La deuxième mort de Tjibaou
- ️@LEXPRESS
- ️Fri May 12 1989
Les démons de la violence et du sang sont lâchés. Ils rôdaient depuis un an dans l'île d'Ouvéa, après s'être échappés de la «grotte sacrée» de Gossana, où 19 indépendantistes et deux militaires étaient morts sous les balles. L'assassinat de Jean-Marie Tjibaou et de Yeiwéné leur livre maintenant toute la Nouvelle-Calédonie. Et les accords de Matignon, qui avaient pourtant semé, en huit mois, des germes de paix.
Sitôt connue la tragique nouvelle, les exorcistes sont accourus de métropole, Michel Rocard à leur tête. Que faire, quand l'irréparable est déjà commis? Il ne reste que les mots. Pour prier et prôner l'exemple. Devant les deux cercueils drapés aux couleurs de la Kanaky, le Premier ministre a montré son émotion. Et il a tout fait pour «garder vivantes la flamme et la parole» des deux principaux dirigeants du FLNKS, inséparables jusque dans la mort. Son espoir serait de rassembler toutes les bonnes volontés autour de leur «héritage» - «Nous en sommes tous comptables», a martelé, de Paris, le chef de l'Etat - pour sauver ce qui peut l'être. L'inquiétude qu'on voit partout, à Nouméa et en brousse - même chez ceux qui éprouvaient le moins de sympathie pour Tjibaou - pourrait peut-être l'y aider.
Fidèle à sa signature, Jacques Lafleur, patron du RPCR, est vite monté au créneau, pour, défendre les accords. Malgré un mouvement de méfiance initial, quand il a confié au «Figaro» craindre l' «exploitation électorale» des événements. Mais ceux-ci sont assez graves pour provoquer un resserrement de la communauté européenne et des anti-indépendantistes autour du «député», leur chef naturel. Signe des temps: l'animateur de l'une des formations d'extrême droite qui ont taillé des croupières au RPCR, à l'occasion du référendum sur la Nouvelle-Calédonie, dit son petit parti «déboussolé» et «obligé de revoir toute sa position» avant les prochaines élections. L'un des premiers lieutenants de Lafleur assure: «Nous, on continue!» Mais avec qui, puisque les indépendantistes modérés ont perdu leurs leaders? «Il faut les aider», réplique-t-il. Comment? «En leur montrant qu'ils ne sont pas seuls.»
L'objet d'une telle sollicitude: l'Union calédonienne (UC), bien sûr, principale composante du FLNKS et pilier des accords, côté canaque. Elle a toujours été au c?ur des contradictions du territoire. Le slogan de ses fondateurs n'était-il pas «Deux couleurs, un seul peuple»? En 1977, prise en main par l'équipe Tjibaou, elle a opté pour l'indépendance. Depuis, ses quatre dirigeants historiques ont payé de leur vie ce combat: Pierre Declercq, Caldoche considéré comme un «traître» par ses congénères, en 1981; Eloi Machoro, en 1985; «Jean-Marie» et «Yéyé», aujourd'hui «traîtres», a leur tour aux yeux de certains Canaques. Voilà I'UC confrontée à la plus grave crise qu'elle ait jamais connue. Juste au moment où elle allait toucher les premiers dividendes de son action, en prenant le contrôle de deux des trois provinces (Nord et îles) créées par le nouveau «statut Rocard», qui doit entrer en vigueur dans la foulée des élections du 11 juin.
