Résilience et prévention des désastres
- ️Rebotier, Julien
- ️Tue May 15 2018
1Le caractère polysémique de la résilience est désormais bien établi (Reghezza-Zitt et Rufat, 2015a). Il en est de même de la diversité des héritages conceptuels de cette notion nomade qui véhicule des bagages épistémologiques au gré des champs disciplinaires traversés (Alexander, 2013). De l’ingénierie ou de la physique des matériaux à l’écologie et à la dynamique des écosystèmes en passant par exemple par la psychologie, la résilience forge plus souvent un « esprit » qu’une définition.
2C’est notamment le cas dans le cadre de la gestion des risques de désastres et des territoires, domaines qui intéressent particulièrement ce Hors-série. Sans entrer dans les détails controversés d’une définition trop précise, la résilience correspond à la capacité d’un système à absorber les inconvénients d’une perturbation et à intégrer des modifications sans remettre en cause ses structures fondamentales. On retrouve la métaphore du roseau augmentée de l’apprentissage, les idées d’équilibre dynamique ou de persistance malgré les variations (Dauphiné et Provitolo, 2007). Au-delà d’un « esprit » de la résilience, très qualitatif, il est plus difficile d’ajuster techniquement et en pratique l’évaluation de ces éléments ou phases, à en fixer les seuils et en déterminer les ressorts principaux.
3En outre, dans le champ de la gestion des risques de désastres et des territoires, les objets auxquels la résilience est appliquée sont aussi très divers. La notion est mobilisée pour des individus ou pour des groupes, pour des territoires ou des réseaux, pour des secteurs d’activités ou des systèmes productifs, pour des objets bien identifiés (comme des digues) ou pour des systèmes plus complexes (comme une usine, ou un bassin industriel).
4Les articles rassemblés dans le dossier illustrent justement une partie de cette diversité en mettant en scène, en interrogeant, en faisant fonctionner, ou en observant, sur différents terrains, une pensée de la résilience à l’œuvre dans l’analyse et dans la gestion des risques et des territoires.
La résilience, entre diffusion et confusion
5La résilience est une catégorie de plus en plus prisée de l’analyse des territoires et de l’action publique, particulièrement dans le domaine des politiques environnementales et notamment dans celui de la gestion des risques. Une littérature conséquente, qui a trait aux risques et aux territoires, en rend déjà bien compte (Pigeon, 2012; Sudmeier-Rieux, 2014). Les publications et initiatives institutionnelles vont dans le même sens (CGEDD, 2014; UN, 2015; initiative 100 resilient cities de la Rockefeller Foundation : [en ligne] URL : http://www.100resilientcities.org/), tout comme la production scientifique. Un comptage dans la base Web of Science permet de pointer une croissance exponentielle de l’usage de la notion de résilience dans les articles référencés, passant de 495 articles concernés entre 1975 et 1995 à plus de 30 000 entre 2005 et 2014! Et sur la dernière période, environ 12 000 articles relèvent du domaine des sciences sociales (Nobert et Rebotier, 2014), ce qui permet d’affirmer que la résilience affiche une présence importante dans la recherche, que l’on retrouve notamment dans les perspectives de sciences sociales sur la gestion des risques de désastres et des territoires.
6L’émergence et le succès de la notion dans le domaine de la gestion des risques de désastres présentent plusieurs explications. Ils peuvent être interprétés comme la reconnaissance des limites de la modernité, et l’avènement – potentiel – d’une ère nouvelle de gestion, moins centrée sur la maîtrise ou la prévision et plus ouverte au pilotage ou à l’anticipation. La certitude de venir à bout des risques se dissipant, il faut composer avec le doute, le flou, et l’imparfait (Reghezza, 2015). Cette tendance se traduit notamment par l’évolution du regard porté sur des dispositifs phares, comme les digues, qui passent d’un statut d’ouvrage protecteur à celui de facteur d’aggravation potentielle de l’aléa (Pigeon, 2014). L’invulnérabilité n’est plus qu’une illusion moderne.
7La fin des certitudes et la reconnaissance formelle de l’impossibilité radicale à prévenir tout dommage amènent à envisager des modalités de gestion des risques qui impliquent non pas d’éliminer, mais de réduire les dommages, et au-delà les vulnérabilités. Ce cheminement pousse donc à arbitrer entre plusieurs dommages prioritaires à cibler, mais aussi entre plusieurs échelles, acteurs et intérêts. La dimension politique de la résilience est un des fronts les plus instructifs pour la recherche en sciences sociales, plutôt critique.
