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L'inauguration du "Merkaz"

Un acte révolutionnaire :

L'inauguration du "Merkaz", le centre de la jeunesse juive de Strasbourg

(18 mai 1938)

par Jean DALTROFF


En 1931, les Juifs de Strasbourg étaient au nombre de 7738. 21 % de cette population venaient d'Europe centrale.
En 1936, la population juive de Strasbourg s'élevait à 9118 personnes soit 4,75 % de la population totale de la ville (193119 habitants dont 116092 catholiques et 55342 protestants).

Les Juifs venus d'Allemagne et les plus assimilés des Juifs d'Europe centrale s'intégrèrent pour la plupart à la vie sociale et éducative de la communauté de Strasbourg formée dans sa grande majorité des Juifs d'Alsace autochtones. Le grand rabbin de la grande communauté de Strasbourg était Isaïe Schwartz depuis 1919. Georges Schmoll était le président du consistoire israélite du Bas-Rhin depuis 1912 et Lazare Blum était le président de la communauté depuis 1923.

Les Juifs venus d'Europe centrale (Hongrie, Tchécoslovaquie) et orientale (surtout polonais et russes) se partageaient entre la grande communauté qui fréquentait la synagogue du quai Kléber et les différentes synagogues et oratoires. Il existait après la première guerre mondiale un oratoire de rite polonais, rue de la Lanterne qui fut à l'origine de la communauté Adath Israël, installé au 19, rue du Marais Vert. Cette communauté avait comme chef spirituel le rabbin ltzhak Hacohen Runes (1). Cette communauté avait des liens étroits avec la grande communauté de Strasbourg. Il y avait aussi la communauté orthodoxe Ets Hayim rue Kageneck. Les membres de cette communauté étaient pour moitié des Juifs d'origine alsacienne, pour l'autre moitié des Juifs venus d'Allemagne (avec de nombreux réfugiés en 1933 de Francfort, Cologne et Nuremberg dont un certain nombre partirent vers les Etats-Unis), de Pologne, d'Autriche et de Hongrie (2). Robert Brunschwig en était le rabbin depuis 1920. Il succédait au rabbin Aryeh Butenwieser.

Les Juifs d'Europe orientale se divisaient aussi selon leur origine. Des oratoires s'ouvrirent rue du Jeu des Enfants et Grand Rue. Des lieux de prières plus proches de la grande communauté fonctionnèrent à la clinique Adassa et à la loge rue du maréchal Joffre. Quand un nombre important de réfugiés d'Allemagne s'installèrent à Neudorf, des, offices s'ouvrirent dans ce quartier. Mais en juin 1938, il y avait plus de cent familles juives qui ne faisaient pas partie de la communauté de Strasbourg (3).

Le contexte national et international était en pleine mutation et dangereux.

Le 13 mars 1938, le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne (Anschluss) fut légalisé. Le 22 avril 1938, les Juifs allemands furent obligés de faire enregistrer leurs avoirs et propriétés. En mai 1938, la crise des Sudètes se posa avec acuité. En France, le socialiste Léon Blum démissionna le 10 avril 1938, ce qui mit fin à l'expérience du Front populaire. Il fut remplacé par le cabinet d'Edouard Daladier. A Strasbourg, Charles Frey, le maire depuis 1935 devait faire face à la menace hitlérienne et à la montée de l'antisémitisme qui se fit ressentir dans la ville en 1938 (4).

La diversité de la jeunesse juive de Strasbourg

Dessin représentant l'immeuble où se trouve le Merkaz
coll. ©coll. © H.Tannenbaum

