus emblématique étant Jean- Jacques Pauvert avec la publication à visage découvert des œuvres de Sade. Entre les différentes parties nous avons envisagé des sortes de haltes consacrées, par exemple, au goût de l’antique et à la flagellation. L’exposition se terminera par l’interview de trois personnalités – Catherine Millet, Catherine Breillat et Marcela Iacub – par Thierry Grillet.
L’exposition est interdite
aux mineurs. Cette interdiction est-elle
un handicap ou peut-elle induire
des effets positifs ?
Vous êtes-vous sentis complètement
libres de vos choix intellectuels et
esthétiques ?
Un catalogue accompagne
l’exposition. À quels auteurs avezvous
demandé des contributions ?
Quel en est l’esprit ? Sylvie Aubenas, directrice des Estampes et de la photographie, spécialiste de la photographie ancienne, s’est attachée à nous faire découvrir les photographies conservées dans l’Enfer des Estampes. Christophe Marquet, spécialiste de l’histoire de l’art et du livre japonais, nous dévoile le fonds japonais de première importance conservé dans l’Enfer des Estampes. Éric Walbecq, spécialiste de la littérature de la fin du XIXe siècle, nous rappelle, s’il en était besoin, la part immense de l’œuvre érotique de Pierre Louÿs découverte seulement après sa mort. Michel Surya, écrivain et philosophe, nous donne une lecture des plus subtiles sur le rapport de Georges Bataille avec ses pseudonymes. Nathalie Monnet, chargée du fonds chinois de la division orientale aux Manuscrits, nous entraîne dans une enquête palpitante qui démonte la supercherie du grand connaisseur de la Chine et de l’érotisme chinois qu’était Robert Van Gulik. En dernier lieu, nous avons voulu donner la parole à Pascal Quignard pour qu’il nous parle du secret, de la lecture, « des conduites clandestines », celles-là même en jeu dans cette exposition. Quant à nous, nous nous sommes plus particulièrement attachés, autant qu’il était possible, aux détails de l’histoire de l’Enfer. Nous avons voulu dans ce catalogue laisser la part belle à l’imaginaire et donner envie de se plonger dans la lecture de ces textes de l’Enfer. Propos recueillis par Marie-Noële Darmois
L’ENFER DE LA BIBLIOTHÈQUE
EROS AU SECRET |