Le prix de la douleur
- ️@LEXPRESS
- ️Thu Sep 22 1994
Archive. Peur de voir les malades s'accoutumer à la morphine ou croyance dans les vertus rédemptrices de la souffrance" Pour les médecins français, la prise en compte de la douleur n'est pas toujours prioritaire. Une attitude qui place notre pays au 40e rang mondial dans ce domaine. Lucien Neuwirth est chargé d'y remédier. Il est temps.
Les Français souffre-douleur de la médecine! C'est ce que révèle le bilan dressé par le Haut Comité de la santé publique. On y découvre que les souffrances provoquées par la maladie sont beaucoup moins bien traitées, en France, que dans d'autres pays. Réagissant devant cette carence, Lucien Neuwirth, sénateur de la Loire, vient d'obtenir le feu vert du gouvernement pour mettre au point, de toute urgence, un plan de lutte contre les effets dévastateurs de la douleur. Chaque individu peut en faire, un jour, la terrible expérience: les sujets atteints d'affections neurologiques, les enfants et les adultes victimes de brûlures, les opérés en réanimation, les mourants... Une étude effectuée sur 600 cancéreux indique que leur douleur n'a été traitée que dans un tiers des cas. Selon une autre enquête, menée auprès de sidéens, seulement 28% d'entre eux déclarent avoir été soulagés. Pourtant, constate le Haut Comité de la santé publique, les médecins disposent aujourd'hui de substances permettant de réduire la douleur des malades et des personnes en fin de vie. Il existe toute une gamme de médicaments appelés antalgiques: depuis l'aspirine et le paracétamol jusqu'à la morphine, en passant par la codéine. Or - chiffres révélateurs - la France est au 40e rang des pays utilisateurs de substances morphiniques. Elle en consomme vingt fois moins que la Grande-Bretagne! Un premier signal d'alarme avait été déclenché, en août 1993, lors d'un congrès médical international qui s'était tenu à Paris. Les participants français avaient alors été stupéfaits de découvrir leur retard concernant la prise en charge des malades souffrant de douleurs chroniques. Non moins surpris, le ministre délégué à la Santé, Philippe Douste-Blazy, n'avait pas mâché ses mots pour condamner «les préjugés qui déterminent encore la majorité des attitudes thérapeutiques des équipes soignantes face à la douleur». Cinq mois plus tard, le ministre alertait les professionnels de santé pour leur rappeler qu'il existe aujourd'hui des moyens aptes, dans la plupart des cas, à diminuer les souffrances des malades et des opérés. Mais, manifestement, les réticences subsistent. Elles auraient plusieurs causes: culturelles et religieuses. «Fille aînée de l'Eglise», la France catholique croyait aux vertus rédemptrices de la douleur. Selon le Pr Patrice Queneau, les médecins, de leur côté, entretiendraient «une crainte excessive de provoquer une toxicomanie analogue à celle des grands drogués opiomanes». Or, poursuit cet éminent spécialiste, une étude américaine révèle que, sur plus de 10 000 grands brûlés traités à la morphine, aucun cas de toxicomanie n'a été révélé. Quels que soient les prétextes invoqués, en voici le surprenant résultat, dénoncé par Douste-Blazy: en France, la moitié des facultés de médecine consacrent moins de deux heures par an à l'étude de la douleur. Conséquence: il a fallu attendre 1975 pour que soit créée, à Strasbourg, la première consultation antidouleur, alors que les Britanniques se sont engagés dans cette voie dès... 1947. Actuellement, on dénombre, dans l'Hexagone, une trentaine de centres de traitement de la douleur. C'est nettement insuffisant. Il en faudrait un dans chaque hôpital. Mais cela exige du personnel, des locaux, des lits de soins palliatifs, donc des investissements coûteux. Connu pour avoir attaché son nom à la loi sur la contraception, Lucien Neuwirth vient de recevoir l'accord du gouvernement pour engager une action visant à développer sérieusement le traitement de la douleur. Comme c'est trop souvent le cas en France, on commence par créer un groupe de travail chargé de procéder à l'audition d'experts. «Mais, affirme Lucien Neuwirth, je suis décidé à agir vite. Nous nous réunirons dès les premiers jours d'octobre. Notre but étant d'obtenir, lors du prochain débat budgétaire, des moyens financiers en faveur des centres antidouleur.» Le deuxième objectif concerne la formation des professionnels de santé. Non seulement les médecins, mais aussi les infirmières et les kinésithérapeutes. «Nous ne manquons pas d'arguments, confie le sénateur de la Loire à L'Express. A l'évidence la meilleure prise en charge de la souffrance répond à un impératif humanitaire. En outre, elle doit permettre de faire des économies en réduisant la durée des séjours hospitaliers et en limitant les causes d'absentéisme liées à des maux douloureux.» Troisième cible de la mission Neuwirth: la révision de la loi sur les substances toxiques, qui fait obstacle, en France, à l'utilisation de la morphine. Cette loi, dont le caractère répressif a été renforcé en 1916, a été votée en juillet 1845, sous Louis-Philippe. Une telle pesanteur législative doit inciter à la plus grande prudence quant aux chances de voir aboutir rapidement le généreux projet du sénateur de la Loire. PHOTO - LUCIEN NEUWIRTH