Globalement, sans entrer dans les détails, la jeunesse juive à Strasbourg ne présentait pas un visage uniforme. Il y avait d'abord des jeunes gens (5). C'était l'Ecole israélite d'Arts et Métiers de Strasbourg qui avait été créée en 1825, reconnue d'utilité publique par ordonnance royale le 12 avril 1842. En 1922, elle avait comme président Monsieur Picard. Cette école avait une dimension sociale. Elle était située au 14, rue Sellénick. Elle était fréquentée par trente-cinq élèves d'origine modeste qui provenaient surtout des campagnes. L'origine des jeunes gens était la suivante: dix élèves venaient du Bas-Rhin dont deux Strasbourgeois, un était de la Moselle, trois autres, d'autres départements et douze étaient des étrangers dont huit Polonais, trois Suisses et un Allemand (6). Ces élèves suivaient une formation théorique et un apprentissage. Six élèves suivaient une formation d'électricien dont Marcel Salomon en stage chez Vollmer frères, six autres voulaient devenir tailleurs dont un pour dame, (Edmond Bloch en stage chez Louise Korb et compagnie). Cinq désiraient devenir dentistes mécaniciens, quatre faisaient une formation de bijoutier à l'image d'Edgar Goettinger en stage chez
Arthur Blum. Trois voulaient devenir tapissiers, deux faisaient la formation de pâtissier, deux voulaient devenir horlogers et des élèves se préparaient à devenir coiffeurs, coupeurs de cuir, chemisiers, orfèvres, décorateurs, cordonniers, fourreurs, relieurs et peintres décorateurs comme Jacques Vischoff en stage chez Kauffmann et Lévy.

Elle devint en 1923 l'Ecole de Travail Israélite du Bas-Rhin. En 1935, l'école avait à sa tête Fernand Schwartz, le Trésorier n'était autre qu'Henri Lévy et son secrétaire se nommait Jules Lévy. Elle avait pour but de propager parmi les élèves indigents du Bas-Rhin les professions manuelles. Les élèves étaient placés chez les artisans de la ville de Strasbourg et profitaient aussi des institutions et des écoles de la ville pour développer leur capacité dans le métier (école pratique d'industrie, école nationale technique). Les élèves étaient logés, nourris et instruits gratuitement à l'école. Seuls les garçons dent les parents n'habitaient pas le département du Bas-Rhin payaient un prix de pension minime. L'Institution veillait au développement moral et intellectuel des élèves à Strasbourg. Elle facilitait le placement des ouvriers et favorisait l'établissement de ceux que l'école avait formés (7). L'école avait en 1935 trente-neuf élèves dont six installateurs ferblantiers, cinq peintres, quatre mécaniciens, quatre électriciens, quatre tapissiers, quatre cuisiniers, trois électromécaniciens, trois tailleurs, deux cordonniers, un automécanicien et un maroquinier.

Les jeunes filles fréquentaient le Home Laure Weil situé au 11, rue Sellénick. Cette maison, inaugurée en septembre 1928, hébergea très rapidement cent pensionnaires dans des locaux pourvus du confort moderne. En 1933, le Home ouvrit largement ses portes aux jeunes filles allemandes menacées par la montée de l'hitlérisme. Les vastes locaux permirent de faire fonctionner la section des cadettes, élèves et apprenties de 10 à 18 ans et le foyer de jeunes filles à partir de 8 ans, travailleuses, élèves et quelques rares étudiantes des Facultés (8).
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C'était donc une jeunesse spécifique, ouverte sur le monde du travail, encadrée, et en voie de professionnalisation pour les tranches d'âge entre 17 et 18 ans, plus simple et souvent plus mûre que la plus grande partie de la jeunesse strasbourgeoise.
La plupart des jeunes fréquentaient les collèges et les lycées de Strasbourg et pour certains des mouvements de jeunesse comme les Eclaireurs et les Eclaireuses israélites de la branche de Strasbourg.

L'observance du repos sabbatique posait des problèmes à certains élèves. Ne pas fréquenter le lycée un jour sur cinq (pas de classe le jeudi) n'était à la portée que des élèves très doués. Pour les autres, c'était compromettre, le succès de leurs études.

A cette époque, la commission administrative de la communauté de Strasbourg dirigée par Lazare Blum commençait à prendre au sérieux les projets d'un centre Communautaire.
La création d'un centre de la jeunesse juive répondait à une mutation importante de la vie sociale juive à Strasbourg pour une partie de la jeunesse juive de la ville et au manque d'un local central pour l'organisation d'une vie juive aux multiples facettes dans la ville.
Les mouvements de jeunesse unifièrent leurs efforts et se groupèrent dans un comité de coordination. C'était donc la première réalisation d'une grande entente à Strasbourg.

