Hannah Gadsby dans Nanette : implosion du stand-up et subversion de...
- ️Henrion, Marie-Cécile
- ️Sat Oct 01 2022
Résumés
Cet article analyse la performance d’Hannah Gadsby dans Nanette, son avant-dernier stand-up qui a propulsé la comédienne australienne sur le devant de la scène comique internationale. Gadsby manipule, dans un double mouvement dialectique, les codes du stand-up qu’elle fait imploser et les normes de genre qu’elle subvertit. À l’aide des modèles sacrificiel et judiciaire de l’autobiographie scénique développés par Stéphane Hervé (2011), j’analyse tout d’abord les possibilités de création de la solidarité nécessaire à la prise de pouvoir de la performer du stand-up malgré la polarisation de l’espace scénique et l’altérité du corps en performance. Sur cette base, grâce à la pensée de Judith Butler sur les possibilités de faire récit de soi (2007), j’envisage la dissidence du propos de Gadsby dans sa remise en cause des normes, qui rend légitime sa perspective sur le monde, perspective a priori aliénée par le discours dominant, dont le discours comique.
This article analyzes Hannah Gadsby's performance in Nanette, her penultimate stand-up that propelled the Australian comedian to the forefront of the international comedy scene. Gadsby manipulates, in a double dialectical movement, the stand-up codes that she makes implode and the gender norms that she subverts. Using the sacrificial and judicial models of scenic autobiography developed by Stéphane Hervé (2011), I first analyze the possibilities of creating the solidarity that is necessary for the performer to take power, despite the polarization of the scenic space and the otherness of the performing body. On this basis, thanks to Judith Butler's thought on the possibilities of self-narrative (2007), I consider the dissidence of Gadsby's discourse as she questions the pre-existing norms and thus legitimizes her perspective on the world, a perspective a priori alienated by the dominant discourse, including comic discourse.
Texte intégral
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1Artiste comique habituée des scènes australiennes depuis une dizaine d’années, Hannah Gadsby, 42 ans, était jusqu’il y a peu pratiquement inconnue des publics européens et états-uniens. Son avant-dernier spectacle a changé la donne. Écrit en 2017, Nanette a été joué en Australie puis a tourné à Londres, Édinbourg et New York1. La diffusion du stand-up sur Netflix2 en juin 2018 combinée à une vague de critiques anglo-saxonnes élogieuses et à un effet de bouche-à-oreille ont ensuite assuré à Nanette un succès international fulgurant (Berman, 2018 ; Franque, 2018), ainsi que plusieurs prix3.
2L’écriture de Nanette trouve son origine dans une « forte explosion de colère », survenue suite à deux événements qui ont marqué la fin de l’année 2016 pour Gadsby : la mort de sa grand-mère et l’élection de Donald Trump (Scherer, 2018). Tant dans son propos que dans sa forme, Nanette accompagne le mouvement #MeToo, contemporain de la tournée du spectacle, et participe de la prise de parole massive et internationale des femmes victimes de l’oppression hétéro-patriarcale (Donegan, 2018). Le texte est dense : Gadsby y parle d’homosexualité et d’homophobie, du genre et des violences et privilèges liés au genre, de l’art en tant qu’il reproduit les schémas d’oppression en place, de santé mentale et de créativité. Elle y dissèque aussi les mécanismes du comique et du récit, en lien avec sa propre expérience de comédienne et de personne hors des normes de genre et de sexualité : une lesbienne à l’allure butch. Pendant un peu plus d’une heure, Gadsby tisse deux fils ensemble : d’une part, un récit d’inspiration autobiographique, inhérent au stand-up, qui élève l’intime au rang politique dans le questionnement des normes de genre ; d’autre part, la mise en tension des codes du comique pour en démontrer les insuffisances.
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3Ainsi, Nanette démarre comme un stand-up classique : une performance verbale dans laquelle la « performer tente d’établir une forme d’intimité et de solidarité [avec le public], finalement validées par le rire4 » (Brodie, 2014 : 736). Les premières minutes de son spectacle l’inscrivent dans une forme d’humour minoritaire lgbtqi+, dans la continuité de ses spectacles précédents, dans lesquels elle utilisait son lesbianisme, l’histoire de son coming out et son physique dans une veine auto-dérisoire (Burford, 2018). Très vite, cependant, Gadsby fait un double pas de côté : d’une part, elle prend le contre-pied de l’humour minoritaire classique par le refus d’une quelconque injonction identitaire et de l’autodérision ; d’autre part, elle subvertit la norme du stand-up, en se dégageant de l’obligation de faire rire, ou plutôt de la validation par le rire de la solidarité créée.
4Gadsby veut faire communauté autrement : connecter son public par le récit de son histoire, dans une volonté d’être reconnue en tant que sujet et de légitimer sa perspective sur le monde, perspective a priori aliénée par le discours dominant, mais aussi par les normes du discours comique. Nous allons voir dans quelle mesure cette dissidence par rapport aux codes du stand-up est effective en nous penchant sur les mécanismes mis en tension par la performer, et en interrogeant les possibilités de faire communauté et récit de soi dans l’espace scénique en tant qu’espace polarisé.
La nécessaire intimité
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5Le stand-up est un genre qui s’approche davantage de la forme dialogique sur un continuum qui irait jusqu’au monologue pur (Brodie, 2008 : 160). Bien que l’espace scénique et la salle soient clairement séparés, les réactions collectives ou individuelles que le public apportera au performer, que ce soit par des rires, des applaudissements, des sons de réprobation, des réponses à des questions directes, voire même du chahut, font partie intégrante de la performance (Brodie, 2014 : 733). Le numéro, tel qu’il est écrit par l’artiste, vit dans sa relation « à la salle de spectacle, à la composition du public, à la relation perçue entre le performer et le public […] et à la personnalité du comédien5 » (Brodie, 2008 : 163). Par ailleurs, le rapport entre scène et salle relève de la responsabilité du performer, possesseur du micro (Brodie, 2008 : 160, 163). Mais pour que le performer puisse être considéré comme un pair digne de se détacher du groupe pour prendre la parole et le pouvoir, et non comme un bouffon (jester) irrémédiablement ostracisé (Brodie, 2014), le performer doit créer à la fois de l’intimité et un cadre de référence commun avec le public.
