lexpress.fr

Francofolies: à quoi riment les paroliers?

  • ️@LEXPRESS
  • ️Thu Jul 11 2013

Actualité. Alors que les Francofolies de La Rochelle (du 12 au 16 juillet 2013) célèbrent les grandes figures de la chanson à texte, enquête sur les auteurs de l'ombre, ces artisans du mot au service des interprètes.

L'auteur Jean-Loup Dabadie et le chanteur Martin Rappeneau aux "Victoires de la Musique" au zénith de Paris, le 28 février 2009.

L'auteur Jean-Loup Dabadie et le chanteur Martin Rappeneau aux "Victoires de la Musique" au zénith de Paris, le 28 février 2009.

L'Express

Leurs chansons sont sur toutes les lèvres, mais leur nom est un secret bien gardé. Ils ont pourtant écrit La Fleur aux dents (Dassin), Traces de toi (Chamfort), Osez Joséphine (Bashung)... et des dizaines d'autres tubes qui passent par les fenêtres, descendent dans la rue, se sifflotent le coude sur la portière. Qui, à part Juliette Gréco ou Julien Clerc, cite en concert l'auteur et le compositeur de chaque morceau?

"Les interprètes sont tellement phosphorescents, affirmait Pierre Delanoë -L'Eté indien, Nathalie, Une belle histoire-, qu'ils rejettent leurs auteurs dans la pénombre. "Ces artistes de l'ombre, à quelques exceptions près- Jean-Loup Dabadie, Etienne Roda-Gil, Luc Plamondon...- entendent bien le rester. Ils ne se fréquentent pas entre eux et, contrairement aux écrivains, ne tiennent ni foire ni salon. "Notre rôle est de s'effacer, analyse la romancière Marie Nimier, auteur notamment pour Juliette Gréco, Jean Guidoni, Johnny. On oublie trop souvent que le chanteur, en choisissant notre texte, l'écrit à sa façon, en l'interprétant."

"Un parcours du combattant"

Profession parolier donc, mais le devient-on par hasard ou par vocation? "Vocation, répond Elodie Hesme (Céline Dion, Tina Arena). J'en rêvais, adolescente, mais pour y arriver! Il n'existe pas de DESS de rimes ou de licence de couplets", sourit-elle. Même détermination du côté de Didier Golemanas (Bashung, Johnny, Obispo, Vanessa Paradis): "C'est un vrai parcours du combattant, il faut forcer les portes. "Une amie d'Elodie Hesme a fait passer un de ses textes à Calogero, C'est de l'or, que chantera Jenifer. Elodie rejoint alors les ateliers d'Atletico musique, créés par Pascal Obispo autour d'auteurs-compositeurs (Lionel Florence, Stanislas, David Gattegno). L'équipe est chargée de livrer des titres clefs en main à Natasha St-Pier, Tina Arena ou Patricia Kaas. Une copine de la femme du batteur de Bashung a joué les intermédiaires entre le jeune Golemanas -21 ans à l'époque- et le chanteur de Gaby, oh Gaby. Il lui écrira SOS Amor. "Moi, mon nom a été remarqué sur des pochettes", lance Claude Lemesle, président de la Sacem et auteur de 2 000 chansons -il a démarré avec Joe Dassin. Jean Fauque, lui, avait posté à des éditeurs de musique une sélection de textes qui ont atterri chez un Bashung encore à la marge en 1974. Ensemble, ils mijotent des titres pour Nicole Rieu ou Esther Galil, qui ne les retiennent pas. "Les rencontres se font parfois à retardement", poursuit Fauque. Quinze ans plus tard, l'album Novice scellera leurs premiers pas.

L'inspiration? "Une étincelle qui tombe de n'importe où"

Bashung et Jean Fauque. Bashung et Boris Bergman. Julien Clerc et Etienne Roda-Gil. Michel Jonasz et Pierre Grosz. Juliette et Pierre Philippe. Pascal Obispo et Lionel Florence. L'histoire de la chanson est pleine de tandems gagnants et parfois de ruptures artistiques, voire de retrouvailles. Mais ici, quand le divorce est prononcé, seul le chanteur garde les enfants. Le milieu est versatile, ingrat, tourné vers l'homme du moment. Beaucoup d'auteurs ne connaissent pas leurs interprètes; des directeurs artistiques récoltent les copies. Lancent parfois un appel d'offres: plusieurs paroliers usinent sur la même musique, mais ils l'ignorent. "En revanche, lorsqu'une vraie collaboration s'installe, il faut répondre à une logique, appuie Didier Golemanas. J'ai besoin de gratter, de mettre à nu, cela devient presque obsessionnel. J'ai écrit Ce que je sais pour Johnny parce j'étais persuadé qu'il lui fallait une chanson emblématique. Testamentaire..."

