Julien Vercueil, Les pays émergents : Brésil – Russie – Inde – Chin...
- ️Piveteau, Alain
- ️Wed Jun 01 2011
1Pays en développement, nouveaux pays industrialisés, puis pays émergents, le Tiers Monde d’Alfred Sauvy (1952) n’en finit plus de se disloquer. Dès lors qu’un pays autrefois qualifié de PED (Pays en développement) présente des taux de croissance par habitant rapide et que, plus sûrement, s’y ouvrent des marchés porteurs, la question de la nature des changements productifs, sociaux et institutionnels dont ils résultent se trouve posée. S’opère alors une sortie hautement symbolique des PED au profit de la catégorie des « pays émergents ». Disparaissent à la fois l’unité de situation qui caractérisait les représentations du sous-développement et la « communauté de destins et d’intérêts » qui rassemblait de jeunes nations indépendantes d’Amérique, d’Afrique et d’Asie (Cogneau et Lambert, 2007). Des économies émergent en tirant parti de la mondialisation. Ces réussites économiques singulières, le plus souvent inattendues, perturbent le sens commun des économistes sur la mondialisation (Rodrik 2007). L’ex champ du développement vole en éclat et, avec lui, la nature des rapports économiques entre le Nord et le Sud. La montée en puissance des « émergents » participe donc d’une nouvelle donne mondiale à laquelle font ou devront faire face les vieux pays industrialisés.
2L’ouvrage de Julien Vercueil s’inscrit dans un ensemble de travaux récents qui, prenant acte du rôle croissant de pays émergents, cherche à comprendre la profondeur et la portée des changements à l’œuvre (Piveteau et Rougier 2010 ; Jaffrelot 2008). Il s’adresse à un large public en prenant le temps, par exemple, de revenir sur l’histoire des principaux faits économiques des grands émergents ou en insérant, autre exemple, de nombreux extraits d’ouvrages ou articles utiles à la compréhension du plus grand nombre. L’auteur donne pour objectif à ses lecteurs de saisir « correctement [ces] transformations en cours » (p. 10) afin de mieux anticiper les évolutions à venir.
3Les trajectoires d’émergence des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) servent d’analyseur ou de révélateur de la mondialisation en marche. L’examen est poussé jusqu’à la prospective qui prend in fine la forme de quatre scénarios d’évolution. Un scénario « neutre » prolonge et accentue la tendance actuelle où les pays émergents tirent la croissance mondiale. Un scénario noir, dit de « déflagrations », retient l’hypothèse de tensions monétaires accrues entre la Chine et les États-Unis. Des crises multiples se déclenchent et finissent par disloquer les ensembles régionaux en laissant place, de façon possiblement violente, à la montée des nationalismes et des protectionnismes. Puis deux scénarios de régulation sont envisagés. L’un d’échelle mondiale où les institutions internationales en place imposent une régulation coordonnée du système économique. Scénario souhaitable selon l’auteur. L’autre, d’échelle régionale, où s’organise au sein d’ensembles supranationaux une dévolution accentuée de compétences à même de renforcer la coordination entre nations et de stabiliser le développement économique par bloc régional.
4La thèse s’affirme. L’histoire économique comparée des BRIC met en évidence le rôle significatif dans le succès des stratégies d’émergence, de décisions gouvernementales peu conformes à l’orthodoxie économique. En effet, l’importance de la composante politique dans la réussite économique contredit la théorie libre-échangiste. Elle plaide, selon l’auteur, pour une plus forte correspondance entre l’espace politique des régulations internationales (élargissement et approfondissement des instances de décisions internationales) et l’espace économique mondial (p. 200). Le devenir de la mondialisation dépendant des décisions prises par les dirigeants des puissances émergentes, un risque de « déraillement » vers le scénario noir persiste si le décalage entre la puissance économique avérée des grands émergents et leur faible représentation dans les instances internationales n’est pas corrigé.
5Julien Vercueil organise ce « voyage en émergence » (p. 195) en quatre temps.
