dictionnaire navigation fluviale, vocabulaire fluvial, bateau
Pour celui qui navigue, la figure emblématique de l'éclusier
fait partie du décor, à tel point qu'il peut en oublier
que derrière la fonction, il y a une personne riche de tout
un vécu et de toute une épaisseur humaine. Ce vécu
et cette épaisseur, c'est en allant à la rencontre de
ces gens souvent aussi modestes que chaleureux, que nous pouvons les
appréhender, et nous découvrons
alors bien souvent une richesse de coeur insoupçonnée.
De naissance La "23" à Ligny-en-Barrois. (coll. perso Régis Lemé) Hivers lorrains La "23" sous
la neige. (coll. perso Régis Lemé) La vie du canal Le
canal à Ligny (carte postale ancienne, coll. perso Régis Lemé) Dilemme… Le
journal de l'époque relate le travail du brise-glace (coll. perso Régis Lemé) Légitime fierté d'un
bon travail La Provence, et Vaison-la-Romaine Le
Rhône à Vallabrègues, un nouveau cadre de travail pour Régis. "Et
les 21 et 22 septembre 1992, c'est la fameuse catastrophe de
Vaison-la-Romaine. Des centaines de victimes, des dizaines de disparus,
des quartiers rayés de la carte… Mon sang ne fait qu'un tour : "Faut
que j'y aille !" que je me dis. Et tout de suite, je me retrouve au
gymnase de Vaison, à accueillir les sinistrés, ainsi que les
légionnaires, épuisés, qui cherchent les corps. Moralement, faut tenir.
Le lendemain, je demande le fourgon du service, et j'organise avec le
Secours Populaire et la Croix Rouge une navette entre Avignon et
Sorgues pour aller chercher des couvertures, des vêtements, des vivres,
et ça, pendant trois jours de suite. Et puis à plusieurs, tous
volontaires, on s'est mis à éplucher des patates sur la place publique,
pour faire des frites pour tous ces gens ! Il y avait un formidable
élan de solidarité !" "Faire quelque-chose" En
route pour la Camargue, avec les enfants sinistrés de Vaison (coll. perso Régis Lemé).
Il ne s'arrête pas là et frappe à toutes les portes : Air France,
Eurodisney, le Lyon's Club et Jean-Pierre Foucault offriront, à onze
enfants de Vaison, trois jours entiers à Disneyland-Paris pour le
nouvel an de 1993. Rebelote à Eurodisney
(coll. perso Régis Lemé). Et la Vie reprend son cours Régis et le Rhône
(montage) Nouveau retour aux sources Régis à Montgrailloux. Montgrailloux
devient un lieu empli de vie, apprécié de bien des plaisanciers et des
bateaux à passagers pleins de clubs du troisième âge, à l'intention
desquels Régis transforme son écluse en guinguette en diffusant des
valses musettes depuis sa chaîne stéréo. Montgrailloux vu du ciel (coll.
perso Régis Lemé). Dernière étape
: le barrage de Roanne "Là, tu vois, c'est la hauteur à ne pas dépasser..." Détail
piquant : Claude vient d'Avignon, et pourra évoquer le Rhône et la
garrigue avec son collègue lorrain. Néanmoins, notre Régis continuera à
passer des bateaux, car il s'occupe aussi de l'écluse de Roanne. "Moi, ce que j'aime avant tout, c'est le contact
avec les gens !" conclut-il dans un large sourire. Régis
s'occupe aussi de la porte de garde du bassin de Roanne.
Beaucoup d'éclusiers le deviennent par concours. D'autres le sont de
naissance. Régis appartient à cette seconde catégorie, pour qui le
canal et l'écluse font quasiment partie de la famille. C'est ainsi
qu'en 1959, Hubert et Marguerite Lemé, qui tiennent l'écluse n°35 de
Longeville-en-Barrois, sur le canal de la Marne au Rhin,
accueillent avec joie la naissance du petit Régis.
Mais celui-ci n'a guère le temps de se forger des souvenirs à cet
endroit : un an après, papa Lemé est muté à la 23, à Ligny-en-Barrois.
Régis y passera toute son enfance, et dès 7 ans, le gamin aide son
paternel à tourner les manivelles.
"Là-bas,
c'est la Lorraine, le nord-est, et les hivers sont longs et durs. Les
glaces bloquaient parfois les bateaux jusqu'à trois mois à l'écluse.
Mes parents aidaient les mariniers autant que possible pour les
courses, le médecin, le ravitaillement… Ma mère savait faire les
piqûres, et elle en a souvent fait aux mariniers malades, elle leur
prodiguait des soins médicaux : on était loin de tout."
Alors, galère, ces années d'enfance sur le Marne-Rhin
? "Non, pas du tout. Certes, c'était parfois
rude, mais il y avait de nombreux moments de bonheur. On était
tous réunis dans les moments difficiles, solidaires, et
on se serrait les coudes, on s'entre-aidait. Il régnait
une ambiance très
conviviale sur le canal, au plus profond de l'hiver."