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6Voyons les stratégies mises en place par Gadsby pour créer l’intimité dans la première séquence de Nanette. Pour bien prendre en compte la réalité de la coopération scène-salle et rendre compte du caractère éminemment vivant du stand-up, je transcrirai la performance de Gadsby en notant les réactions de la salle et les indices verbaux et non verbaux de l’artiste, lorsqu’ils seront pertinents. Pour ce faire, je suivrai le système de notation de Brodie6 (2008 : 164), que j’adapterai à la langue française et aux réactions effectivement présentes dans les extraits de Nanette étudiés ici. Toutes mes annotations sont encadrées de crochets. Une lettre encadrée de chevrons précise la réaction du public : <A> pour les applaudissements ; <F> pour des félicitations, des vivats ; <Sf> pour des sifflements positifs (pas des huées, donc) ; <R> pour le rire ; <Sl> pour le silence. Si plusieurs de ces réactions arrivent simultanément, elles sont séparées par deux points : [<A : R>], par exemple. Une flèche marque le passage d’une réaction à l’autre : [<A → R>]. Enfin, si un mot spécifique est entendu, il est entouré de guillemets simples : [<‘mot’>]. S’il est prononcé par une seule personne du public, il est encadré de points d’exclamation et suivi de la lettre f ou m en minuscule, selon le genre présumé de la personne en question : [<!mot!f>]. J’utiliserai aussi ces lettres pour signifier une réaction massive du public qui serait majoritairement féminine ou masculine. Si l’une des réactions émotionnelles est le fait d’une seule personne, elle est encadrée de points d’exclamation : [<!A!>]. Pour les indices non verbaux jugés notables chez la performer, j’utilise des accolades pour encadrer des syntagmes ou les mêmes abréviations que pour le public, en plus du {S} pour le sourire. Le texte souligné marque que l’artiste continue son texte sur la réaction précédente du public, le texte en gras marque une insistance.
7Avant tout, notons le générique d’entrée créé pour Netflix. Un montage fait alterner des plans de la salle en liesse, un gros plan sur le micro sur pied à l’avant-scène et des images d’Hannah Gadsby qui rentre chez elle, dépose ses clés, lunettes de soleil et téléphone portable dans le hall d’entrée, met une autre paire de lunettes sur son nez puis, avec un regard décidé sur un visage satisfait, passe dans la cuisine en slalomant entre ses chiens et se prépare une tasse de thé. La bande son mêle les vivats de la salle et la chanson pop-country de Lucette, « Bobby Reed ». Le ton est donné pour les spectateurs qui regardent Nanette via Netflix : l’artiste nous accueille chez elle pour prendre le thé. Gadsby entre alors en scène d’une démarche d’apparence décontractée, sous des applaudissements fournis, et rejoint le tabouret et le micro sur pied, deux seuls accessoires présents sur la scène de l’Opéra de Sydney, limitée en milieu de profondeur par une série de panneaux placés en demi-cercle, représentant des arbres stylisés, dans les tons bleus. Elle est vêtue d’un pantalon et d’un t-shirt noirs et d’une veste bleu nuit qui, en plus de sa coupe de cheveux courte, lui confèrent une allure androgyne ou butch.
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[<A : Sf> : {S}] Thank you, thank you very much. Thank you, thank you. [<F>] Might’ve peaked, might’ve peaked a bit early, but… [<R>] Welcome to my show. [{Mains dans les poches}] My show is called Nanette. And the reason my show is called Nanette, is because I named it before I wrote it. [{Fait les gros yeux, S} : <R>] I named it at around the time I’d met a woman called Nanette… [{R} → <R>] who I thought was very interesting. So interesting. “Nanette,” I thought, “I reckon I can squeeze a good hour of laughs out of you, Nanette, I reckon.” [<R>] But… turns out… no. [<R>] I met her in a small-town café. Now, I feel… I don’t feel comfortable in a small town. I get a bit tense. Mainly because I am this situation [sic.] [{Passe les mains le long de son corps, S, lève un sourcil}] And in a small town, that’s all right from a distance. [<R>] People are like, “Oh, good bloke!” And then… [<R>] get a bit closer and it’s like, “Oh no, no! Trickster woman, what are you doing?” [{Gesticule, S} : <R>] I get a lot of side-eye. [{Lève les sourcils deux fois, S}] So I feel quite tense in a small town7.
8Dès ce premier extrait, on voit que Gadsby propose un stand-up dans les règles de l’art en termes esthétiques, telles que les énumère Brodie (2014) : une scénographie simple ; des accessoires réduits aux tabouret et micro ; un ensemble coiffure-maquillage-costume quotidien qui compose un « non-costume » ; un parler prosaïque, conversationnel et un jeu hors de tout incarnation lorsqu’il s’agit de faire intervenir des personnages, pour donner une impression de spontanéité. Elle use encore d’autres techniques non-verbales typiques du genre : elle sourit, joue de mimiques telles que lever les sourcils ou rouler les yeux.
9La décontraction avec laquelle Gadsby commence son spectacle, mains dans les poches et souriante, peut donner l’impression d’un début de conversation entre pairs ; elle démarre immédiatement avec un trait d’humour à propos de la qualité de la relation scène-salle qu’elle espère obtenir : « Might’ve peaked a bit early, but… » Dans « Welcome to my show », c’est presque « bienvenue chez moi » qui s’entend.
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10D’après Brodie (2014 : 735), le premier regard que le public pose sur le performer place l’artiste dans une catégorie sociale a priori, étant donné que sa tenue doit être un « non-costume ». Le comédien fera alors en sorte d’être facilement identifiable dans un cadre de référence donné, pour augmenter ses chances de créer de l’intimité. Dès le début du spectacle, Gadsby met l’accent sur son physique et son apparence androgyne pour faire lien avec le public par la mise en place d’un point de vue sur elle-même, qui crée une première intimité : « The comedian locates himself or herself in relation to the audience, and difference is addressed to create points of similarity8 » (Brodie, 2014 : 735). La création de l’intimité est renforcée par le propos. Si le performer de stand-up peut se rapprocher de son public en parlant de culture populaire ou de lieux communs, Gadsby utilise la troisième méthode décrite par Brodie (2014 : 736) : la création d’un sentiment d’empathie par auto-marginalisation. En effet, la présentation au public d’un personnage marginal qui les prend à témoin de son oppression, qu’elle soit plus ou moins proche de l’oppression réellement vécue par le performer, permet de créer un sentiment d’empathie dans le chef du public, même s’il est conscient de la probable exagération du comédien. Ainsi, le premier sujet d’Hannah Gadsby, une anecdote autour du choix du titre du spectacle, l’emmène directement à une première marginalisation : elle a une apparence androgyne et on la prend pour un homme. L’effet escompté arrive : le public rit et valide ainsi la solidarité et l’intimité par le rire. Gadsby encourage le public à prendre part au moment vécu par ses mimiques, sa gestuelle et ses nombreux sourires.
11Immédiatement après, elle use d’une autre technique de création de l’intimité : la référence à un savoir tacite particulier au lieu où elle se trouve (Brodie, 2014 : 736).