Après un instant d'hésitation, le gouvernement a maintenu cette date. Une façon, pour lui, de montrer que, en dépit du nouveau drame d'Ouvéa, il contrôle la situation, Et de favoriser, également, le regroupement des indépendantistes autour des héritiers de Tjibaou et de Yeiwéné, tant que n'est pas retombée l'émotion de leur mort brutale. Il s'agit de conforter l'UC, de lui donner du «grain à moudre», de l'aider à garder le mouvement indépendantiste dans la vole de la modération. Rude mission, tant s'agitent maintenant ses ennemis et ses rivaux au sein de la communauté canaque. Son meilleur atout n'était-il pas l'alliance sans faille entre la personnalité rayonnante de son président et le savoir-faire organisationnel de son vice-président? Tjibaou d'abord, Yeiwéné ensuite étaient sans doute les seuls à pouvoir garantir l'unité du FLNKS et une certaine pérennité aux accords de Matignon.
Pour exorciser, eux aussi, les démons de la discorde et de la peur, les survivants de l'équipe se sont empressés d'affirmer solennellement leur filiation. Ainsi, sur les marches de la cathédrale, à l'issue de la cérémonie funéraire, François Burck, un Caldoche massif et grisonnant qui s'est glissé dans le rôle du stratège, a rappelé, devant la foule des sympathisants et l'immense panorama de la baie de Nouméa, les deux dates clefs qui fondent leur légitimité et leur démarche: 1977, et le choix, derrière le «président Tjibaou», de l'indépendance; 1984, quand celui-ci avait, juste après le massacre, à Hienghène, de huit membres de sa tribu et de deux de ses frères, empêché les siens de riposter par la violence et pris le chemin de la patience et de la réconciliation.
Mais combien de temps ses successeurs sauront-ils résister aux provocations et aux surenchères? Chez les jeunes Canaques, de la ville ou des tribus, la ligne modérée passe mal. Ils ont grandi dans le souvenir et, parfois, le culte de Machoro, le «chef de guerre», le «héros» de Thio. Face aux gendarmes mobiles, ils ont défendu «leurs» barrages, l'an dernier, sur les routes de la Grande Terre et des îles, pendant le siège de la grotte d'Ouvéa. Ils ont pleuré leurs 19 «martyrs». Ils sont souvent réceptifs aux arguments des plus extrémistes, partisans de l' «Indépendance immédiate», qui accusent l'UC de pactiser et dénoncent la corruption de ses dirigeants. Les voici, désormais, au centre des grandes man?uvres et des conflits qui menacent le FLNKS. Qui pourra les retenir? Pour parer au plus pressé, la direction de l'UC, après avoir fait bloc autour des deux cercueils, a décidé de mettre en avant Léopold Jorédié, son secrétaire général et n°3 officiel du FLNKS. Il a, d'ores et déjà, pris la place de Tjibaou au comité consultatif, qui assiste le haut-commissaire pendant la phase actuelle d'administration directe. «Léo» remplacera sans doute aussi «Jean-Marie» à la tête de la liste FLNKS pour la province Nord. Et le maire de Lifou, Çono Hamu, devrait conduire, à la place de «Yéyé», celle des îles.
Jorédié dispose, pour asseoir son pouvoir,d'un remarquable instrument: l'organisation indépendantiste de Canala, dont il est le chef depuis des années, et qui constitue la branche la plus étoffée et la plus disciplinée de l'UC. Le seul défaut un peu voyant de «Léo», c'est qu'il n'inspire pas toujours une totale confiance à ses compagnons. Tjibaou l'avait, ainsi, tenu à l'écart des discussions sur les accords de Matignon. Et, sitôt après leur conclusion, Jorédié s'était dépêché d'écrire, dans «Le Monde»: «L'esclave a donné la main à son maître.» Il s'était encore plus vite rétracté. Mais cela ne le désigne peut-être pas comme l'héritier idéal des deux signataires.
