Alain Policar, Ronald Dworkin ou la valeur de l’égalité
- ️Balnath, Mohesh
- ️Sun Jun 05 2016
1Alain Policar entend par son ouvrage « réparer une injustice » (p. 11), celle de la large méconnaissance en France de la pensée de Ronald Dworkin, philosophe américain. Celui-ci, décédé en 2013, laisse une réflexion importante sur la politique du droit. À ce titre, l’ouvrage d’Alain Policar permet de saisir les principaux axes de cette réflexion et de situer cette dernière dans le champ de la pensée libérale contemporaine, marquée par les théories de John Rawls ou Isaiah Berlin notamment.
2Dès le propos liminaire, Alain Policar met l’accent sur l’unité logique du projet dworkinien. Pour les besoins de l’ouvrage, il retient une approche « chronologique » de la pensée dworkinienne. Ainsi, la première partie de l’ouvrage est consacrée à la vocation initiale de Dworkin, la philosophie du droit, et plus particulièrement à l’idée que la vertu de l’intégrité politique sert de dynamique au système juridique. La deuxième partie évoque le positionnement que Dworkin adopte une fois devenu philosophe politique, soit celui de considérer l’impératif moral de l’égalité comme valeur libérale matricielle au sein du système juridique. Enfin, la troisième partie s’intéresse aux pistes de réflexion émises par Dworkin sur la place des valeurs dans l’ordre social du point de vue de la métaphysique.
3Selon Alain Policar, la philosophie du droit de Dworkin trouve tout son intérêt par la mise en cause qu’elle opère de la tradition positiviste. L’auteur présente donc d’abord les grandes lignes du positivisme kelsénien, par l’entremise des idées défendues par Herbert Hart, l’une des figures de ce courant de pensée, dont Dworkin a été l’élève à Oxford et un contradicteur ferme par la suite. Pour sa part, Alain Policar, dworkinien convaincu, cherche à résister à la tentation de peindre le positivisme en « adversaire fragile » (p. 19). Il y parvient en s’attachant à expliquer les raisons de l’influence considérable de ce courant, qui propose une « façon originale d’aborder la question de la neutralité de l’État dans des sociétés marquées par le caractère irréconciliable des conceptions éthiques » (p. 21). Ainsi, les positivistes, prenant acte d’un dissensus social indépassable sur le contenu de valeurs telles que la justice, considèrent que la légitimité du système juridique provient de la validité procédurale des règles. Dans la théorie dworkinienne du « droit-intégrité », systématisée dans L’Empire du droit (1986), la légitimité du système juridique provient, selon Alain Policar, de la conformité substantielle des règles à l’idéal de justice, saisi par des droits pré-juridiques, les principes, dont certains sont de nature morale.
- 1 Allard Julie, « Dworkin : une philosophie critique du jugement », Revue internationale de philosoph (...)
- 2 En ce sens, voir Mastor Wanda, « Les rapports entre le droit et la morale dans l’œuvre de Ronald Dw (...)
- 3 Ackerman Bruce, Nous le Peuple. Les fondements de la démocratie américaine, trad. fr., Paris, Calma (...)
4Le point de départ de cette objection dworkinienne est, pour Alain Policar, la conception du rôle dévolu au juge, figure centrale du système juridique. Dworkin estime, notamment dans Prendre les droits au sérieux (1977) qu’il est absurde d’envisager, à la manière des positivistes, que le juge soit titulaire d’un « pouvoir discrétionnaire », qui lui permettrait de créer des règles lorsque celles-ci manquent dans le jugement d’un cas difficile. En effet, la vertu d’intégrité politique, d’inspiration rousseauiste d’après Alain Policar, impose au juge le respect de l’exigence de cohérence de la législation, car le citoyen doit pouvoir s’estimer auteur de la norme qui s’applique à lui pour l’accepter. Souscrivant au point de vue de Julie Allard1, Alain Policar précise que le juge idéal, que Dworkin nomme Hercule2, est amené, par l’exercice de la faculté de juger kantienne, à rechercher les principes pour faire œuvre de cohérence et trouver ainsi « la bonne réponse » (p. 59) du point de vue de la morale politique établie par l’histoire institutionnelle. Alain Policar identifie deux fonctions du juge chez Dworkin, celle de contribuer au droit à la manière d’un auteur participant à un « roman à la chaîne » (p. 45) et celle de protéger les minorités face au gouvernement majoritaire. La critique de Bruce Ackerman3 portant sur la dépendance anti-libéraliste du citoyen à l’égard du juge paraît, suivant Alain Policar, toute relative si l’on considère que le juge sanctionne l’inégalité, entrave à l’égal respect, qui est la condition de la liberté d’agir.