Cette idée revenait surtout à Léo Cohn âgé de vingt-huit ans (9). Ce dernier n'était pas un inconnu. Il était originaire de Hambourg, fils de Willy et Myriam Cohn qui descendaient de familles rabbiniques. Son père était banquier d'affaires. Il refusa de suivre sa famille qui s'était réfugiée à Tel-Aviv en 1936 pour s'occuper de la jeunesse juive en France. Léo étant du mouvement de jeunesse orthodoxe Ezra, il décida de se mettre au service des EIF. Il n'y avait pas, à cette époque, de mouvement de jeunesse orthodoxe à Paris et les EIF étaient loin d'être religieux; leur connaissance du judaïsme restait très fragmentaire et superficielle.

Sa vocation était de se mettre à la disposition de la jeunesse juive de la diaspora française.
L'engagement de Léo Cohn par la Communauté de Strasbourg posait des problèmes. Le problème financier n'était pas le moindre. La commission administrative de la communauté avait trouvé, pour le Mercaz, une villa très bien située (la villa Haas), mais exigeant des travaux importants et des réfections pour la préparer à sa nouvelle destination. Les moyens de la commission administrative n'étaient pas illimités. De plus, les administrateurs étaient d'autant plus réticents que l'idée était tout à fait nouvelle, pour ne pas dire révolutionnaire.

Henri Lévy, P.D.G. des Grands Moulins de Strasbourg, dirigeait avec maîtrise une entreprise qui prendra, avec le temps, une extension nationale et internationale. Élu conseil.er général et vice-président du consistoire du Bas-Rhin, il consacra une partie de son importante fortune à soutenir des œuvres de bienfaisance et en particulier, les œuvres juives, Son poids dans les institutions communautaires et administratives fut capital. Il mit volontiers son autorité au service de la bonne cause pour aplanir les difficultés administratives et pour accepter la candidature de Léo Cohn.

Un autre problème se posait: Léo Cohn était de nationalité allemande. Or, le département du Bas-Rhin - département frontalier - était interdit aux réfugiés d'Allemagne. L'administration française était effrayée par la vague de réfugiés ayant déferlé sur l'Alsace après la prise du pouvoir par Hitler.

La difficulté n'était d'ailleurs pas purement administrative. Il existait, chez pas mal de Juifs alsaciens, une sérieuse prévention envers les Juifs d'origine allemande - comme envers les Juifs originaires d'Europe Orientale. Des échos du genre : "Comment confierons-nous nos enfants à un achkeness (allemand)" n'étaient pas rares.

Toujours est-il que l'inauguration de ce centre allait devenir réalité.

L'inauguration du centre de la jeunesse juive de Strasbourg

Le 18 mai 1938 (la veille de Lag baomer 5698) eut lieu l'inauguration du "Centre de la Jeunesse Juive" de Strasbourg.

Ce centre de la jeunesse "Merkaz Hanoar" était situé 29, rue Oberlin à Strasbourg. Léo Cohn en assumait la direction. Le docteur Joseph Weill, président du comité de coordination des organisations juives de Strasbourg, souligna dans son discours que ce comité était "un instrument de travail créé par les jeunes pour les jeunes" (10). Les représentants des différentes sociétés groupées dans le comité de coordination prirent l'un après l'autre la parole : pour Yechouroun, René Bloch ; pour Berit Hanoar, Josué Behr ; pour Hatikvah, Simon Mangel et pour les Eclaireurs, Henri Lévi, Entre-temps des jeunes entonnèrent des chants et le rabbin Brunschvvig de la communauté Ets Hayim prononça une brillante allocution. Le grand rabbin Isaïe Schwartz expliqua au cours de la soirée que "les Juifs devaient sauver le judaïsme et le judaïsme les Juifs". Monsieur Frédéric Hammel, chef des éclaireurs juifs de Strasbourg présenta aux autorités les nouveaux locaux du centre de la jeunesse juive qui comprenait trois étages :

  • Le rez-de-chaussée comprenait une bibliothèque, une salle de lecture, une chambre de musique et la grande salle pour les offices et les réunions.
  • Le premier étage, avec une grande carte d'Israël due au pinceau de Monsieur Kleefeld, architecte d'intérieur, était partagé entre les Eclaireurs, et le mouvement de jeunesse sioniste Hatikvah, Hatikvah avait des chansons entières illustrées par des moulages tirés des journaux illustrés de Palestine. Chez les Eclaireurs, les décorations traduisaient les structures des unités et leur division en troupes, sections, clans et patrouilles. Une carte énorme renseignait les visiteurs sur les communautés israélites de France, les restaurants rituels et les endroits où les sections et les troupes du secteur de Strasbourg avaient planté leurs tentes (12).
  • au deuxième étage, le Berit Hanoar avait donné à l'une de ses salles un cachet original symbolisant sa devise "Torah Veavoda", "Loi et Travail' : d'un côté, on pouvait voir un jeune homme faire la prière, étudier la Loi et, de l'autre, le même était montré labourant la terre; une manière d'illustrer les liens qui unissaient le passé au présent.