8De fait, les paradigmes de la gestion des risques évoluent. La pensée moderne de la protection et de la mise à distance de la menace a pu être reprise à son compte par une action publique centralisée et descendante, un temps au moins caractéristique du cas français. Mais cette pensée cède le pas, non sans mal, à l’implication des institutions et acteurs locaux aux politiques de prévention des risques dans un contexte de décentralisation (Bouisset, 2011; Reghezza-Zitt, 2015).
9Mais la territorialisation de la gestion des risques reste quand même entravée par l’héritage d’une pratique descendante de l’action publique et affectée par d’importants différentiels de capacités d’action entre acteurs (et entre échelles). C’est dans ce contexte de renouvellement – limité – des modalités de gestion que l’on assiste à l’émergence de la résilience. Certains y voient, comme évolution des paradigmes de la gestion des risques, la promotion d’une forme d’immunité territoriale (Garcia, 2015) derrière un sentiment diffus et invasif d’insécurité permanente (Soubeyran, 2016). La résilience comme immunité n’empêche pas les dommages (ni de tomber malade), mais promet (sinon la guérison) une sortie vers l’option du moindre mal (Rebotier et al., 2017 : 50-52).
10Il existe un autre élément de contexte qui va dans le sens de l’émergence de la résilience dans le débat sur les risques (et au-delà sur les territoires). Cet élément s’inscrit plus dans une logique pragmatique ou opérationnelle que critique. En l’occurrence, il est question d’adopter une approche non pas spécialisée, fragmentée ou exclusivement disciplinaire des problèmes, mais bien de les envisager dans leur transversalité (thématique, scalaire, temporelle) ou encore dans l’articulation nécessaire entre plusieurs acteurs. La dimension gestionnaire, ou de gouvernance, participe aussi au succès de la notion pour la réflexion et l’action sur les risques et les territoires.
11Ainsi, si certaines pratiques de sciences sociales peuvent être sensibles à cette dimension appliquée, plus gestionnaire (comme peut l’être le champ des Environmental Social Sciences), d’autres sont plutôt attentives à l’aspect prescriptif de cette dimension, et au-delà de la résilience normative, à sa dimension performative : ce qu’elle fait au monde social, ce qu’elle implique pour l’identification (nécessairement sélective) des risques, pour leur gestion, pour le choix des acteurs, intérêts, échelles, mobilisés dans la compréhension des phénomènes, puis dans l’action.
12Le pendant des multiples usages de la notion dans des contextes très divers est son caractère très diffus, dans le sens où son usage est peu stabilisé. Les applications les plus techniques de la résilience sont nécessairement à géométrie variable, à la différence d’un usage métaphorique plus qualitatif, mais moins directement opérationnel (Kuhlicke, 2013; Alexander, 2013). Ce caractère diffus, tant pour l’analyse que pour l’action, s’accompagne d’approches critiques largement documentées, pour lesquelles s’illustrent largement les sciences sociales (Walker et Cooper, 2011; Evans et Reid, 2015; Metzger et Peyroux, 2016).
13En terme d’analyse, sans parti-pris définitif quant à l’utilité de la résilience, la plupart des textes de ce Hors-série adoptent une démarche constructiviste à l’égard des risques, de leur gestion et de l’action sur les territoires. Il s’agit de se pencher sur la façon dont les choses se font, ou encore d’interroger ce qui se passe lorsqu’on s’emploie à exécuter ou à mesurer la résilience. Le passage au terrain est toujours l’épreuve du feu pour cette notion dont la vertu pragmatique postulée en principe est mise en avant – par des institutions internationales et étatiques la plupart du temps. Charge étant laissée aux acteurs – souvent locaux – de la rendre opérationnelle (Brun et Gache, 2013).