Aussi certains de ses pairs ont-ils imaginé de mettre en selle Marie-Claude Tjibaou, la veuve du «président». Une forte femme, assurément, les pieds sur terre et respectée. Cependant, elle n'a jamais tenu le devant de la scène. Elle a pour atout le nom qu'elle porte. Et la fidélité des collaborateurs et des proches de son mari. Néanmoins, les femmes canaques, parfois connues pour se muer en pasionarias, telle Marie-Françoise Machoro, n'ont, jusqu'à présent, jamais eu de grand rôle politique. Le comité directeur de l'UC fera son choix le 20 mai. Quel qu'il soit, l'élu a peu de chances d'obtenir, comme Tjibaou, la présidence du FLNKS, qui comprend cinq autres formations. L'hégémonisme de l'Union calédonienne sur la mouvance indépendantiste a, en effet, fini par susciter contre elle une alliance des «petits partis». On y trouve notamment le Fulk, de Yann Céléné Uregeï, et le LKS, de Nidoish Naisseline. Autant parler du mariage de la carpe et du lapin. Le premier est l'opposant le plus radical aux accords, le second a toujours fait figure de modéré. En réalité, le parti de Tjibaou n'avait laissé que des miettes aux autres courants lors des récentes municipales et s'apprêtait à les traiter encore plus durement aux provinciales. Uregeï, Naisseline et quelques autres ont tenu, en avril, plusieurs réunions de mobilisation et de concertation dans les îles. S'était joint à eux, au nom de son comité de lutte d'Ouvéa, Djubelly Wéa, le meurtrier présumé de Tjibaou et de Yeiwéné, qui vouait de longue date une haine tenace aux chefs de l'UC.
Il s'en est fallu de peu que les autorités de Nouméa n'éventent le piège tendu par Wéa. Les gendarmes. avaient, en effet, appris que «quelque chose de grave» était à craindre à l'issue du deuil canaque. Soit le 5 mai, soit à la mi-juin. On pensait alors, grâce à des informations convergentes, qu'un attentat viserait des gendarmes. Voire une personnalité locale de l'UC. Mais, malgré la présence sur place d'un correspondant des Renseignements généraux, rien ne filtrera jamais sur la vraie cible de Djubelly Wéa.
De plus, le voyage de Tjibaou sur l'île d'Ouvéa a été décidé très tard. Celui-ci ne l'a appris qu'au moment même où on lui a remis son billet d'avion, sur décision de la commission exécutive de l'UC. Ses gardes du corps mélanésiens, formés par les spécialistes du Raid, n'avaient pas de place dans l'avion. Il fallut l'insistance du haut-commissariat pour qu'on les embarque. Tant d'improvisation a évidemment facilité la tâche du ou des tueurs.
Aujourd'hui, les «alliés» de Wéa et de son comité, les sympathisants des «petits partis», rasent les murs. Mais pas le Fulk, qui publie un communiqué pour, dénoncer ces «leaders [du FLNKS] qui s'entre-tuent» (!) et saluer «ces événements qui s'inscrivent dans la lutte de libération du peuple kanak». C'est une véritable déclaration de guerre à l'Union calédonienne. Désormais, entre indépendantistes canaques - les uns réformistes, les autres révolutionnaires -' la haine est aux commandes, et le pire, presque sûr. Pour y parer, des réunions de sécurité se tiennent régulièrement au haut-commissariat. L'étincelle pourrait venir d'Ouvéa, où le comité de lutte s'est déjà ressaisi derrière un frère de Djubelly, Maki Wéa. A Kalaa-Gomen, dans le nord-ouest du territoire, voilà quelques semaines, des tribus Fulk et UC se sont bagarrées dans les rues. L'île de Maré - où cohabitent la famille et les amis de «Yéyé», un fort contingent Fulk et le chef Naisseline - est un vrai chaudron, Sans oublier Nouméa, où tout le monde côtoie tout le monde et où un incident a vite fait de dégénérer. Et puis, il y a l'approche des élections, terrain idéal pour le Fulk, dont un document interne prévoit le «boycottage actif». Reste t-il une lueur d'espoir? Pessimiste comme rarement, Christian Blanc, l'architecte des accords de Matignon, se souvient pourtant de cette confidence de son ami Tjibaou: «Chez nous, ce sont les femmes qui portent la paix.»