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Now, I’m from a small town, a very small town in… I’m from Tasmania. Now, of course, Tasmania is that little island floating off the… arse end [{accompagne le mot d’un geste de la main vers l’arrière} : <R>] of mainland Australia there, just… Lovely place. Famous for a lot of things. Potatoes. Very… [{R} : <R>] And our frighteningly small gene pool. [{Dit d’un air très sérieux} : <R>] That’s… Ha ha, I wish I was joking. [<R>] But I am very partial to the potato. [{S} : <R>] Very versatile… vegetable. [{S} : <R>] And not all the branches go directly away from the trunk in our family tree, I will admit. [{S} : <R>] It’s a bit… topiary. But… [{S} : <R>] I love Tasmania9.
12Ses références à la Tasmanie, voisine de l’Australie, ne peuvent que créer un sentiment de connivence avec un public australien. Pendant cette séquence, Gadsby balaie les spectateurs les plus proches du regard, passe d’une partie du public à l’autre, aménage des pauses pour laisser le temps de rire. Au départ de ces références, elle en appelle à nouveau à un sentiment d’empathie, en tant que lesbienne ayant grandi dans cette Tasmanie qu’elle vient de présenter avec autodérision.
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I loved growing up there. I felt right at home, I did. But I had to leave as soon as I found out I was a little bit lesbian. [<R> → {S}] And you do find out, don’t you? [<R> : {S}] Yeah. I got a letter. [<R : A>] “Dear Sir/Madam.” [{Mime la lecture d’une lettre} : <R>] Wasn’t a great letter to receive in mid-90’s Tasmania. [{S}] Because the wisdom of the day was if you chose to be gay… [{Rire nerveux}] I say “wisdom”, even though homosexuality is clearly not a choice… [{Rire nerveux}] Wisdom is always relative, you know. And in a place like Tasmania, everything’s very relative. [<R>] But the wisdom of the day was that, if you chose to be gay, then you should just get yourself a one-way ticket to the mainland, and don’t come back. [<R>] Gays, why don’t you just pack your AIDS up into a suitcase there and fuck off to Mardi Gras10? [<R>]
13L’intimité sera probablement de l’ordre de l’empathie voire de la connivence, pour une partie du public : au moment de filmer ce spectacle, Hannah Gadsby est déjà connue du public australien et identifiée comme personnalité lesbienne ; on peut raisonnablement penser qu’une partie du public appartient également à la communauté lgbtqi+ et peut donc ajouter un niveau de connivence dans l’intimité créée avec la performer.
Solidarité, authenticité, altérité
14En trois minutes, Gadsby a créé un lien entre la scène et la salle, malgré la démarcation très claire entre les deux espaces. Mais à quel point la performer et le public sont-ils des pairs ? Quelle authenticité le public peut-il attendre de la part de l’artiste ? Quel est le degré d’altérité de la performer par rapport au public et comment cela influe-t-il sur la communauté formée ? Cette communauté est-elle réellement possible ?
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15À ses débuts, le stand-up se jouait dans les cafés des centres urbains et campus universitaires, « où chaque performance était marquée par l’intimité et une certaine ‘authenticité’. On en garde un souvenir dans l’image du comique jouant devant un mur de brique nue, qui cadre le comédien comme un intime potentiel11 » (Brodie, 2014 : 735). Gadsby hérite de toute cette tradition du mur de brique nue, même si sa performance se joue sur une scène d’opéra : la personne qui prend la parole sur scène est a priori authentique, ou plutôt la persona repose sur l’idée de l’authenticité du performer, et en propose une version augmentée ou aménagée (Bolens, 2015) mais authentique. À certains égards, on peut rapprocher le stand-up de la tradition de l’autobiographie scénique des années 1970, qui, dans la sphère anglo-saxonne, « apparaît comme l’exclusivité des minorités [et] dans laquelle les positions sociales minoritaires s’exposaient et se racontaient pour mieux dénoncer les effets de l’oppression politique, économique ou normative, [dans une sorte de] politisation de l’intime » (Hervé, 2011 : 117). Par l’intimité et le cadre de référence commun, Gadsby se présente comme pair en même temps qu’elle affirme déjà une marginalisation ; elle fait communauté et s’en démarque dans le même mouvement, son texte « oscille entre prétention à l’exemplarité et insistance sur la singularité de l’expérience », pour le dire avec Hervé (2011 : 116). Ainsi, on voit que le dispositif scénique tire le mouvement vers plus d’altérité en la redoublant : « être exposé (ou plutôt s’exposer) sur scène, c’est déjà ne pas être comme tout le monde » (Hervé, 2011 : 118).
16Par ailleurs, la structure même du dispositif théâtral polarise des oppositions, entre scène et salle, visible et invisible, acteur·trice et spectateur·trice, mouvement et immobilité. D’après Hervé, cette polarisation est accentuée par « l’exposition autobiographique » (2011 : 119) et particulièrement par la présence en scène du corps du performer, dans lequel le propos « s’origine littéralement (authentiquement) » (2011 : 120). En effet, le corps du performer est inévitable, sur la scène du stand-up, et s’il est le garant de l’authenticité de la persona, il est aussi ce qui redouble son altérité et « entrave l’instauration d’un espace partagé » (Hervé, 2011 : 120).
17Précisons cette altérité en apposant sur le stand-up les modèles sacrificiel et judiciaire à travers lesquels Hervé analyse l’autobiographie scénique. Selon le modèle sacrificiel, l’autobiographie scénique a pour objectif de démontrer l’oppression subie ; le corps du performer fonctionne alors comme archive de cette oppression.
Le corps du performer autobiographique, en tant qu’il est supposé authentique, est vu, lu (parce qu’on le déchiffre alors) comme la preuve de l’aliénation. Dans l’agencement qu’il forme avec le récit oral, il devient marqué, singulier, autre. L’excès du corps dépend donc de la présupposition de son authenticité. C’est cette authenticité qui le projette dans une altérité irréductible : le corps présent sur scène a vécu ou subi des expériences singulières, qui ne sont pas les mêmes que celles du spectateur (Hervé, 2011 : 121).
18Ainsi, dès la reconnaissance du corps à l’entrée en scène et plus encore dès lors que Gadsby met le focus sur son physique et son apparence qui l’éloignent de la norme mais aussi des modèles physiques des actrices occidentales, dont la minceur est l’une des premières obligations (Chollet, 2015 [2012] : 94), on peut y voir un trait séparant la scène et la salle dans le même mouvement qui est pourtant censé créer l’intimité. La création d’une communauté est alors possible dans la salle, à la condition que la performer reste en dehors, sur la scène.
19Le modèle judiciaire, quant à lui, retourne la situation et fait se jouer l’autobiographie scénique en réponse à une interpellation du pouvoir, telle une confession qui justifierait des choix de vie.
L’assignation des espaces et des actes de parole peut concourir à transformer l’espace théâtral en un genre de tribunal, structuré autour de l’opposition du jury (le public) et du prévenu (le performer), amené à se justifier, à légitimer sa conduite. […] La performance peut être l’occasion d’une demande d’assentiment raisonné (grâce à l’exposition de données présentées comme objectives) ou compassionnel (grâce au récit émouvant et pathétique des souffrances) (Hervé, 2011 : 123).