La Charte du centre

Panneau commémoratif de la Salle Léo Cohn du Centre communautaire de la Synagogue de la Paix � Strasbourg (détail)

Le comité de coordination du Centre de la Jeunesse Juive" (Merkaz Haaoar) avait élaboré une charte en dix points :

  1. Tu viens dans cette maison pour bien employer ton temps et non pour le perdre.
  2. Tu peux étudier ici et te documenter. Tu ne discuteras jamais pour le plaisir de contredire ou de parler.
  3. Tu veux étudier dans le calme ; fais respecter le silence, non pas en criant pour faire taire, mais en donnant l'exemple.
  4. Tu sais que tout travail qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait; achève donc tout travail commencé.
  5. Tu aimes la propreté et l'ordre ; range donc toujours ce qui est déplacé.
  6. Tu es chez toi dans cette maison ; n'abîme pas ton bien.
  7. Tu es chez toi dans cette maison;  accueille avec joie tous ceux qui y viennent.
  8. Tu laisses ta mauvaise humeur à la porte pour ne pas la reprendre en sortant. Dans cette maison règne la joie.
  9. Les belles pensées embellissent l'âme de cette maison, chasse les mauvaises qui la terniraient.
  10. Tu contribues à faire de cette maison un véritable foyer juif.

Le programme du Centre de la jeunesse juive de Strasbourg

Le programme du Centre était orienté pour donner du sens à la vie juive des jeunes de Strasbourg.

La jeunesse, selon les responsables du futur Centre de la jeunesse juive de Strasbourg, qui ne faisait partie d'aucune organisation vivait dans l'ignorance du judaïsme. Cette jeunesse était attirée dans l'ensemble par les plaisirs de la vie quotidienne ou était gagnée par la pratique de la politique. Elle allait vers une déjudaïsation complète. En mettant à la disposition de la jeunesse la villa Haas de la rue Oberlin, la communauté donnait la possibilité aux mouvements et aux sociétés d'attirer la masse des jeunes juifs, sans distinction (12). Le Centre de la jeunesse les mettait en contact avec les jeunes organisés et en particulier avec des éducateurs. Il se donnait encore comme but de centraliser la vie des jeunes juifs de Strasbourg et de coordonner leurs efforts.

Il voulait également donner une éducation juive et des vues générales sur le judaïsme, en éveillant et en développant le caractère, le sens moral et le sens critique, le savoir et l'éducation physique.

Pour réaliser ce programme d'action le  centre organisera les activités suivantes:
- pour les guides des différents mouvements et sociétés des cours étaient prévus pour les chefs, avec formation et recrutement de jeunes chefs, des réunions avec échanges de vue et des informations d'actualités; aux aînés des mouvements et des sociétés, il sera proposé des études religieuses, littéraires, un apprentissage artisanal et un travail social avec rédaction de journaux;
- pour les moins de 17 ans, les programmes des mouvements permettaient   d'organiser des
conférences et des distractions;
- un certain nombre d'activités en commun ou des concours assuraient la coordination pour la bonne marche du travail avec concours sportifs, troupe théâtrale, chorale et conférences.