14L’approche de la résilience par les sciences sociales, et particulièrement dans ce dossier Hors-série, ne prend pas à son compte une définition normative. Forte d’un cadre constructiviste, elle s’emploie plutôt à interroger les termes et attendus de la définition de la résilience et leurs implications. Lorsqu’on adopte une pensée dynamique propre à la construction sociale pour prévenir les désastres, on cherche à restituer le caractère multiple des risques et des acteurs impliqués à différentes échelles (d’espace et de temps) pour comprendre l’intrication de situations qui ne sont pas réductibles à une lecture sectorielle ni à un éclairage partiel. Pourtant, pour interrompre le flot permanent du réel, l’analyse implique de figer, de sélectionner, de discrétiser là où le continu est de mise. Il s’agit alors de saisir certains éléments dont la prise en compte vise à réduire les dommages en n’omettant pas (par négligence, par ignorance ou à dessein) d’autres éléments qui commandent d’autres dommages, et qui mobilisent d’autres acteurs, enjeux, échelles…
15La complexité des risques déploie une série de difficultés de compréhension auxquelles certains chercheurs font le pari de répondre grâce au cadre logique de la résilience (comme support heuristique). Mais une telle proposition n’affranchit pas la réflexion des défis de la représentation graphique (Pigeon, 2017) ni même de l’analyse des contentieux ou des arbitrages (Felli, 2014). L’apport heuristique de la résilience parfois défendu parmi les sciences sociales n’est pas incompatible avec une lecture politiquement lucide qui ne réduit jamais la catégorie d’action aux seuls avantages (supposés) de la catégorie d’analyse.
16De fait, si, d’un point de vue heuristique, la résilience peut servir de support à la compréhension la plus logique possible des interactions complexes (entre acteurs, échelles et enjeux) qui définissent les situations de risque, elle n’échappe pas au besoin de contextualisation qui permet de définir de quels rapports d’acteurs, dynamiques territoriales ou dispositifs de gouvernance la résilience telle qu’elle est mobilisée est le nom.
17La critique n’est pas simplement destructrice, ou contestataire. Elle se fait aussi instrument de décodage, révélateur de ressorts ou de conditions sous-jacentes, souvent ignorées par des approches plus pragmatiques, techniques ou normatives, tournées vers l’action (qu’il s’agisse de résilience, mais aussi d’adaptation, de vulnérabilité, ou de développement durable). En ce sens, la pertinence de l’apport critique des sciences sociales est renouvelée par le succès d’une notion diffuse, à la fois ubiquiste et ambiguë.
18Ainsi, pour la compréhension de la gestion des risques et des territoires par les sciences sociales, mais aussi pour l’action, la résilience offre des perspectives, des ouvertures conceptuelles ou méthodologiques, des façons de penser un peu alternatives parfois. L’émergence et la diffusion de la notion sont en elles-mêmes révélatrices d’une certaine évolution des paradigmes, ou du moins des catégories à succès parmi les prescripteurs de politiques de prévention. En outre, le champ de l’urbain est également très concerné par la mobilisation de la résilience, comme en témoigne un récent dossier de revue (Risques Urbains, 2017), articulé à ce Hors-série.
19Cela étant, la résilience apporte sans doute de l’inédit, et une simple critique contestataire n’épuise pas les différents degrés d’interprétation de la notion. Dans la mesure où la résilience ne charrie pas de cadrage normatif trop exclusif, elle définit des possibles pour comprendre, mais aussi pour agir, lorsqu’elle met l’accent sur l’articulation entre acteurs (Reghezza-Zitt et Rufat, 2015b). Mais il ne s’agit que de possibles, qui n’apportent pas nécessairement de réponses aux écueils récurrents de la gestion des risques pointés par l’approche territoriale (Pigeon et al., 2018). Et c’est en cela que les sciences sociales, dans la diversité de leurs contributions à l’étude de la résilience (aspects heuristiques, critiques, opérationnels, voire en termes conceptuels et de représentation graphique de la complexité), trouvent toute leur légitimité.
La notion en perspective : quel intérêt de la résilience alors?