20Dans ce cadre-ci aussi, l’altérité est redoublée. Si l’on peut détecter ce modèle en filigrane dans Nanette – et dans le stand-up en général mais aussi, plus largement, dans toute forme de tentative de faire récit de soi, selon la pensée de Judith Butler (2007) – on peut surtout constater l’altérité irrémédiable de la performer : par l’ancrage de son propos à son corps authentique, d’une part, par certains aspects confessionnels de son texte d’autre part. Impossible pour Gadsby de créer un véritable espace commun entre elle et la salle, puisque « ces modèles aident à la formation d’une communauté par exclusion (du sacrifié, de l’inculpé), et non à la possibilité d’un partage, de la formation d’un commun entre le performer et les spectateurs » (Hervé, 2011 : 123). Le stand-up s’ancre donc effectivement dans l’illusion de l’intimité (Brodie, 2008 : 156).
21Pourtant, Hannah Gadsby parvient à garder la maîtrise sur les effets d’exclusion qui résultent de la combinaison entre les différents facteurs scéniques que je viens de détailler. Tout d’abord, son corps présent en scène n’est pas une pièce de musée ; c’est le corps d’une performer professionnelle dont la présence en scène « ne se justifie pas exclusivement par [son] appartenance minoritaire » (Hervé, 2011 : 123). D’ailleurs, en tant que professionnelle du stand-up, elle doit être consciente de l’illusion d’intimité. La solidarité qu’elle a construite dans les trois premières minutes du spectacle ancre le lien entre la scène et la salle, malgré l’altérité qui définit la performer, ce qui lui permettra d’ailleurs de passer de la validation par le rire à d’autres émotions.
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22Ainsi, elle se permet de démonter une première caractéristique du genre en refusant explicitement l’usage de l’autodérision en tant que forme d’humour dont elle s’est rendue compte qu’elle était humiliante pour les personnes marginalisées : « Do you understand what self-deprecation means when it comes from somebody who already exists in the margins ? It’s not humility. It’s humiliation. I put myself down in order to speak, in order to seek permission to speak. And I simply will not do that anymore12. » Elle prend le contre-pied de l’acception commune de l’autodérision : un geste d’humilité, le fait du « surmoi qui regarde le moi et rit du sentiment narcissique de l’individu13 » (Weaver, 2014 : 217) selon la terminologie psychanalytique de Freud, et qui permet à une personne de rire d’elle-même en utilisant des traits d’humour qui seraient perçus comme blessants s’ils venaient de quelqu’un d’autre.
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23Pour autant, Gadsby ne se départit pas de l’autodérision en soi, mais bien lorsqu’il s’agit de rendre compte de soi alors qu’on est déjà marginalisé·e : alors le surmoi ne remet pas un ego surdimensionné à sa place mais l’enfonce plus profondément dans la honte14. Or, tout l’enjeu de l’histoire de vie d’Hannah Gadsby a été de s’extirper de la honte qui la maintenait à l’extérieur de la relation aux autres.
24Gadsby reste donc au pouvoir dans la relation entre la scène et la salle : elle est dans une position extérieure, certes, mais « supérieure » en un sens, dans la maîtrise du lien. Elle met d’ailleurs cet aspect de la relation scène-salle en avant lorsqu’elle explique la manufacture d’une blague.
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Let me explain to you what a joke is. And when you strip it back to its bare essential… components, like, its bare minimum [{mouvements des mains explicatifs}], a joke is simply two things, it needs two things to work. A setup and a punch line. And it is essentially a question with a surprise answer. [{S}] Right? But in this context, what a joke is, is a question that I have artificially inseminated. [{Mime une injection}] With tension. [{S}] I do that, that’s my job. [{S} : <R>] I make you all feel tense, and then I make you laugh, and you’re like “Thanks for that. I was feelin’ a bit tense.” [{Joue le soulagement} : <R>] I made you tense. [<R>] This is an abusive relationship [{mouvements des mains entre la salle et elle} : <R>]15.
25La performer démonte la machinerie de l’humour, expliquant précisément le fonctionnement d’une blague et ce que cela implique comme rapport de domination dans la relation entre la scène et la salle. Cet exposé minutieux est l’une des bases qui lui permettent de déconstruire le comique : un peu plus tard, au climax du spectacle, Gadsby use de la technique du callback. Cette technique augmente encore le lien entre le public et l’artiste qui, revenant sur une pièce de matériel (material) déjà exploitée plus tôt dans le spectacle, donne ainsi au public l’impression d’être dans le secret de la blague et de participer à sa construction (Donegan, 2018). Gadsby revient sur l’agression homophobe dont elle a été victime et dont elle avait amorcé le récit en première partie de spectacle, suspendant la résolution de l’histoire à un effet comique sans révéler alors l’agression physique qui a finalement eu lieu.
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[{R}] Do you remember that story about that young man who almost beat me up? It was a very funny story. It was very funny, I made a lot of people laugh about his ignorance, and the reason I could do that is because I’m very good at this job. I actually am pretty good at controlling the tension. And I know how to balance that to get the laugh at the right place. [{Mouvements des mains explicatifs}] But in order to balance the tension in the room with that story, I couldn’t tell that story as it actually happened. [{Pause → S}] Because I couldn’t tell the part of the story where that man realized his mistake. And he came back. [{Sourire nerveux}] And he said, “Oh, no, I get it. You’re a lady faggot. I’m allowed to beat the shit out of you,” and he did! [{Scansion marquée → yeux écarquillés, visage sérieux}] He beat the shit out of me and nobody stopped him. [{Crié, mouvements de la main droite vers le côté, main gauche au pied de micro} : <Sl>] And I didn’t… [{Frappe sa poitrine avec sa main droite, soupire}] report that to the police, and I did not take myself to hospital, and I should have. And you know why I didn’t? It’s because I thought that was all I was worth. And that is what happens when you soak one child in shame and give permission to another to hate. [{Mouvements des mains vers la droite et vers la gauche, geste de tri}] And that was not homophobia, pure and simple, people. That was gendered. If I’d been feminine, that would not have happened. I am incorrectly female. I am incorrect, and that is a punishable offense. This tension, it’s yours. [{Montre le public}] I’m not helping you anymore. You need to learn what this feels like because this, this tension is what not-normals [{se montre}] carry inside of them all of the time, because it is dangerous to be different. [{Pause} : <Sl>] To the men [{inflexion vocale de tristesse} → <!A!>] in the room, I speak to you now, particularly the white men, especially the straight white men. [{Pause}] Pull your fucking socks up! [{Pause}] How humiliating! Fashion advice from a lesbian. That is your last joke [{S} → <R → A : F : Sf>]16.