"Convivialité, solidarité", les mots sont lâchés. Ceux-ci, nous le verrons, deviendront la ligne de conduite de Régis,
sa philosophie.
"Une
année, on a eu un hiver tellement rude que le canal était pris sur 40
cm ! Un voisin a pu le traverser avec sa 4cv ! Fallait jouer de la
hache à glace, mais 40 cm, tu imagines !..."
"Le jeudi, y'avait pas classe en ce temps-là.
Je montais sur le locotracteur sur
rails jusqu'à l'écluse suivante, où le
machiniste troquait
"son" bateau pour en prendre un autre en remorque en sens inverse. Tu
penses bien que pour le gamin que j'étais, ça valait tous les jeux du
monde ! Je le revois encore, ce machiniste, avec sa besace où il
rangeait son casse-croûte… Il y avait aussi une attraction, "Le Coq",
un vieux bateau tractionné avec une demi-marquise ouverte
derrière et, bien sûr, une barre franche.
Il travaillait localement en effectuant quelques voyages de céréales
dans la région, et il était parfois sollicité pour des tournages de
films. Souvent aussi, il y avait quelques mots un peu vifs entre les
éclusiers et les mariniers à propos de l'heure d'ouverture des écluses,
fixée à 6 h 30. Pour les premiers, c'était le début du travail, la
préparation de l'écluse, alors que les seconds l'interprétaient comme
"6 h 30, bateau dans l'écluse", ils n'étaient jamais d'accord ! "
À 16 ans et demi, Régis, mû par un besoin de changer d'air, s'engage
dans l'armée. Il fait l'école des sous-officiers de Saint-Maixent dans
les Deux-Sèvres, puis part à Poitiers, Verdun et Montpellier. Il finit
à Montlouis, près de Font-Romeu et quitte l'armée en 1981 avec le grade
de sergent.
Rendu à la vie civile, Régis suit une formation pour être soudeur et obtient son diplôme
d'OP1. "Et
va savoir pourquoi, je passe en même temps un concours des services
navigation et je le réussis. Alors se pose à moi un dilemme pas
possible : d'un côté on me propose un poste de soudeur sur roulements
de trains à Vitry-sur-Seine, et de l'autre côté, il y a un poste
d'éclusier devine où ? À la 23 de Ligny-en-Barrois, l'écluse des
parents ! C'est pour moi soit Paris avec un bon salaire, soit le retour
aux sources à Ligny, où je serais auxiliaire pendant un an avant d'être
titularisé. J'ai 15 jours pour faire mon choix ! Bien sûr, je choisis
finalement l'écluse, et prend mon poste le 1er juin 1982."
Vers
1983, lâchée par les pouvoirs publics, la batellerie entre dans une ère
difficile. Devant le trafic qui décline, on procède aux premiers essais
d'accompagnement des bateaux. Régis demande alors le poste fixe de
l'écluse n°59 de Sermaize-les-Bains, puis, en 1987, il est agent
d'exploitation, partagé entre l'entretien et la gestion de plusieurs
écluses en itinérant. Logé avec sa femme et ses trois premiers enfants
dans une écluse automatique à Einville-au-Jard, Régis se porte
volontaire pour piloter le brise-glace,
de jour comme de nuit. Celui-ci est ravitaillé en gazole au fur et à mesure
par un camion qui l'accompagne.
"Un soir d'automne 1988, l'écluse de Bauzemont présente,
dans un bajoyer,
un trou profond d'un mètre, sur quatre de diamètre.
Pas question d'attendre le chômage
: il y a du trafic, et les bateaux doivent passer. On s'y met à toute
une équipe de quatre, on installe le ponton avec un échafaudage… on a
tout le matos : le ciment avec la résine, les briquettes, le
marteau-piqueur. On bosse toute la nuit à la lumière du projo, on ne
chôme pas, je t'assure, et au petit matin, à 6 h et quart, on a fini,
l'écluse est réparée ! À 7 h et demi arrive le premier bateau. On
retient notre souffle… Ouf ! Ça tient !!" L'ingénieur les félicitera et leur accordera deux jours de repos exceptionnels. Ils ne les ont pas volés…
"Une autre fois, en plein hiver, on a une voie d'eau dans la salle des machines du "Nanan", c'est comme ça
qu'on appelle le pousseur
du brise-glace. Alors on l'amène dans une écluse pleine et on l'amarre
très serré. D'automatique, on bascule l'écluse sur le mode manuel. On
la vide et le bateau reste suspendu par ses amarres. Heureusement ça
tient et on peut faire ainsi la soudure au sec. Un moment plus tard,
"Nanan" peut reprendre le service !"
Régis, vraisemblablement formé à cette irremplaçable école
du service public
par ses parents, est ainsi de tous les coups durs et moins durs qui
jalonnent la vie du service navigation de ce coin de Lorraine : le
voilà aussi volontaire pour les opérations de nettoyage post-crues de
rivières comme la Meurthe, au sein d'une équipe spécialisée avec un
bateau, un homme-grenouille, etc. Un camping-car J5 est aménagé en
vestiaire et cantine.