Les organisations du centre

  • Les Eclaireurs Israélites de France Frédéric Hammel ("Chameau") était le principal maître à penser des Eclaireurs Israélites de Strasbourg à cette époque (13). C'était le mouvement juif le plus structuré. Les E.I. existaient à Strasbourg depuis l'automne 1928 où un cercle d'études de chefs avait été constitué à la suite du congrès de l' "UJJ" Dès 1929, une troupe d'éclaireurs de 11 à 17 ans et une section d'éclaireuses du même âge commençaient à faire des réunions et des sorties régulières. Leur création sera bientôt suivie de celle d'une "meute de louveteaux" (8 à 12 ans) et d'une "envolée" de "petites ailes". Les grandes vacances permettaient de faire des camps, et la saison d'hiver permettait également d'organiser des ventes et des fêtes. L'effectif en 1938 dans le secteur de Strasbourg comprenait "les Envolées" : "Les Chardonnerets" et les "Moineaux", les Sections "l'Oasis", "la Ruche" et "Erets Israël", le "Clan d'Aînées", "Le Phare", la "Meute David", les "Troupes Cerf Berr" et "Herzl" et une équipe d'aînés : "Le Feu". Au total, près de 700 scouts qui avaient souvent des occasions de collaboration interfédérale, permettant aux EI de collaborer avec les autres confessions. De même, des liens d'amitié unissaient les EI de Strasbourg à ceux de toute la France : de Paris, Mulhouse, Colmar, Metz, Lyon, Marseille, d'Algérie, de Tunisie, du Maroc et même de Syrie.
    Les buts de tous étaient les suivants : - faire profiter des bienfaits du scoutisme à des centaines d'enfants; - rendre accessible le scoutisme aux enfants pratiquants ;
    - franciser les jeunes juifs étrangers arrivant en France tout en leur permettant de rester de bons juifs ; offrir aux jeunes juifs français assimilés un scoutisme religieux ;
    - fortifier chez tous ces enfants la conscience de leur judaïsme, afin que celui-ci devienne pour eux une règle de vie ;
    - leur faire connaître le judaïsme dans le monde et les intéresser aux œuvres d'entraide et à la reconstruction du Foyer national ;
    - viser à former des femmes et des hommes équilibrés au point de vue intellectuel et manuel, conformément aux directives du scoutisme et aux traditions du judaïsme.
  • Yechouroun
    Cette association avait été fondée en 1926 par quelques jeunes garçons de la communauté Ets Hayim de Strasbourg. Elle n'avait cessé de se développer et comprenait en 1938 selon Paul Klein (14) "huit groupes de garçons et de jeunes filles". Les dirigeants de ce groupe avaient comme idéal de créer des personnalités juives, pleines d'enthousiasme pour la mission religieuse d'Israël et de zèle dans l'accomplissement des commandements divins. Yechouroun cherchait avant tout à établir un contact avec toute la jeunesse traditionnelle et s'était affilié au mouvement orthodoxe de l'Agouda, une coalition de groupes relevant du judaïsme orthodoxe. L'idée-force était de préserver un mode de vie traditionnel assez largement centré sur la Torah et la communauté, et aussi isolé que possible de l'environnement non religieux. Il s'agissait aussi de lutter contre les "modernistes" au sein du judaïsme: réformés, sionistes, libéraux, socialistes, anarchistes.
    Voulant servir l'Eternel dans la joie, Yechouroun désirait amuser, divertir ses membres par des jeux, promenades, excursions, entraînements sportifs et fêtes. Cette association cherchait encore à combler les lacunes par l'instruction ou même l'éducation de la jeunesse qui lui était confiée : cours religieux, travaux manuels, etc.)
  • La Jeunesse Juive de Strasbourg
    Héritière spirituelle de l'association Emouna d'où étaient sortis les dirigeants de différents mouvements strasbourgeois, la Jeunesse Juive de Strasbourg continuait la tradition de sa devancière avec l'organisation de conférences. A intervalle régulier, de grandes et de petites conférences faisaient appel à des orateurs de marque et de bonne volonté pour aborder les problèmes qui agitaient le monde juif. Au sein même de cette association, un mouvement de jeunes fut fondé pour s'informer et approfondir les valeurs permanentes du judaïsme.
  • Le mouvement Torah W'awoda
    Ce mouvement était animé de l'idée religieuse et sioniste, résumée par le nom : "Torah W'awoda", "la Torah et le travail". L'idéal de ce mouvement était inspiré de la vie des grands maîtres du Talmud : Rabbi Yo'hanan, qui était cordonnier, Rabbi Hillel, le bûcheron et Rabbi Yehoshoua, le forgeron. Tous les trois vécurent en suivant les prescriptions de  la Torah où l'esprit était intimement lié à l'action.
    Ce renouveau du judaïsme devait aboutir à partir en Palestine.
    En 1933, ce mouvement comprenait une quinzaine de personnes à Strasbourg, et en 1938 une centaine, groupées de façon suivante : quatre-vingts au Berit Hanoar et vingt au Bachad (15), les aînés du Berit Hanoar.
  • Hatikvah
    Ce mouvement de jeunesse sioniste désirait prendre un chemin librement choisi et était formé de pionniers idéalistes. Il s'agissait de :
    - s'affranchir des préjugés du règne de l'argent, se rendre au travail pour fortifier les muscles, endurcir le corps et remplir le cœur d'une joie de création ;
    - travailler en communauté à côté de son camarade ;
    - aller en Palestine pour forger par le travail créateur, les coups de marteau et de pioche, un nouvel avenir.
  • L'Association sportive israélite de Strasbourg
    La formation physique de l'adolescent méritait la même sollicitude que la formation intellectuelle.
    L'organisation des loisirs de cette jeunesse réservait une place importante à 'éducation physique. C'était pour répondre à ces exigences que l'ASIS organisait non seulement des séances bihebdomadaires de culture physique pour juniors et seniors, mais elle mettait également un stade à la disposition des minimes où ceux-ci trouvaient l'espace nécessaire pour leurs jeux de plein air.
  • l'Union d'étudiants israélites
    Le but de l'Union d'étudiants israélites à l'université de Strasbourg se proposait de rallier autour d'elle tous les amis de la tradition juive parmi la jeunesse universitaire.