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26En plus de porter un discours fort sur la violence vécue par les personnes qui s’écartent des normes de genre, elle concrétise ici sa démonstration – construite au long du spectacle – de l’insuffisance du comique lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un traumatisme, figé par la tension comique au lieu d’être résolu. Elle mine complètement la fonction prétendument salvatrice de l’humour, comme elle l’avait annoncé avec légèreté un peu plus tôt : « Laughter is the best medicine, they say. I don’t. I reckon penicillin might give it the nudge17 ! » Par ailleurs, on pourrait presque dire que Gadsby brutalise son public dans cette séquence du callback, car la relation abusive entre performer et public, qu’elle décrivait avec humour dans la première partie, est portée à son comble : elle mène la salle à un climax de tension qu’elle ne relâche pas et subvertit le principe du callback18 (Donegan, 2018). Les vivats et les applaudissements fournis qui accueillent la dernière phrase de la séquence valident la continuité du lien scène-salle. On peut se permettre de douter de la réussite de ce moment précis sans la reconnaissance préalable, par le public, de la solidarité entre scène et salle tissée jusque-là et de la position de pouvoir prise par la performer.
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27Au final, Gadsby reprécise son intention. « I don’t want to unite you with laughter or anger. I just needed my story heard, my story felt and understood by individuals with minds of their own19. » Ainsi, la solidarité qu’elle a créée dans la salle et le lien qu’elle a noué entre la scène et la salle auront servi à déposer un récit sur une communauté temporaire, mais aussi dans la mémoire de chaque spectateur∙trice. Dans sa volonté d’exemplarité, elle rend sa perspective légitime : il ne s’agit pas pour elle d’être le stigmate de l’oppression mais bien de permettre la connexion entre les humains, par son récit.
28Pour le dire avec les termes de Stéphane Hervé, on peut voir dans cette performance l’exposition d’une « altérité partagée, d’une altérité qui dispose à l’imagination d’autres possibilités de vie » (2011 : 127). Ainsi, cette altérité proposée au public pourrait créer « une communauté qui permet d’être en accord sur l’essentiel pour pouvoir débattre sur tout le reste » (Hervé, 2011 : 127). L’objectif d’Hannah Gadsby rejoint ici un des moteurs du théâtre : « art qui n’a pas pour objet d’être contemplé de loin, mais de nous aider à vivre ensemble. Et nous permettre d’offrir aux autres quelque chose de nous-mêmes » (Hervé, 2011 : 127). Acte politique, donc.
Se raconter : catégories et stéréotypes
29Si l’on appréhende le stand-up selon le modèle judiciaire d’Hervé, dans lequel un individu (le performer) répond à l’injonction d’un autre ou d’un ensemble d’autres (la salle) de se définir, par l’intermédiaire de sa persona, on peut considérer le stand-up comme un genre intrinsèquement lié aux scènes d’interpellations qui président le « récit de soi », selon Judith Butler (2007). S’appuyant sur la théorie de la reconnaissance d’Hegel, elle définit la scène d’interpellation comme le lieu où le « je » se voit sommé de se définir, de répondre à la question « qui es-tu ? », dans un cadre social normé et normatif toujours-déjà là et avec une syntaxe et un lexique toujours-déjà là également. La difficulté de se définir réside donc entre autres dans l’impossibilité pour l’individu d’appréhender ce cadre, ce système, comme un tout. Par ailleurs, en cas de conflit avec les normes imposées par le système, l’individu devra mener une délibération intérieure avec ces normes pour savoir qu’en faire dans la création de sa propre identité.
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30Nanette peut être envisagé comme une forme de récit de soi dans un cadre judiciaire. Une scène d’interpellation se joue entre un public et un individu. Gadsby est sommée de se définir en fonction des catégories existantes dans l’ici et maintenant du spectacle, normes qui lui préexistent : elle commence par jouer le jeu en s’identifiant comme lesbienne et comme femme androgyne dès les premières minutes de la performance – la scène d’exposition. Très rapidement, toutefois, par son rejet de l’autodérision, elle refuse d’ancrer sa position marginale en tant que lieu honteux d’énonciation de soi. Par ailleurs, elle se distancie des catégories ou elle en relativise l’unité. Ainsi, lorsqu’elle relate la vision de l’homosexualité qu’elle avait en tant qu’adolescente, vision imposée par la seule référence des images télévisuelles de la parade du Mardi Gras, elle dénonce l’image unique et univoque de l’homme homosexuel à la sexualité débridée : « That was my first introduction to my people. The Mardi Gras. My people… flaunting their lifestyle in a parade! I used to watch it, going, “There they are, my people. They’re busy, aren’t they? Gosh. Don’t they love to dance and party?”20 ».
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31Autre exemple : lorsqu’elle reçoit une lettre d’un de ses spectateurs la sommant de s’identifier comme transgenre, elle refuse la sommation et en profite pour dénoncer l’hystérie collective autour du genre qu’elle perçoit chez les personnes cisgenres. Finalement, elle sabote l’idée même de l’identification par les catégories d’identité de genre et d’orientation sexuelle, en se définissant comme « fatiguée » : « I may as well come out now. I identify… as tired. I’m just tired. There is too much hysteria around gender from you gender-normals. You’re the weirdos21. »
32Si ces deux moments montrent la volonté de Gadsby de se départir des catégories en place pour permettre à l’individu de se présenter aux autres, on peut lui objecter que refuser les catégories revient à en reconnaître l’existence, puisque les catégories précèdent l’individu, charriant tout le langage possible pour se définir. D’ailleurs, Gadsby ne nie pas complètement les catégories puisqu’elle en use : les lesbiennes, les « gender-normals », les hommes blancs hétérosexuels, etc. En réalité, ce n’est pas tant les catégories elles-mêmes que Gadsby vise, mais plutôt leur imperméabilité et, partant, les écueils de l’usage des stéréotypes dans l’humour.
33Les stéréotypes, en tant qu’ils rassemblent des groupes de personnes sous des traits immuables et homogènes, permettent de renforcer les barrières entre groupes sociaux. Comme le fait remarquer Pickering, l’usage des stéréotypes dans l’humour pourrait être bien différent de celui qui y prédomine. En effet, l’humour combiné aux stéréotypes a plutôt pour effet de déprécier un groupe social particulier en alourdissant le stéréotype plutôt que de souligner le caractère absurde des traits assignés par les stéréotypes (Pickering, 2014 : 737).
