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Les nouveaux beaufs

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  • ️Thu Mar 02 2000

Tendance. Exit le patron de bistrot gras du bide immortalisé par Cabu: le beauf new-look est jeune et porte catogan. De la télé à la pub, en passant par le one-man-show, il a même pignon sur rue

En se livrant à quelques facéties douteuses avec la journaliste du Monde venue l'interroger, Bruno Gaccio, l'un des pères des Guignols de l'info, a eu au moins le mérite de mettre en lumière un phénomène qui monte en puissance depuis quelque temps: le come-back du beauf. Pendant cette brève entrevue, Gaccio aurait posé son index entre les seins de Sylvie Kerviel, avant de lui confier qu'il pouvait lui apprendre «des positions que tu connais pas». Alain de Greef, directeur des programmes de Canal + (rebaptisé «anal +» par certains), l'a admis: «Gaccio [...], il a un côté beauf très prononcé.» Guillaume Durand, ex-présentateur de l'émission Nulle Part ailleurs et cible préférée des Guignols, vient de publier La Peur bleue (Grasset), dans lequel il accuse: «Nous sommes dans la beauferie militante qui se prendrait pour la cause du peuple.»

Gaccio n'est pas seul, loin de là. L'acteur Alain Chabat, M. Loyal de la dernière cérémonie des césars, lâche un pet bien sonore sur la scène, le 19 février dernier. Il en remet, même. Chabat informe son auditoire que lorsqu'il a eu 25 ans - l'âge des césars - il s'était fait offrir «une pute». Bref, au moment où l'on célèbre la Journée internationale de la femme, le 8 mars, le beauf pète le feu. «En d'autres temps, on l'aurait traité de mufle ou de goujat, mais aujourd'hui ce qualificatif ferait rire Gaccio comme une baleine», constate l'écrivain Dominique Jamet, l'un des signataires d'une pétition antisexiste - donc anti- beauf - lancée par l'association féministe les Chiennes de garde, qui, créée au printemps dernier, dénonce les atteintes à la dignité des femmes.

Le personnage du «beauf» - abréviation de beau-frère - est né dans l'après-Mai 68 du crayon de Cabu, dessinateur humoristique de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo. «C'était le patron de bistrot avec le berger allemand, la moustache et le maillot de corps, explique le sociologue Paul Yonnet, auteur de Travail, Loisir (Gallimard). Il y avait alors un rejet du mode de vie et des habitudes de la classe ouvrière, dont on ne pouvait désormais plus attendre qu'elle régénère la société.» Après l'avoir adorée, on la ridiculisait. Mais, sans qu'on y prête attention, le beauf a changé de tête. «Il a abandonné la casquette Ricard et le jeu de boules au bord de l'autoroute,» souligne Robert Ebguy, directeur des recherches au CCA (Centre de communication avancée). La créature de Cabu n'est plus le gros lourdeau mal rasé (même s'il est toujours bien là. C'est lui qui crie à Dominique Voynet «Enlève ton slip, salope!»). Signe des temps, le «nouveau beauf» est jeune et porte désormais un catogan. Il est dans la communication et se distingue par sa morgue, son humour de régiment, son égocentrisme grossier. Voici venue l'ère du JBB - le «jeune beauf branché». D'ailleurs, rien n'est plus à la mode que les soirées beauf très parisiennes (voir Le Magazine). «On a sauté une génération, constate Emmanuel de Waresquiel, historien et coordinateur du Siècle rebelle (Larousse). Le beauf se recrutait chez les 50-60 ans. Il est maintenant chez les 30-40 ans. Il a également changé de classe sociale.» Le beauf new-look est cadre commercial, agent de change ou publicitaire. Le phénomène, affirme Waresquiel, est très lié au développement de la culture d'entreprise. «Ces sessions de remotivation où l'on vous explique que vous êtes les meilleurs, les plus forts, ça participe totalement de cette culture beauf. Dans ce contexte, il devient ridicule de s'intéresser aux autres.»