Quelques activités du centre avant la seconde guerre mondiale

Le grand rabbin du Bas-Rhin, Isaïe Schwartz, jugeait utile dans la Tribune juive du 3 juin 1938, à la suite des dispositions concernant l'admission à la bar-mitsva, "d'attirer l'attention de tous les pères et mères de famille sur le Foyer de notre jeunesse 29, rue Oberlin qui avait été inauguré ces jours derniers" (16). Il les invitait en particulier à faire inscrire les jeunes gens des deux sexes pour qu'ils prennent part aux loisirs, à l'instruction juive, aux promenades et aux divertissements.

Les attributions de Leo Cohn étaient complexes. Il ne s'agissait pas, comme à Paris, de diriger un foyer EIF pour les EIF. Il s'agissait maintenant de diriger une maison de jeunes de la communauté de Strasbourg, ouverte à toutes les organisations de jeunesse juive. Il était nécessaire de coordonner, de conseiller, d'inspirer des mouvements qui allaient du socialisme, à la religion. En outre, et pour atteindre les jeunes inorganisés (c'était la grande majorité), des activités générales et "neutres" s'imposaient. Léo installa une bibliothèque, organisa des cours de chefs valables pour tous les mouvements, des conférences sur des sujets juifs, des excursions, des oneguei-Shabath (17).

La première manifestation d'envergure sera une fête de Pourim destinée à toute la jeunesse juive de Strasbourg, organisée ou non. Léo lui donnera le nom de "Pot-Pourim". Il en assura la conduite presque sans aide. Il fit louer, un dimanche, un des grands pavillons de la foire exposition. Il chargea chaque mouvement de jeunesse d'y installer un stand et d'y présenter des activités et des distractions de toutes sortes.

À l'entrée, chaque jeune, obligatoirement déguisé, recevait la même "somme" d'argent intérieur dont l'unité est le "Pour". (Le nom de la fête de Pourim vient de Pour - sort - parce que la date en a été fixée par tirage au sort.) L'accès des stands, les consommations, la participation aux jeux coûtait tant et tant de "pours". Chaque jeune restait libre de choisir l'emploi de sa fortune. Une foule bariolée et joyeuse se pressait dans le pavillon, de l'ouverture à la fin : Léo Cohn avait réussi.

Le domaine dans lequel Léo Cohn aura le plus de succès, plus encore que dans les autres activités, sera l'organisation d'offices pour les jeunes. Pour permettre à tous les scolaires d'assister à un office, Léo fixa l'heure de celui-ci au Shabath matin à 6 heures. Pour ne pas obliger les écoliers à jeûner, le Mercaz servit un petit déjeuner copieux après l'office. Cette "prime" attira à cet office des fidèles qui, sans elle, ne seraient pas venus.

Sa manière de diriger une réunion tenait du prodige. D'une bande d'adolescents chahuteurs, il allait faire des auditeurs attentifs, attirant leur attention au milieu du brouhaha en commençant d'abord par chuchoter, augmentant peu à peu le volume jusqu'à tonner d'une voix de stentor contre les étourdis qui persistaient à bavarder.