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34Plus encore, le stéréotype utilisé dans l’humour, « déguisé en blague », empêche la cible de s’offusquer. Ainsi, sous la formule « c’est juste une blague », le contexte comique peut faire office de dédouanement pour l’offense causée tout en renforçant les traits stéréotypés et en retournant la culpabilité de l’offense sur la cible, qui n’aurait pas d’humour, plutôt que sur l’agresseur. « De la sorte, les stéréotypes dans les blagues soutiennent et contiennent les relations de pouvoir et de domination22. » (Pickering, 2014 : 739)
35En revanche, la technique de l’humour inversé tente de miner cet usage du stéréotype en le rendant inopérant : soit en l’exagérant à un point tel que son absurdité ne fait plus de doute, soit en attribuant les traits stéréotypés au groupe dominant pour en montrer la vacuité. C’est cette technique qu’utilise Gadsby dans Nanette. Dans un premier exemple, elle décortique le stéréotype selon lequel les lesbiennes n’auraient pas d’humour.
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I should quit. I’m a disgrace. [{R}] What sort of comedian [{elle se montre}] can’t even make the lesbians laugh? [{Glousse} : <!R!h → R>] Every comedian ever [{d’un air entendu} : <R : A> → {S}]. That’s a good joke, isn’t it? [<R>] Classic. It’s bulletproof, too. Very clever, because it’s funny [{S} : <R>] because it’s true [{d’un air entendu}]. The only people who don’t think it’s funny, are us lezzers [{se montre du doigt}]… But we’ve got to laugh, because if we don’t… [{Moue embarrassée}] proves the point. [<R>] Checkmate, huh! [{S} : <R>] Very clever joke23.
36Dans cet extrait, Gadsby déconstruit le piège à l’œuvre dans l’humour stéréotypé. Son ton léger détonne avec la portée de ses propos, dupliquant ainsi l’incongruité entre un propos offensant et le ton badin d’un humoriste du stéréotype. Un autre exemple :
I love being mistaken for a man, ’cause just for a few moments, life gets a hell of a lot easier. [<R → A>] I’m top-shelf normal, king of the humans. I’m a straight white man. [{Sourit, yeux écarquillés} : <A : F>] I’m about… [{R} : <A : F>] I’m about to get good service for no fucking effort! Do not apologize. I was going to take my assigned seat and both the armrests. [{Mime l’action} : <R>] Your knee space? No.” [{Mime l’action, S} : <R>]
Just jokes, though. Clearly… just jokes [{d’un air entendu} : <!R!f> → {S}]. Just jokes. I wouldn’t want to be a straight white man. Not… not right now. [{S} : <R>] This is… Not at this moment in history. It is not a good time to be a straight white man. I wouldn’t want to be a straight white man. Not if you paid me. Although the pay would be substantially better. [{D’un air entendu} : <R : A : F>]
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But, no… I don’t think it’s an easy time for you fellas, I do feel for you. Very difficult, very confusing time. Because – [{glousse}] and you’re not coping – because, for the first time ever, you’re suddenly a sub-category of human. [{D’un air entendu} : <R.f>] Right? “No, we invented the categories. We’re not supposed to play! [<R.f>] We’re human-neutral!” Not anymore. [{Glousse} : <R>] I’ve always been judged by what I am. Always been a fat, ugly dyke. I’m dead inside. I can cope. [{S} : <!R!f>] But you fellas… Bit soft in the belly? [{D’une voix aiguë} : <!R!f>] You hear “straight white man,” you’re like, “No. No, that’s reverse sexism.” No, it’s not. You wrote the rules. Read them. [{S} : <R : A : F.f>] Just jokes. Banter. Don’t feel intimidated. [{D’un air abruti, tape sur son micro} : <R.f>] It’s just locker room talk. [{Sourit d’un air entendu} : <R : A : F.f>]24
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37Dans ce second extrait, l’effet d’évidement de l’humour par la succession des formules de dédouanement (« Just jokes, though. Clearly… just jokes » et « Just jokes. Banter. Don’t feel intimidated. It’s just locker room talk. ») est clair : ce qu’elle affirme est à prendre au sérieux, et la formule souligne le caractère sérieux du propos tout en empêchant la cible de s’offusquer. Le renversement a lieu ici dans le fait que c’est le groupe dominant hors du théâtre qui est visé par l’humour, qui devient « such good sports25 ». Simultanément, toutes les attaques sexistes ou homophobes qui font le quotidien du public – dans les médias et/ou dans la vraie vie – et qui ont été ponctuées de formules de dédouanement apparaissent en palimpseste, démasquées comme étant des attaques réelles et non pas « juste des blagues ». Ici, la majorité des voix entendues dans le public, tant dans les rires que dans les vivats, sont des voix (a priori) féminines qui montrent leur reconnaissance du procédé.
38En maitrisant le lien constitué entre la scène et la salle malgré une intimité illusoire et une communauté formée par sa propre exclusion, en travaillant au cœur des mécanismes du comique et en construisant un propos dialectique, Hannah Gadsby est parvenue à rendre légitime sa perspective sur le monde et à faire d’un récit intime un acte politique.
39Nanette a ainsi permis à Gadsby de se réapproprier son propre récit, à l’instar de Rape Jokes de Cameron Esposito, stand-up également joué en 2018, par lequel la comique américaine se réapproprie le récit de l’agression sexuelle dont elle a été victime (Scherer, 2018). Dans un contexte de prise de parole massive, Gadsby se démarque toutefois par le discours dissident et acéré qu’elle porte sur le médium même qui lui permet de prendre le pouvoir et de s’exprimer depuis sa position marginale.
40L’on peut dès lors légitimement se demander s’il est encore possible de faire du stand-up après l’implosion que lui a imposée Hannah Gadsby, qui annonçait mettre fin à sa carrière comique dans Nanette. Alors qu’elle s’attendait à être rejetée dans la marge (Scherer, 2018) pour avoir subverti le cœur du stand-up en se dégageant de l’obligation de valider constamment le lien scène-salle par le rire, tout en manipulant les codes du genre et en faisant effectivement rire, Gadsby est devenue une célébrité internationale. Elle est d’ailleurs revenue sur scène avec un nouveau stand-up, Douglas, en tournée internationale en 2019. Ces quelques paradoxes, ainsi que d’autres assumés par Gadsby au cœur même de Nanette, témoignent de la complexité du propos de l’artiste, propos qui souligne la violence et l’oppression structurelles dont sont victimes les personnes hors normes dans nos sociétés.
Bibliographie
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Brodie Ian (2014), « Stand-Up Comedy », dans Salvatore Attardo (dir.), Encyclopedia of humor studies, Los Angeles, Sage, p. 733-737.
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Donegan Moira, « The Comedian Forcing Standup to Confront the #MeToo Era », dans The New Yorker, 28/06/2018. En ligne: https://www.newyorker.com/culture/culture-desk/the-comedian-forcing-stand-up-to-confront- the-metoo-era [04/06/2019].
Franque Adrien, « Stand-up : Hannah Gadsby, le magnifique tour de force “Nanette” », dans Libération, 07/07/2018. En ligne : https://next.liberation.fr/culture/2018/07/07/stand-up-hannah-gadsby-le-magnifique-tour-de-force-nanette_1664308 [04/06/2019].