6Un premier chapitre revient sur l’histoire politique et économique des émergents à partir d’une utile distinction : les économies ayant connu une longue phase de collectivisation et de planification (URSS, Chine, Inde) et les autres (Amérique latine, dont le Brésil). En une quarantaine de pages, l’auteur revisite quarante ans de politique de développement jusqu’au tournant libéral des années 1980-1990. L’exercice, on l’aura compris, était périlleux. Il a pourtant le mérite de (re)mettre en mémoire les grandes étapes de l’histoire économique et politique de ces pays et, avec beaucoup de pédagogie, de revenir sur les débats qui in fine ont fondé les stratégies retenues – celui, par exemple, sur la dépendance des économies d’Amérique du Sud exportatrices de produits de base et l’import substitution ou celui sur le rôle de la planification dans le développement économique (p. 59-62).
7Pour l’auteur, l’échec des économies socialistes s’explique par l’incapacité des systèmes en place d’améliorer la productivité (p. 58-64). Les conditions nécessaires mais manquantes dans les économies collectivisées auraient été au nombre de trois : des relations de cohérence entre l’entreprise et son environnement ; des institutions qui incitent les travailleurs à améliorer leur performance ; un système financier apte à soutenir des investissements de long terme. Quant aux économies d’Amérique latine, le résultat des ouvertures économiques et des ajustements structurels menés dans les années 1980 n’est pas plus probant que celui des politiques antérieures d’intraversion de la structure productive. Plus que cela, la crise de la dette ne prend fin qu’au milieu des années 1990 et, peut-on ajouter, les performances de croissance de l’application du Consensus de Washington restent inférieures à celles enregistrées lorsque dominaient les politiques de substitution aux importations, le protectionnisme et le « populisme macroéconomique » selon l’expression de D. Rodrik (2007).
8À l’aune des années 1990, le degré d’insertion internationale des BRIC et leur niveau d’industrialisation sont loin d’atteindre ceux du Japon et des NPI d’Asie (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan), les tous derniers membres du club très fermé des pays industriels. Les stratégies d’émergence étudiées dans le chapitre 2 sont justement celles qui, en un temps très court, paraissent modifier cet équilibre mondial. Il s’agit des politiques et programmes de réformes conduits par les BRIC entre 1985 et 1995. Sans se conformer au « modèle » d’ouverture et de promotion des exportations des NPI, ces stratégies préparent une véritable « bifurcation » des trajectoires empruntées jusqu’à lors. Différentes d’un pays à l’autre, elles ont pour point de convergence le fait d’adosser la croissance à la mondialisation et de « tourner le dos aux politiques du passé » (p. 67).
9Une fois analysés et qualifiés les changements politiques, institutionnels et économiques propres à chaque pays, cinq propositions transversales visent à caractériser la nature des processus d’émergence (p. 116-124). Dans la perspective de l’auteur, il ne s’agit pas de construire un modèle d’émergence, ni de dénier aux trajectoires étudiées leur dimension historique et spatiale. La perspective comparatiste qui fonde l’approche de l’émergence permet, plus logiquement, de dégager ce qui est commun à chaque expérience : l’ouverture économique, réelle bien que partielle, n’est pas le déclencheur du changement ; la cohérence institutionnelle est un préalable ; le changement est piloté politiquement en temps réel, le rôle de la puissance publique, comme pour les NPI, est un facteur commun du changement ; l’insertion internationale s’opère selon des schémas de spécialisation productive différents avec, dans chaque cas, un développement du marché intérieur ; l’émergence ne se confond pas avec un processus multidimensionnel de développement. Julien Vercueil rappelle alors que dans ce paysage commun la Chine fait figure de cas unique. Ceci pour au moins deux raisons. Les résultats de l’émergence chinoise sont « inédits dans l’histoire de l’humanité ». Puis ils relèvent d’une stratégie adaptative de long terme (ajustements par essais et erreurs), initiée par les « quatre modernisations » de Deng Xiaoping. Dans ce processus, seuls l’objectif d’amélioration des conditions de vie de la population et le monopole de parti sont invariants.
10Les deux derniers chapitres portent la réflexion vers l’avenir. L’émergence de nouvelles puissances dans l’économie mondiale est-elle éphémère ? Préfigure-t-elle un développement économique continu et durable ? Comment les économies occidentales peuvent-elles réagir ?
- 1 Selon cette thèse formée entre 2002 et la mi-2008, l’écart de croissance en faveur des pays émerge (...)