Par les chants, il "dosait l'ambiance" de façon magistrale: mise en train allant crescendo puis, vers la fin de la réunion, decrescendo jusqu'au calme d'une fin d'oneg avant l'office, ou la sérénité précédant le Chant du Soir d'un feu de camp. Ce sont là, certes, des méthodes classiques qu'utilisaient tous les animateurs. Mais la "présence" de Léo Cohn, le magnétisme et la puissance de son rayonnement étaient tels que l'on sentait littéralement ce qu'il voulait communiquer, parfois même immobile et silencieux - mais souriant - figé dans le geste qui lancera un chant ou commencera un midrash (18). La musique et, en particulier, le chant étaient le meilleur moyen pour créer une atmosphère. Le Midrash était le moyen d'enseigner les valeurs juives, de faire comprendre d'une façon simple et populaire les commandements et la loi. Léo Cohn arrivait à se servir de la "méthodemidrash" d'une manière si spontanée, si journalière, qu'il lui arrivait de "déguiser" ce qu'il avait à dire, à recommander ou à critiquer, sous forme de "midrash" improvisé sur place.

Conclusion

La salle du Merkaz dans les années 2000 - © M. Rothé

Le Merkaz hanoar devenait désormais le centre de la vie juive de Strasbourg où s'élaboraient les principales pensées et où se formaient les caractères des futurs chefs de la communauté strasbourgeoise avec à sa tête Léo Cohn, responsable de la direction de la jeunesse juive de Strasbourg. Des mouvements et des organisations de jeunes de différentes tendances s'y retrouvaient, cohabitaient. C'était le signe d'un effort dynamique de regroupement des principales forces de la jeunesse juive strasbourgeoise d'avant-guerre, qui livrait une bataille fondamentale pour son avenir. C'était aussi une prise de conscience que, face à une identité juive émoussée, la jeunesse juive de Strasbourg prenait son destin en main.

Malgré la disparition de certains cadres, dont Léo Cohn pendant la seconde guerre mondiale, ce combat sera repris après 1945. De nouveaux cadres et des organisations de jeunesse reprendront le flambeau de ce qui avait été amorcé un certain 18 mai 1938 au 29 rue Oberlin à Strasbourg.

Sources

Archives du Consistoire israélite du Bas-Rhin, procès-verbal du 6 janvier 1938 concernant les mouvements de jeunesse de la ville de Strasbourg (villa Haas, rue Oberlin).
Archives Municipales de Strasbourg, 2 MW 686. La Tribune juive, n° 20, 20 mai 1938.
La Tribune juive, n° 21, 27 mai 1938. La Tribune juive, n° 22, 3 juin 1938

Bibliographie

  • Christophe Bertin, L'évolution de l'opinion publique des communautés juives de l'Est de la France pendant les années 30 à travers la "Tribune Juive", Strasbourg, maîtrise Histoire, 1994-95, pp. 89-92 pour l'activité des mouvements de jeunesse.
  • Jean Daltroff, 1898-1940 La synagogue consistoriale de Strasbourg, Strasbourg, Les Editions Ronald Hirle, 1996, pp, 32-33 pour la majorité religieuse des garçons et p. 50-52 pour la création du centre de la jeunesse juive de Strasbourg.
  • Site du judaïsme d'Alsace et de Lorraine http//judaïsme.sdv.fr/ : voir la biographie de Léo Cohn ; "Le Home Laure Weil à Strasbourg, un entretien avec la présidente du comité, Madame Alice Rosenberg", entretien réalisé par Alain Kahn et la biographie de Frédéric Hammel.
  • Fanny Schwab, Laure Weil, sa vie, son œuvre, Strasbourg, DMRA, 1969.
  • Max Warschawski, "Strasbourg et ses synagogues", Bulletin de nos Communautés, n° 6, Vendredi 21 mars 1958, pp, 12-13.
  • Max Warschawski, "La Communauté de Strasbourg entre les deux guerres", Echos Unir, n° 87, septembre-octobre 1991,
  • Georges Weill, Ruth Fivaz-Sibermann, Katy Hazan, "WEILL Joseph", dans Nouveau Dictionnaire de biographie alsacienne, n° 48, Strasbourg, 2007, pp. 5011-5016.

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