5La centralité de la valeur égalité dans la philosophie politique dworkinienne fait toute l’originalité de cette dernière selon Alain Policar. En effet, il insiste sur le fait que, dans la perspective dworkinienne, l’idéal de liberté et la préoccupation égalitaire sont non seulement compatibles, mais plus encore celui-là appelle nécessairement celle-ci. Ainsi, seule l’égalité de ressources permet aux individus d’agir librement et de satisfaire leurs préférences. À ce titre, à la différence de nombreux libéraux, Dworkin semble favorable, selon Alain Policar, à la discrimination positive dans la mesure où cette politique procède de la valeur égalité, et en particulier du droit d’être traité, non pas également, mais en égal, « objet du droit constitutionnel » (p. 165). Ainsi, Policar souligne que par cette approche éthique de la répartition des biens premiers, Dworkin prend ses distances vis-à-vis du principe de différence rawlsien, qui méconnaît le handicap, et semble souscrire au concept de capabilités développé par Sen.
6Dans ce cadre conceptuel, l’État doit néanmoins être neutre selon Dworkin. Une loi ne peut en effet, sans restreindre excessivement l’indépendance éthique, imposer une valeur au statut incertain, comme celle interdisant les rapports ou le mariage homosexuels ou celle accordant une protection spéciale à une pratique religieuse. Alain Policar considère toutefois qu’il est nécessaire de compléter cette approche avec des éléments plus substantiels quant au rôle dévolu aux institutions. Dworkin lui-même ne renonçait pas à toute forme de paternalisme étatique. En effet, l’État peut intervenir légitimement au nom de la sécurité, pour poser par exemple l’obligation du port de la ceinture de sécurité en voiture. Plus généralement, les autorités publiques peuvent également faire émerger un ensemble de préférences, dans la mesure où la liberté de choix individuelle demeure ; celle-ci s’accroît même de ce fait. Par exemple, s’il revient à chaque individu de se faire une opinion sur la légitimité du droit à l’avortement, l’État pourrait à raison signifier à chaque citoyen que le débat est de nature morale et porte sur la sacralité de la vie humaine. Par ailleurs, pour Alain Policar, la responsabilité individuelle ne cèderait jamais face à l’idée de communauté chez Dworkin. En effet, si l’individu s’intéresse à la vie morale de la communauté libérale, s’assure de son caractère juste, par l’effectivité de la valeur égalité, c’est toujours au titre de l’intérêt qu’il porte à son propre bien-être et au moyen d’un esprit critique.
- 4 Sayre-McCord Geoffrey, « La théorie morale et l’absence de pouvoir explicatif », in Ogien Ruwen (di (...)
7Dans la troisième partie de l’ouvrage, Alain Policar tente de démontrer que Dworkin tient un discours métaphysique et qu’il aurait eu intérêt à poursuivre dans cette voie, malgré le refus réitéré de l’intéressé. En réalité, Alain Policar estime que ce qui rend Dworkin réticent à adopter la perspective métaphysique, en tant que discours scientifique, non spiritualiste, de connaissance du monde, c’est l’idée que cette perspective postulerait l’existence du monde de manière indépendante de la connaissance individuelle. Cette conviction que Dworkin porte provient d’une idée erronée du naturalisme, ce dernier ayant toute sa place dans le projet dworkinien suivant Alain Policar. Contrairement à ce qu’écrit Dworkin, le naturalisme ne distingue pas les croyances morales, dont l’existence serait niée, et les faits réels observables et s’attache à promouvoir ce qu’Alain Policar désigne comme la poursuite de l’exigence de vérité du fait, peu importe sa nature morale ou non. En particulier, ce concept de vérité s’incarne, selon Alain Policar, dans la démarche dworkinienne commune à l’ensemble des individus d’élaboration des convictions morales. En effet, la vérité morale s’établit à la faveur de la prescription résultant de « l’expérience émotionnelle » (p. 129) née de l’interaction entre individus. En identifiant ces éléments de discours métaphysique dans l’œuvre de Dworkin, Alain Policar bat en brèche la conviction dworkinienne selon laquelle il ne saurait exister de faits moraux réalistes, que Dworkin désigne ironiquement par le terme morons. Alain Policar considère que l’hypothèse de faits moraux réalistes4, comme l’idée d’injustice d’un acte (p. 134), donne de la substance à la notion d’indépendance des valeurs chez Dworkin. D’après lui, les exigences de vérité et d’objectivité des valeurs s’imposent à l’individu dès lors que toutes les opinions ne peuvent être également admises au nom de la « survie de la démocratie » (p. 125).
8La réflexion sur le principe démocratique constitue l’aboutissement du raisonnement tenu par l’auteur. Celui-ci défend le gouvernement partenarial dworkinien comme le seul système gouvernemental susceptible d’assurer contre le gouvernement majoritaire l’effectivité du droit à l’égal respect. En ce sens, il apparaît pour Alain Policar que chez Dworkin la démocratie s’incarne d’abord dans les principes, principalement la valeur égalité, avant de se manifester dans les procédures, notamment l’élection. En choisissant de ne pas trahir la complexité de la pensée dworkinienne, Alain Policar présente un ouvrage dense. Parce qu’il rend compte d’un parcours de pensée qui est par nature fait de déambulations, le propos de l’auteur peut dérouter, mais sa cohérence s’impose finalement. L’ensemble de l’ouvrage nous aide à comprendre que la pensée de Dworkin fait système, dans la continuité revendiquée entre morale, droit et politique.