D'où vient l'inspiration? "C'est une étincelle qui tombe de n'importe où", commente Pierre-Dominique Burgaud, auteur notamment du Soldat rose et du prochain album de Gaëtan Roussel. D'un livre, d'un film, d'une image d'actualité, d'une histoire d'amour, d'une brève de comptoir... Claude Lemesle a eu l'idée de La Folie, une des nouvelles chansons de Maxime Le Forestier, après avoir commenté avec ce dernier les pensées de Brel sur les femmes qui surprotègent leurs maris. Un reportage de Roger Auque a soufflé à Elodie Hesme Je m'appelle Bagdad(Tina Arena). Marie Nimier part d'une expression parfois détournée, Chanter n'est pas jouer" (Johnny). "J'aime beaucoup les histoires en V", s'amuse Jean Fauque, qui a cuisiné le fameux"On m'a vu dans le Vercors"(La nuit je mens). "J'avais découvert, enfant, ce nom magnifique[celui de résistant de Jean Bruller, auteur du Silence de la mer]."

Jouer avec les sons, les allitérations, les associations

Quoi d'autre? Fauque, toujours. Après la chute du mur de Berlin, il pond Osez vos oukases, texte féministe autour des filles de l'Est, qui deviendra Osez Joséphine- Joséphine, prénom d'une grand-tante de Bashung, femme libre avant l'heure. "Les chansons parlent depuis toujours de la vie, de l'amour, de la mort, analyse Claude Lemesle. L'important est de changer les angles." "Ecrire, c'est récrire sa vie, réinventer celle des autres", ajoute Didier Golemanas.

Au départ, la page est blanche. Et le plus souvent sans partition. Blanche, mutique et douloureuse. "Ça ne s'arrange pas, souffle Claude Lemesle. J'ai planché récemment sept heures d'affilée sur une musique de Fugain, et je n'en suis même pas à la moitié." Pierre-Dominique Burgaud compare le texte en train de surgir à une toile du Titien: "On avance à l'aveugle, et puis une forme se dessine, c'est extraordinaire. "Pour tirer le fil des mots, chacun a sa méthode. Jouer avec les sons, les allitérations, les associations. Marcher pour éprouver la cadence des vers. Les répéter à voix haute, très vite, pour en vérifier la fluidité. Didier Golemanas s'empare d'une grande feuille où il dispose les phrases, les rimes sur les branches d'un arbre dessiné. Le chanteur Loïc Lantoine se souvient des ateliers d'écriture qu'animait Allain Leprest (1954-2011), le dernier poète de la chanson contemporaine: "On commençait par s'échauffer cinq minutes à partir d'un thème improvisé, Allain appelait cela l'"oeuf dur". Puis on s'embarquait trois quarts d'heure sur un sujet imposé. J'ai appris grâce à lui à tenir un axe, à placer une rime qui fait sens loin dans le couplet, pour l'enrichir..."

Les auteurs, victimes de la crise du disque

"Nous, les paroliers, sommes une espèce en voie d'extinction", soupire Jean Fauque. La profession a vécu son âge d'or dans les années 1970 avec une moisson d'interprètes (Sylvie Vartan, Mike Brant, Joe Dassin, Dalida, Gérard Lenorman, etc.). Connu sa traversée du désert provoquée par la "nouvelle chanson française". Surnagé avec des hauts, des bas. Au tournant des années 2000, le triomphe des comédies musicales et le raz de marée de chanteurs issus de la télé-réalité ont déclenché un grand appétit de textes. C'était hier. Aujourd'hui, les auteurs prennent la crise du disque de plein fouet: 264 albums français ont été commercialisés en 2012 contre 531 en 2002. Et tous les chanteurs veulent écrire leurs chansons. Les droits d'auteur (25 %) sont en chute libre puisque la part de la musique à la télévision est réduite comme une peau de chagrin et qu'Internet reverse... 0,0003 euro en moyenne pour chaque passage.

Le mythe du parolier au manteau d'or massif a fait long feu. D'après une récente étude effectuée par la Sacem, qui portait sur quatre années consécutives, 166 auteurs en développement de carrière ont atteint le seuil de 15 000 euros de revenu annuel et 50 celui de 30 000 euros. C'est une vie de montagnes russes. Une chanson mort-née rapporte environ 20 euros. Un tube matraqué à la radio: 100 000 euros. Et si une vedette rompue aux tournées des Zénith et Bercy inscrit un titre à son répertoire, c'est le jackpot assuré. Un morceau chanté sur scène peut faire gagner cette année-là à son auteur entre 10 000 et 20 000 euros- le chiffre est calculé au prorata des places vendues. Chaque chanson a son histoire, son destin. L'interprète est capital, mais il n'y a pas de recette miracle. "Il existe une part de chance énorme dans un succès, de hasard, de mode... Moi, je suis un tailleur pour bossu, j'adapte mes idées à ceux qui me chantent", disait Pierre Delanoë. Un homme de parole.