La télévision et le spectacle sont à l'avant-garde du mouvement. Le comédien Jean-Marie Bigard est le pape officieux du beaufisme. Les affiches pour son récent spectacle au Bataclan affirmaient «Bigard met le paquet». L'illustration: un gros plan sur un slip kangourou bien rempli, sur fond noir. Et le comique de préciser: «J'ai apporté mon propre matériel.» Le rap lui-même s'inspire souvent de la culture beauf: grosses bagnoles et filles bien roulées. Le monde virtuel n'échappe pas - comment le pourrait-il? - à l'influence de l'esthétique beauf. Lara Croft, héroïne du jeu vidéo Tomb Raider, est devenue le fantasme de millions d'ados, la version digitalisée de la pin-up: plus de 8 millions d'exemplaires du jeu au dernier compte.

La pub n'est pas en reste. La dernière campagne pour Nomad, le téléphone portable, est un modèle du genre. «Un Nomad et un voyage pour la Saint-Valentin. Votre fiancée va en rester bouche bée». Sous le slogan, une poupée gonflable, assise à une élégante table de restaurant, la bouche prête à l'action. «J'observe la publicité depuis quinze ans, et le sexisme s'est aggravé ces dernières années», affirme Florence Montreynaud, écrivaine et militante féministe, fondatrice des Chiennes de garde. «On voit des choses qu'on n'aurait jamais imaginées après trente ans de féminisme.» Au panthéon de l'impudence, selon Montreynaud, la campagne pour le dernier modèle de Rover. On y voit de dos un exhibitionniste ouvrant son imperméable, histoire de montrer sa «puissance».

Les magazines pour les 18-30 ans - FHM, Max ou Entrevue - donnent à plein dans le beaufisme. La recette est simple: du fric, du cul, du gras. «La parité à Entrevue, c'est un homme et deux seins. [...] Réjouissez-vous, mesdames, car, comme tous les mois, pour vous, c'est encore peau de zob», explique délicatement Entrevue, le magazine français qui a connu l'année dernière la plus forte augmentation de ses ventes (+ 20%). «Dans une société où l'interdit est frappé d'interdit, analyse Paul Yonnet, on est allé de transgression en transgression. On a finalement fait le tour de la roue et on est revenu à des comportements traditionnels.» Parce que le beauf, c'est aussi tout ce qu'on réprime en nous. «Le beauf, c'est le lapsus», dit joliment Robert Ebguy. La preuve, Jean-Marie Bigard affirme parler comme le ferait un ministre. «Un homme politique qui sort d'un Conseil des ministres va dire couramment: ?Oh! la, la! Il m'a cassé les c...? Evidemment, hors micro. Moi, je le dis tout haut», explique l'ex-prof de gym. Le langage beauf est aussi né en réaction contre le politiquement correct. «C'est une révolte contre la tendance à surveiller le langage et à utiliser des euphémismes, affirme le linguiste Alain Rey. Mais attention! il y a une différence entre le langage cru et le langage insultant. Rabelais n'est pas un beauf.»

Le beauf c'est celui qui, face à une bourgeoisie ayant codifié un bon goût dont il se sent exclu, a inventé le bon droit. «Aujourd'hui, dans une société compétitive, on encourage ces attitudes. Le respect de l'autre est minoré. Il n'y a que lui, le beauf. Il est dans son bon droit», analyse Robert Ebguy. A cela s'ajoute aussi une pincée de parano à l'égard des femmes, genre «Ah! Vous voulez de l'égalité, vous allez en avoir!». La goujaterie de ce début de siècle est un moyen d'expression de soi-même dans une société normative. «Elle permet d'affirmer ce qu'on est réellement, explique Sebastian Roché, chercheur au CNRS et auteur de La Société incivile (Seuil). Aujourd'hui, on fait preuve d'incivilité parce qu'on veut être soi-même avant d'être avec les autres.» Le beauf a désormais plusieurs visages. Une récente étude menée aux Etats-Unis sur les cadres supérieurs montre qu'en avion ils sont particulièrement agressifs à l'égard des hôtesses, alors que, dans l'entreprise, ils sont hyperpolicés. «On passe d'un comportement rigide - le gentleman, impeccable en toutes circonstances - à un comportement en fonction des situations - ici, je suis policé, là je suis grossier», raconte Roché. «De toute façon, rassurons-nous, nous sommes toujours le beauf de quelqu'un», conclut Robert Ebguy. Sur ce terrain-là, au moins, nous sommes tous égaux.