Hervé Stéphane (2011), « La singularité partagée », dans Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre (dir.), L’autofiguration dans le théâtre contemporain. Se dire sur la scène, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Écritures », p. 115-127.
Pickering Michael (2014), « Stereotypes », dans Salvatore Attardo (dir.), Encyclopedia of humor studies, Los Angeles, Sage, p. 737-741.
Scherer Jenna, « “Nanette”: Hannah Gadsby on Her Gamechanging Stand-up Special », dans Rolling Stone, 09/07/2018. En ligne : https://www.rollingstone.com/tv-movies/tv-movie-features/nanette-hannah-gadsby-on-her-gamechanging-stand-up-special-696354/ [04/06/2019].
Weaver Simon (2014), « Ethnicity and Humor », dans Salvatore Attardo (dir.), Encyclopedia of humor studies, Los Angeles, Sage, p. 215-218.
Notes
Cf. le site d’Hannah Gadsby. En ligne : http://hannahgadsby.com.au/#about [consulté le 24/05/2019].
Je me suis appuyée sur cette version diffusée par Netflix, filmée à l’Opéra de Sydney (Parry & Olb, 2018).
Gadsby a remporté, en 2019, un Primetime Emmy (Outstanding Writing for a Variety Special) ainsi que le Peabody Award ; en 2018, le prix Best Performance in a Television Comedy aux Australian Academy of Cinema and Television Arts Awards. Ces récompenses s’ajoutent à deux prix remportés avant la diffusion du spectacle par Netflix : le Barry Award for the Most Outstanding Comedy Act au Melbourne International Comedy Festival et le prix du meilleur spectacle comique, ex-æquo avec John Robins, aux Edinburgh Comedy Awards. Cf. la page du site IMDB consacrée à Nanette. En ligne : https://www.imsb.com/title/tt8465676/awards?ref_=tt_dl_op_1 [consultée le 07/06/2019 puis le 03/12/2020].
« Audience with whom the performer attempts to establish a form of intimacy and solidarity that is ultimately validated through laughter. » Sauf mention contraire, j’assume toutes les traductions de l’anglais au français.
« The performance venue, composition of the audience, the perceived relationship between the teller and the audience, […] and the personality of the comedian herself. »
Ian Brodie a pensé ce système de transcription pour remédier à la difficulté de faire passer la performance de la scène, où elle se crée au contact du public, au texte, figé. Cette méthode permet donc de rendre compte du texte du stand-up mais aussi du jeu, du non-verbal de l’artiste et des réactions du public, en restant au plus près du moment de la représentation, pour permettre une lecture la plus juste possible, sans soutien iconographique ni vidéo.
« Merci, merci beaucoup. Merci beaucoup. J’ai peut-être atteint le climax un peu tôt, mais bon… Bienvenue dans mon spectacle. Mon spectacle s’intitule Nanette. Et la raison pour laquelle il s’appelle Nanette est que je lui ai donné son titre avant de l’écrire. Je lui ai donné son titre au moment où j’ai rencontré une femme appelée Nanette, que j’ai trouvée très intéressante. Tellement intéressante. ‘Nanette’, je me suis dit, ‘Je sens que je vais pouvoir tirer une bonne heure de rires avec toi, Nanette, je le sens.’ Mais au final… non. Je l’ai rencontrée dans un café de petite ville. Bon, je me sens… je ne me sens pas à l’aise dans les petites villes. Je suis un peu tendue. Surtout parce que je suis dans cette situation. Et dans une petite ville, ça passe, à une certaine distance. Les gens se disent ‘Oh, bon gars !’ Et puis… ils se rapprochent et c’est ‘Oh, non, non ! Filoute, qu’est-ce que vous faites ?’ Je reçois beaucoup de regards en coin. Donc, je me sens assez tendue dans une petite ville. » Nanette, ca. 1’.
« Le comédien se situe par rapport au public, et la différence est utilisée pour créer des points de similarité. »
« Bon. Je viens d’une petite ville, une très petite ville en… Je viens de Tasmanie. Bien sûr, la Tasmanie est cette petite île qui flotte au cul de la métropole Australie, là… Bel endroit. Célèbre pour un tas de choses. Les patates. Très… Et notre patrimoine génétique abominablement restreint. C’est… Ha ha, si seulement c’était une blague. Mais j’ai un faible pour la patate. Un légume aux talents variés. Et c’est vrai que toutes les branches ne partent pas du tronc, dans notre arbre généalogique, je l’admets. C’est une question de culture. Mais… J’adore la Tasmanie. », Nanette, ca. 2’.
« J’ai adoré grandir là. Je me sentais vraiment à la maison. Vraiment. Mais j’ai dû partir sitôt que j’ai découvert que j’étais un petit peu lesbienne. Et on le découvre, n’est-ce pas ? Ouais. J’ai reçu une lettre. ‘Chère Madame/Monsieur.’ Ce n’était pas une super lettre à recevoir dans la Tasmanie du milieu des années quatre-vingt-dix. Parce que la sagesse de l’époque était que si l’on choisissait d’être gay… Je dis ‘sagesse’, même si l’homosexualité n’est clairement pas un choix… La sagesse est toujours relative, vous savez. Et dans un endroit tel que la Tasmanie, tout est très relatif [jeu de mots avec l’anglais relative qui signifie aussi ‘apparenté’]. Mais la sagesse de l’époque était que si vous choisissiez d’être gay, alors il fallait prendre un aller-simple pour la métropole et ne pas revenir. Les homos, pourquoi ne pas mettre votre SIDA dans une valise et foutre le camp au Mardi Gras ? », Nanette, ca. 3’.
« Each invested in performances marked by intimacy and, howsoever defined, “authenticity”. The trope of the comedian performing in front of a bare brick wall relates in part to these stripped-down performances […] [and] served to frame the comedian as a potential intimate. »
« Comprenez-vous ce qu’est l’autodérision lorsqu’elle vient de quelqu’un qui existe déjà dans la marge ? Ce n’est pas de l’humilité. C’est de l’humiliation. Je me suis rabaissée pour parler, pour demander la permission de parler. Et je ne le ferai tout simplement plus. » Nanette, ca. 18’.
« Self-deprecating humor as the super-ego […] looking down on the ego […] and laughing at the narcissism of self-importance felt by the individual. »
La nuance est importante, car elle permet de ne pas évacuer totalement la possibilité d’un recours à l’autodérision comme outil de communication par l’humour (Scherer, 2018).