20Deux définitions dominantes de la résilience en termes de temporalités sont représentées dans les textes de ce Hors-série : la première relève d’une conception resserrée, classique dans les travaux de recherche sur les risques, qui définit la résilience comme capacité de récupération après un événement catastrophique, laquelle fait l’objet d’une analyse a posteriori (Rhegezza Zitt et al, 2012). Les réflexions menées dans le cadre de cette définition s’interrogent sur ce qui conditionne la capacité des individus et des territoires à se relever d’un événement catastrophique. L’autre acception, plus large, se place quant à elle en amont de l’événement et inclut la capacité à s’adapter aux changements et aux perturbations (Comfort et al., 2010). Dans le premier sens, la résilience est donc vue avant tout comme réactive, alors que la deuxième définition l’envisage aussi comme « proactive » (Dovers et Handmer, 1992), en d’autres termes comme incluant la capacité à anticiper des changements et des événements futurs. Les temporalités en jeu sont également différentes puisque la résilience réactive s’intéresse surtout au temps court, post-catastrophe, nécessaire au rétablissement d’un fonctionnement « normal », tandis que la résilience proactive conduit à prendre aussi en considération le temps long de l’évolution des sociétés et des territoires, leurs dynamiques et les changements inhérents. Ce faisant, les approches qui s’intéressent aux risques et aux territoires qui privilégient cette entrée peuvent être amenées à s’intéresser à des perturbations « plus discrètes » pour reprendre le terme de Morel Journel et al., moins spectaculaires que le choc ou l’événement brutal (séisme, tempête…) envisagé couramment dans l’analyse des risques, soit en termes d’intensité, soit parce que leurs effets sont plus graduels, diffus ou différés que spectaculaires, précisément localisés et immédiats (pollution par exemple).
21Dans cette deuxième acception, l’idée de résilience peut permettre de repenser les temporalités et les cadres classiques de l’action publique en matière de gestion des risques segmentés entre l’« avant », le « pendant » et l’« après » événement, en replaçant les enjeux dans un continuum temporel et en questionnant ce que peut être la normalité ou la stabilité d’une société ou d’un territoire. Dans cette perspective, la résilience oblige à considérer et à interroger les temporalités multiples qui interviennent dans la compréhension du fonctionnement d’un territoire, à une certaine échelle, pour certains acteurs et pour un pas de temps donné. Elle peut permettre de rompre également avec le modèle d’une vulnérabilité qui souvent, dans sa conception par l’action publique, peut certes faire intervenir différentes échelles (des ressorts les plus superficiels ou contingents aux plus structurels), mais tend à rester relativement statique et centrée sur un événement en préparation, à un endroit donné.
22Cet apport sur les temporalités dans la lecture des territoires (discuté notamment par Djament, 2005, autour de la géohistoire) suppose néanmoins de nombreux défis comme l’identification, la sélection, la hiérarchisation et l’interprétation des points de vue, des éléments et processus clés, etc. Autrement dit, confronte au même genre de difficultés théoriques et pratiques que la résilience réactive (ou que la vulnérabilité) dans le choix des indicateurs et l’interprétation des critères de ce qui est ou pas résilient.
23Outre le rapport à l’événement, le dossier alimente une importante diversité de conceptions de la résilience : ressources du territoire dans une perspective d’analyse spatiale; ciblage des acteurs locaux et instrument de domination retourné par une forme d’appropriation du territoire; compréhension des capacités des individus à faire face dans un contexte donné, formes et modalités de l’action publique, etc. Il prend ainsi en considération un spectre large de systèmes résilients dans divers contextes, de l’échelle des individus aux territoires, tout en interrogeant le passage des uns aux autres, de l’individu au collectif. Ce kaléidoscope confirme, si besoin, la pluralité de la notion, des méthodes mobilisées, des questions de recherche sous-jacentes. Les textes montrent bien, dans l’articulation entre individu et collectif, l’intérêt et la difficulté d’approches multi-scalaires, car la résilience d’un territoire ne peut se résumer à la somme des individus qui le composent, ni à l’inverse, se réduire à une appréhension globalisante et simplificatrice qui ignorerait la diversité des individus, des lieux et des relations qui les unissent.
24Dans tous les cas, les textes de ce Hors-série confirment donc que la résilience ne peut résoudre à elle seule les nombreux défis pointés par la géographie des risques et notamment par l’approche territoriale. La territorialisation des politiques de gestion des risques correspond à l’atterrissage de visions et de mots d’ordre internationaux ou nationaux sur des territoires, dans des institutions et auprès d’acteurs particuliers. L’approche territoriale des risques définit quant à elle une démarche analytique, éminemment géographique, qui met l’accent sur les rapports d’acteurs, les articulations entre échelles et les dynamiques territoriales pour étudier et comprendre la genèse, l’identification et la gestion des risques sur les territoires.