En 1990, notre lorrain, un peu las des rigueurs de l'est, éprouve un
besoin de soleil, et se retrouve, le 1er février 1991, en poste au
service d'entretien du Rhône
en Avignon. Ce départ vers le soleil est cependant assombri par un
drame familial : son frère de 33 ans, pompier à Paris, est tué
accidentellement. À la même époque, il divorce puis rencontre une…
bourguignonne, Catherine, qui devient sa seconde épouse.
Mais pour Régis, quand le coup dur est passé, ça ne suffit pas. Il
éprouve l'envie de "faire quelque chose" pour tous les enfants qui,
dans la catastrophe, ont perdu un parent, un frère, une sœur… Il
voudrait atténuer le traumatisme qu'ils ont vécu en leur montrant que
"l'eau, c'est pas forcément méchant". Il a alors l'idée d'une journée
de découverte en Camargue, et convainc Claude Lieutaut, le patron d'une
entreprise de bus scolaires, d'affréter gratuitement un bus pour
emmener deux classes entières à la Manade des Baumelles, au bord du
Petit Rhône, où les enfants sont invités, entre autres, à déguster, au
milieu des marais, la "gardiane", le plat typique de la Camargue. Dans
le même esprit de réparation et toujours sous l'impulsion de notre
infatigable lorrain, le cirque Émilien Bouglione reçoit chaque soir
vingt enfants trisomiques pendant une semaine. Dans les dessins qu'ils
offrent à Régis, les enfants insistent sur ce qui les a
particulièrement marqués dans ce drame : la boue, omniprésente,
violente, qui leur a tout pris…
Puis, tandis qu'à Vaison, la Vie peu à peu reprend ses droits, le
service navigation du Bas-Rhône retrouve une certaine routine, avec ses
évènements ponctuels, comme cette brèche à Figarès, sur le Petit Rhône
en octobre 1993. "L'eau s'engouffrait dans les marais et noyait tout. On a récupéré un
ancien automoteur Freycinet
transformé en boîte de nuit, et abandonné, et on l'a coulé dans la
brèche pour la colmater. Ça a marché, et au dernières nouvelles, il
doit toujours être là-bas dessous !"
Régis n'est pas du genre à
attraper le melon. Néanmoins déménage-t-il à Cavaillon avec Catherine,
et bientôt ils accueillent une petite Alice au début de 1994, suivi
d'un petit Adrien à la fin de la même année. Puis tous deux emménagent
dans un logement de fonction en Arles en 1996. Régis travaille à
l'entretien sur le Rhône, pilote le bateau du service… Une petite Léa
rejoint Alice et Adrien en 1999.
Catherine a de la famille en Brionnais, et, à l'occasion d'une visite, tous deux découvrent l'écluse
de Montgrailloux [1], à Chambilly,
sur le canal
de Roanne à Digoin,
qui est vacante. Adrien s'exclame : "Oh, il n'est pas bien le taureau,
là ! Il est malade : il est tout blanc ! ". Il vient de découvrir sa
première vache charolaise. "On a réalisé qu'en Provence,
il nous manquait les arbres, qu'on en avait marre de la garrigue ! On
voulait retrouver une nature verte, des vaches, l'odeur des prés… Et
après les écluses automatiques, puis le Rhône et ses grands ouvrages,
retrouver une écluse manuelle avec ses manivelles, travailler de
nouveau à l'ancienne, vingt ans après, ce serait comme un retour aux
sources, un retour un peu nostalgique ! C'est ainsi qu'on s'est
retrouvés ici, proches des gens, de la nature, sur ce canal
de Roanne à Digoin, un canal à dimensions humaines avec cette convivialité que j'avais connue dans mes jeunes années" raconte
Régis avec une pointe d'accent que lui, le lorrain, a rapporté des rives du Rhône provençal.
Pourtant,
malgré le bonheur tranquille dont ils jouissent dans leur petit paradis
retrouvé, Catherine et lui ne resteront que deux ans à Montgrailloux :
la scolarisation de leurs enfants les incite à rejoindre la ville [2].
Gilles, le barragiste de Roanne, vient d'obtenir sa mutation pour
Montbrison, et Régis va le remplacer. Dès novembre 2004, le couple et
ses trois enfants emménagent dans leur nouvelle maison, au Coteau, en
rive droite de la Loire, tout au bout du barrage dont Régis partage
désormais la responsabilité avec Claude, nouvellement arrivé dans le
service, mais qui vient "des routes" [3], lui.
Régis initie Claude aux secrets du bon écoulement.
[1] Montgrailloux partage avec Marilyn Monroe de porter le numéro 5.
[2]
Montgrailloux ne deviendra pas un désert pour autant : l'écluse est
désormais occupée par Freddy, autre grande figure du canal, sa jeune
femme Morgane, leurs jeunes enfants et leurs chiens "remarquables".
[3] Du service "Routes" de la DDE.