« Laissez-moi vous expliquer ce qu’est une blague, quand on la réduit à ses composants essentiels. Dans son expression la plus simple, une blague se réduit à deux choses, elle a besoin de deux choses pour fonctionner. Une amorce et une punch line. Il s’agit fondamentalement d’une question avec une réponse surprise. D’accord ? Mais dans ce contexte, une blague est une question que j’ai inséminée artificiellement. Avec de la tension. C’est ce que je fais. C’est mon travail. Je vous fais tous vous sentir tendus et puis je vous fais rire, et vous faites ‘Merci pour ça. Je me sentais un peu tendu.’ C’est moi qui vous ai mis dans cet état de tension. C’est une relation abusive. », Nanette, ca. 30’.
« Vous vous rappelez cette histoire du jeune homme qui m’a presque tabassée ? C’était une histoire très drôle. C’était très drôle. J’ai fait rire beaucoup de gens sur son ignorance et la raison pour laquelle j’y suis arrivée est que je suis très douée dans ce métier. Je suis vraiment très douée pour contrôler la tension. Et je sais comment l’équilibrer pour faire rire au bon endroit. Mais pour équilibrer la tension dans la salle avec cette histoire, je ne pouvais pas la raconter telle qu’elle s’est vraiment produite. Parce que je ne pouvais pas raconter la partie de l’histoire où cet homme s’est rendu compte de son erreur. Et qu’il est revenu. Et qu’il a dit ‘Oh non, je comprends. Tu es une femme-tapette. J’ai le droit de te régler ton compte’ et qu’il l’a fait. Il m’a tabassée et personne ne l’a arrêté. Et je n’ai pas porté plainte à la police, et je ne suis pas allée à l’hôpital, et j’aurais dû. Et vous savez pourquoi je ne l’ai pas fait ? C’est parce que je pensais que c’était tout ce que je méritais. C’est ce qui arrive quand on laisse un enfant baigner dans la honte et qu’on autorise un autre à le haïr. Et ce n’était pas de la simple homophobie, les gars, c’était genré. Si j’avais été féminine, ça ne serait pas arrivé. Je ne suis pas correctement femme. Je suis incorrecte, et c’est un délit punissable. Cette tension, elle est à vous. Je ne vous aide plus. Vous devez apprendre ce que ça fait parce que cette tension, c’est ce que les hors normes portent en eux tout le temps, parce que c’est dangereux d’être différent. Aux hommes dans la salle, je vous parle maintenant, particulièrement les hommes blancs, tout spécialement les hommes blancs hétérosexuels. Retroussez vos foutues manches ! Quelle humiliation ! Conseil-mode d’une lesbienne. C’est votre dernière blague. », Nanette, ca. 59’.
« Le rire est le meilleur remède, disent-ils. Je ne suis pas d’accord. Je dirais plutôt que la pénicilline peut donner un coup de pouce ! », Nanette, ca. 28’.
Dans son article « The Comedian Forcing Standup to Confront the #MeToo Era », Moira Donegan fait par ailleurs le rapprochement entre la subversion de la technique du callback par Gadsby et le mouvement #MeToo, qu’elle envisage comme un callback généralisé et subverti des femmes victimes de la violence hétéro-patriarcale qui se réapproprient leur propre histoire.
« Je ne veux pas vous unir dans le rire ou la colère. Je veux juste que mon histoire soit entendue, ressentie et comprise par des individus autonomes. », Nanette, ca. 67’.
« C’était ma première rencontre avec ma communauté. Le Mardi Gras. Ma communauté… faisant étalage de son style de vie dans une parade ! Je regardais ça en me disant : ‘voilà ma communauté. Ils sont occupés, non ? Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’ils aiment danser et faire la fête !’ », Nanette, ca. 5’.
« Je ferais tout aussi bien de faire mon coming out maintenant. Je m’identifie… comme fatiguée. Je suis juste fatiguée. Il y a trop d’hystérie autour du genre de votre part, les ‘genres-normaux’. Vous êtes les bizarres. », Nanette., ca. 18’.
« It is in such ways that comic stereotyping both supports and conceals relations of power and domination ».
« Je devrais démissionner. Je suis une disgrâce. Quelle sorte de comédien ne parvient même pas à faire rire les lesbiennes ? Tous les comédiens ! C’est une bonne blague, non ? Classique. Elle est inattaquable, aussi. Très intelligente. Parce qu’elle est drôle. Parce qu’elle est vraie. Les seules personnes qui ne trouvent pas ça drôle, ce sont nous, les lesbiches. Mais on doit rire, parce que si on ne rit pas, voilà la preuve. Échec et mat. Une blague très intelligente. », Nanette, ca. 15’.
« J’adore être prise pour un homme, parce que pour quelques instants, la vie est sacrément plus facile. Je suis le roi des humains, en haut de l’échelle des normaux. Je suis un homme blanc hétérosexuel. Je suis sur le point de recevoir un bon service pour aucun effort ! Ne vous excusez pas. J’étais sur le point de prendre mon siège assigné et les deux accoudoirs. L’espace pour votre genou ? Non. C’est juste une blague. Je ne voudrais pas être un homme blanc hétérosexuel. Pas maintenant. Pas à ce moment de l’Histoire. Ce n’est pas un bon moment pour être un homme blanc hétérosexuel. Je ne voudrais pas être un homme blanc hétérosexuel. Même si vous me payiez. Quoique la paie serait substantiellement meilleure. Je pense que ce n’est pas un bon moment pour vous, les gars ; j’ai de la peine pour vous. Un moment très compliqué, très confus. Parce que – et vous ne vous y faites pas – parce que pour la première fois, vous vous retrouvez soudainement dans une sous-catégorie d’humains. Non ? ‘Non, on a inventé les catégories, on n’est pas censés jouer : on est l’humain-neutre !’ Plus maintenant. J’ai toujours été jugée pour ce que je suis. J’ai toujours été une grosse gouine moche, je suis morte à l’intérieur, je sais faire avec. Mais vous, les gars, vous n’avez pas grand-chose dans le ventre ? Vous entendez ‘homme blanc hétérosexuel’ et vous criez au sexisme inversé. Ce n’est pas du sexisme inversé. Vous avez écrit les règles, lisez-les. Mais c’est juste des blagues, du badinage, ne soyez pas intimidés. C’est juste de l’humour de vestiaire. », Nanette, ca. 24’.
« De si beaux joueurs », Nanette, ca. 15’.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie-Cécile Henrion, « Hannah Gadsby dans Nanette : implosion du stand-up et subversion des normes de genre », Genre en séries [En ligne], 12-13 | 2022, mis en ligne le 26 octobre 2022, consulté le 03 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/ges/3037 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ges.3037
Auteur
Marie-Cécile Henrion
Titulaire d’une licence (master) et de l’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur en Langues et littératures romanes à l’Université Catholique de Louvain en 2008, Marie-Cécile Henrion a enseigné le français et les sciences humaines dans l’enseignement secondaire bruxellois pendant dix ans. Aujourd’hui titulaire d’un master en Arts du spectacle à l’UCLouvain, elle est en première année de thèse de doctorat et travaille sur les représentations genrées dans le théâtre contemporain.
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