25Malgré des avancées certaines, la territorialisation des politiques de risques achoppe souvent sur une pratique descendante, héritée et tenace de l’action publique; mais aussi parfois sur le refus d’acteurs locaux de prendre à leur compte ces politiques par défaut de compétences, d’expérience, de moyens, etc. ou même par refus de sortir d’un certain statu quo, voire de volonté de préserver des avantages, des rapports de domination, etc. À nouveau, l’émergence de la résilience dans la gestion des risques peut alors être comprise comme une étape paradigmatique alternative nécessaire à l’aggiornamento de l’action publique dans le domaine (Pigeon et al., 2018) sans toutefois en garantir l’issue!
26Du côté de l’analyse, l’approche territoriale, par l’étude de la construction sociale des risques et par celle des vulnérabilités, continue de pointer des écueils et d’identifier des obstacles à l’amélioration des politiques de prévention des désastres dont il est encore question lorsque le prisme de la résilience est utilisé. Les travaux qui se revendiquent de cette approche mettent l’accent sur la dimension politique de la perspective ou de l’objectif de résilience, comprise comme la capacité à articuler la gestion des risques à des points de vue, des intérêts et des acteurs divers, et non à défendre une vision idéologique partisane (Forsyth, 2012). Les constats tirés à propos de la résilience sur le rôle des contextes sociaux, économiques ou culturels; la place du territoire, de ses ressources (et de leur accès sélectif); ou encore le caractère nécessairement situé de l’évaluation (des risques, des vulnérabilités, de l’efficacité des politiques ou de la résilience) rejoignent en ce sens ceux déjà existants sur la notion de vulnérabilité. Ils contribuent toutefois à enrichir l’analyse de la relation entre les deux notions en montrant combien elles ne sont pas simplement symétriques (on peut être à la fois vulnérable ET résilient) et confirmant que l’objectif de résilience ne peut se réduire à une « simple » réduction de la vulnérabilité des individus et des dispositifs socio-techniques.
27Sur le plan de la réflexion, l’idée de résilience possède toutefois quelques vertus que l’entrée par la vulnérabilité n’offre pas nécessairement. Outre son intérêt heuristique (des formes de mises en lien d’éléments complexes, parfois contradictoires, sur un territoire) et opérationnel, comme la mise en lien d’acteurs au-delà de leurs secteurs de gestion, elle peut permettre, sur le plan cognitif, de penser de façon transversale, de faire des liens, pour rompre avec une pensée en silo que l’action publique peine à éviter et que la vulnérabilité peut véhiculer parfois (voir dans les années 1980 et 1990 les essais de lecture « globale » des « angles » ou des « facteurs » de vulnérabilité : physique, sociale, économique, culturelle, institutionnelle, etc. Wilches Chaux, 1993 ou D’Ercole et al., 1994).
28Si les SHS, et l’approche territoriale des risques en particulier, soulignent abondamment les défauts de la résilience dans sa dimension normative et son statut d’objectif à atteindre, c’est donc peut-être plus sa dimension métaphorique (Alexander, 2013) qui ouvre des horizons pour l’interprétation et peut faire émerger des éléments restés dans l’ombre de l’injonction à agir immédiatement. En ce sens, la résilience serait à envisager plus comme une manière de penser que comme une boîte à outils.
Présentation des textes
29Le dossier proposé par ce Hors-série sur « Risques, territoires et résilience » en est une bonne illustration. Les contributions de sciences sociales qui y sont présentées participent, toutes, à éclairer une problématique transversale autour des implications de la résilience pour la compréhension et pour la gestion des risques et des territoires.