11Dans le chapitre 3, l’auteur revient en creux sur la thèse du découplage1. Il constate, comme d’autres observateurs, une meilleure résistance des émergents aux crises récentes. Le débat reste ouvert. Il porte sur le degré d’autonomie des mutations en cours et leur potentiel de développement. Si les écarts de niveaux de vie entre pays émergents et pays occidentaux restent importants, ils dépendent en fait de plusieurs variables (p. 125-145) : le potentiel humain des émergents (démographie et éducation), le potentiel technologique (qualification et innovation) et la demande interne. Les pièges de l’émergence (p. 145-159) analysés sous l’angle des risques sont ceux en fait de tout processus de croissance arrimé à la mondialisation. Mais dans ce cas de figure, ils sont accrus par la rapidité des quatre séquences en question, par leur simultanéité et par un effet de taille : risques sectoriels, risques sociaux, risques financiers, risques monétaires, risques écologiques liés à l’industrialisation rapide, risques géopolitiques consécutifs aux rivalités qui s’instaurent pour l’espace, les ressources et les technologies. L’auteur conclut de façon quelque peu énigmatique : les trajectoires d’émergence pourront se poursuivre sans encombre à la faveur d’une conjonction heureuse entre de « bonnes politiques » et un contexte international favorable. Avec la proposition suivante « l’émergence est fille de la mondialisation » (p. 159), Julien Vercueil semble mettre provisoirement à l’arrière plan un lien de causalité inverse : le rôle de l’émergence dans la mondialisation et la capacité, même limitée, des BRIC à réorienter leur régime de croissance vers la demande interne. Ce n’est plus la question de leur plus ou moins grande capacité à enclencher une reprise à la suite du redémarrage des économies capitalistes avancées qui s’est posée en 2008, mais celle inédite de leur rôle proactif dans les scénarios de reprise.
12Sous l’angle des défis posés aux anciens centres capitalistes, le dernier chapitre (p. 161-194) aborde différentes questions, parfois originales mais souvent trop vastes pour être rattachées de façon pleinement convaincante à la seule montée en puissance des émergents sur la scène mondiale. Il en est ainsi de la multinationalisation des entreprises, des conséquences de la mondialisation sur les rémunérations, ou des développements sur la désorientation du système financier international et la formation des bulles spéculatives. Ces passages, par leur trop grande généralité, affaiblissent quelque peu la conclusion finale sur des Etats-nations démunis dans leur action régulatrice et la nécessité pour y remédier d’une gouvernance mondiale (p. 190 et p. 194) dont il convient de rappeler, à ce jour, l’extrême précarité et, du même coup, le caractère incantatoire ou, ce qui ne se vérifie pas ici, instrumental. Mais restons-en à l’originalité. Elle vient de l’importance accordée au rôle de la demande dans l’analyse de la mondialisation ; ce qui permet à l’auteur de mettre en exergue une des caractéristiques de l’émergence : la capacité pour de nouveaux pays et de nouvelles cultures à peser sur les normes mondiales de la consommation et à orienter les futures opportunités de marchés.
13Le mérite de l’approche de Julien Vercueil, connu pour ses travaux sur les économies en transition, consiste à plonger l’analyse des BRIC dans un ensemble plus vaste, les économies émergentes, et sous un angle conceptuel encore trop rarement étudié, l’émergence. En effet, dans le temps et dans l’espace, les listes de pays dits émergents demeurent hétérogènes. Elles varient suivant le degré retenu et selon qu’on s’intéresse plus particulièrement aux marchés financiers, à la croissance économique, à l’attractivité du territoire national en termes d’investissements directs étrangers, à la taille des marchés intérieurs, à la capacité exportatrice du pays, au degré d’ouverture, etc. En conséquence, la catégorie des « pays émergents » n’est pas unifiée. Il s’agit d’un ensemble de pays à géométrie variable qui se distingue par la présence d’évolutions d’ordres économique, technique, politique et stratégique. Une telle variabilité des classements, qui renvoie à une aussi grande variété de situations de changements, suggère qu’on ne continue pas à recouvrir la question à peine surgie, mais sous-jacente, de l’émergence. Le concept, d’origine purement spéculative, en se transformant en « groupes réels » mérite d’être interrogé par les sciences sociales. Les BRIC ont cette particularité d’avoir été créés du dehors par la banque d’investissement Goldman Sachs avant de devenir un groupe politique organisé au sein du G20 (Economie et Société 2008), récemment ouvert à l’Afrique du Sud. Avec cet ouvrage précis, informé et stimulant sur les trajectoires des quatre plus grandes économies émergentes, Julien Vercueil démontre l’intérêt d’une recherche plus systématique sur la variété et la nature des processus d’émergence économique.