30Chacun des textes alimente, à sa manière, la réflexion critique sur une notion de résilience, particulièrement en vogue, connotée très positivement et censée ouvrir les portes d’un avenir meilleur et désirable. Tous s’inscrivent dans une démarche de questionnement de l’injonction, désormais généralisée, à la résilience que celle-ci soit portée par les organisations internationales ou relayée, à l’échelle nationale, par les États voire des Régions. La résilience tend à s’imposer comme un nouvel instrument de l’action publique, un nouveau « paradigme accueillant » (Morel-Journel, Gay et Ferrieux) et vertueux dont les auteurs réunis ici cherchent à explorer les ressorts et enjeux sous-jacents. Deux textes interrogent plus précisément la filiation entre « développement durable » et « résilience » : l’article de Christelle Morel Journel, Georges Gay et Cécile Ferrieux voit dans le succès de la résilience une formidable opportunité de recyclage et renouveau pour le développement durable, concept usé et à la recherche d’un second souffle; celui de Philippe Woloszyn explore les parentés entre « développement durable » et « résilience », et considère la résilience proactive comme l’un des « opérateurs conceptuels » de la transition écologique du fait de ses capacités créative et adaptative. Plusieurs textes se penchent sur la généalogie et la circulation de la notion, du global au local (Guevara-Viquez; Joncheray; Morel-Journel, Gay et Ferrieux). Tous explorent, plus ou moins longuement, la ou plutôt les définitions de la résilience pour mettre en évidence le caractère polysémique, flou et plurivoque de la notion. L’absence de définition commune et consensuelle de même que la multitude des cadres théoriques et d’analyse de la résilience sont particulièrement bien mises en évidence dans l’article de Samuel Rufat qui estime que cela nuit à l’opérationnalisation de la notion.
31Au-delà de ces traits communs, ces textes présentent aussi des différences qui tiennent à l’angle d’approche de la résilience adopté et à la diversité des lieux venant à l’appui de la démonstration, avec des études de cas en Afrique, dans les Amériques ou encore en France, contrariant en cela la portée universalisante de la notion. Les huit articles rassemblés dans ce dossier peuvent ainsi dessiner deux grands groupes : l’un traitant de retours d’expérience assez variés, l’autre des théories, méthodes et mesures de la résilience.
La résilience à l’épreuve du terrain
32Le premier ensemble de textes interroge la résilience à partir de l’examen approfondi d’études de cas. La résilience est mise à l’épreuve du local, principalement dans le cadre de la gestion des risques qu’il s’agisse du risque d’inondation au Costa Rica (Guevara Viquez), du risque sismique à Haïti (Benitez et Reghezza) ou encore du risque d’incendie de forêt dans le Sud-Ouest français (Bouisset et Vanneufville). La notion de résilience étant étroitement associée au domaine de la gestion des risques, il est normal d’observer un nombre important de textes traitant de cela. Toutefois, quelques textes témoignent aussi de l’élargissement du champ d’application de la résilience à l’action territoriale et urbaine (Morel-Journel, Gay et Ferrieux) ou à la gestion « post-conflit » (Joncheray). Quel que soit le terrain d’étude retenu, les recherches reposent toujours sur la mise en œuvre de méthodes qualitatives (enquêtes par entretiens semi-directifs) et témoignent d’une connaissance très fine des territoires locaux investigués. Sofia Guevara Viquez analyse la façon dont est territorialisé le Système national de gestion des risques (SNGR), à l’échelle d’un quartier de la ville de San José (Costa Rica) exposé au risque d’inondation. Elle révèle les formes d’appropriation habitante des cadres de la résilience imposées par les autorités nationales et le pouvoir subversif de l’empowerment de populations en capacité de produire des savoirs et une expertise profane sur les facteurs de risques susceptibles de déstabiliser le pouvoir municipal. La gestion des risques que le cadre de la résilience dépolitisait se trouve ainsi repolitisée. L’article de Fanny Benitez et Magali Reghezza plaide aussi, à partir d’une enquête menée à Port-au-Prince auprès des survivants du séisme de 2010, pour une repolitisation de la résilience passant par le glissement de la notion de capacité à faire face à celle de capabilité. Il se fonde sur un examen critique de la capacité à faire face, centrale dans la résilience post-catastrophe, mais inscrite dans une approche réactive et individuelle du relèvement post-crise, à laquelle les auteures proposent de substituer celle de capabilité entendue comme une forme d’articulation de l’individuel et du collectif, la rencontre des capacités individuelles à faire face et des ressources mobilisables (capital social, familial, économique, etc.). En prétendant améliorer la capacité des individus à faire face, le discours sur la résilience tend à gommer et à oublier les causes structurelles de la vulnérabilité. Dans un contexte géographique fort différent, le massif forestier des Landes, en France, on observe la même absence de prise en compte des facteurs de vulnérabilité dans la gestion du risque d’incendie de forêt. Christine Bouisset et Simon Vanneufville montrent en effet que ce massif, pourtant caractérisé a priori par un système de gestion des risques d’une grande efficacité (détection automatique des feux naissants, intervention et maîtrise rapides des départs de feu, etc.), est davantage « résistant que résilient ». En effet, malgré des transformations territoriales profondes, les politiques de gestion des risques demeurent quasiment inchangées depuis la catastrophe de 1949 et très aléa-centrées. Comme les auteurs précédents, Christelle Morel Journel, Georges Gay et Cécile Ferrieux proposent une lecture de la résilience hors champ de la catastrophe en traitant de la question des sols pollués dans des territoires désindustrialisés. Ce faisant, ils inscrivent la résilience non pas dans l’urgence du retour à l’équilibre post-crise, mais dans un temps plus long fait de « perturbations discrètes », d’accommodements des sociétés aux pollutions et aux nuisances. L’article de Mathilde Joncheray examine la reconstruction post-conflit, dans une région congolaise, les « Pays du Niari » et met en évidence, elle aussi, l’épaisseur temporelle du processus de retour à l’équilibre et sa grande hétérogénéité spatiale sous l’influence de facteurs tels que l’implication différenciée des acteurs internationaux, de l’État et des acteurs décentralisés. Pour « mesurer la réalité de la reconstruction post-conflit », Mathilde Joncheray propose la construction d’indicateurs de résilience, qualitatifs et territorialisés qui fait écho à la réflexion menée par Samuel Rufat sur la mesure de la résilience.
Théories, mesures et représentations de la résilience
33Sans nécessairement tourner le dos au terrain, le second ensemble de textes réunit des articles à visée plus théorique ou méthodologique. Il est composé de trois textes seulement. Celui de Samuel Rufat se livre à une revue critique des méthodes aussi bien qualitatives que quantitatives, idiographiques que nomothétiques, élaborées à différentes échelles et par différents organismes pour mesurer la résilience. Il met en évidence la profusion de cadres théoriques, de modèles et d’approches en vigueur. En parallèle d’un intense labeur de promotion de la résilience, les organisations internationales s’efforcent de proposer des estimations de la résilience sans parvenir à une méthode d’évaluation consensuelle, reconnue par tous. C’est donc la question de la validité de ces démarches qui est posée in fine, car toutes achoppent sur la difficulté à « identifier un indice qui ferait consensus », à construire un « indice universel » ou à produire des tableaux de bord généralisables. Samuel Rufat dénonce cette forme de « fétichisme de la mesure » qui aboutit finalement à la production d’outils de légitimation de choix politiques. Les deux autres textes composant cet ensemble sont de nature moins critique et plus opérationnelle; inscrits tous deux dans une approche systémique de la résilience. Celui de Philippe Woloszyn s’efforce de concilier les dimensions physiques et sociales de la résilience, en interrogeant la temporalité des indicateurs de la résilience à l’aune des référentiels du développement durable. Face aux approches réductrices de la résilience entendue seulement comme forme de réaction à un aléa, il propose de concevoir la résilience territoriale comme un processus complexe croisant des échelles et des temporalités multiples aux vertus intégratrices. Il rejoint en cela la posture défendue dans l’article de Eliane Propeck-Zimmermann, Thierry Saint-Gérand, Hélène Haniotou, Sophie Liziard et Mohand Medjkane. Ces auteurs plaident en effet pour une approche de la résilience adaptative « systémique et dynamique », plaçant au cœur de l’analyse le territoire et l’accès aux « ressources prioritaires ». Expérimentée dans le cas de la métropole strasbourgeoise, la démarche vise à définir des « schémas d’organisation géo-ergonomique résiliente » permettant d’assurer un fonctionnement du système, à moindre coût, en période de crise et un rétablissement plus aisé ensuite.
34Les textes contenus dans ce Hors-série n’ont pas la prétention d’épuiser le débat autour de l’utilité, de l’effectivité ou de l’opérationnalité de la résilience dans la gestion des risques et des territoires. Ils en illustrent néanmoins le caractère diffus, mais aussi confus, la critique dont la notion peut faire l’objet ou encore les possibles qu’elle recouvre, tant pour l’analyse que pour l’action ou même pour la réflexion. En cela, le Hors-série contribue indéniablement à résister aux effets globalisants de la résilience et à ouvrir, ou alimenter, de nouvelles perspectives.