LE SOUFISME
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LE SOUFISME
Le monde arabo-musulman.com 5 avril 2003
Dorigine arabe, le terme de soufisme sert communément à désigner la mystique islamique. Il recouvre et parfois masque une multitude de courants dimportance diverse, souvent divergents dans leur pratique et leur doctrine, échelonnés entre les débuts de lislam (Ier siècle de lhégire / VIIe siècle de lère chrétienne) et lépoque actuelle. Certains de ces courants nont eu quune existence éphémère; dautres vivent encore aujourdhui et peuvent se prévaloir dune antériorité de plusieurs siècles.
Après une maturation lente et difficile, dans un environnement social et religieux dabord hostile, le soufisme a fini par se faire reconnaître, en tant que tendance religieuse à part entière, dans lensemble du monde islamique arabe et non arabe, à partir surtout du VIe/XIIe siècle. Il suscite cependant encore des réactions de rejet, dont les initiateurs ont été, à lépoque moderne, la Turquie kémaliste, le réformisme musulman et, dune façon quasi permanente, le shi'isme. Cest actuellement dans les territoires les plus tardivement islamisés, de lAfrique noire au domaine indo-malais, que le soufisme, prenant appui sur une pratique intense du prosélytisme maraboutique et sur les ordres "confrériques", est le mieux implanté et le plus vivant. Il sagit souvent dun soufisme "populaire", fortement marqué par les contextes locaux et nayant guère de rapport avec les spéculations des grands penseurs dépoque classique.
Le terme de soufi, entré dans lusage français, dérive de larabe soufi qui signifie le mystique. Léquivalent de soufisme est le nom verbal tasawwuf . Le mystique du type soufi peut également être dit mutasawwif (pluriel, mutasawwifa). Cette famille de mots se rattache, selon létymologie la plus vraisemblable, au substantif souf , la laine ou la robe de laine, dans lexpression labisa al-souf (il sest vêtu de laine). Il sagit, à lorigine, dune robe de laine blanche, ensuite dune robe parfois noire ou rayée (L. Massignon, La Passion dAl-Hallaj I, 143- Essai sur le lexique technique de la mystique musulmane, 153).
Le soufisme justifie fréquemment le port de la robe de laine en affirmant quelle a été lhabit des prophètes (nabi) davant Muhammad et notamment celui de Jésus (I'ssa). Le tasawwuf serait donc, étymologiquement, le fait de professer et de pratiquer une doctrine mystique dont une des marques extérieures de reconnaissance aurait été le port dun froc de laine. Cette hypothèse, qui est, linguistiquement, la seule pertinente, a été émise dès le Moyen âge par les premiers auteurs qui, à partir du IVe/Xe siècle, ont entrepris de présenter le soufisme comme une tendance religieuse "orthodoxe" se rattachant au sunnisme (sunna). Mais, selon lhabitude médiévale islamique, qui consiste à citer toutes les opinions jugées recevables sur une question, dautres interprétations ont été proposées par les mêmes auteurs. Elles se caractérisent par la mise en évidence dune filiation, évidemment pseudo-historique, entre le soufisme dépoque classique et lâge prophétique islamique, modèle et période de référence par excellence. Le traité de lIranien de Transoxiane, Al-Kalabadhi, mort en 384/994, présente les différents aspects de cette question (traduction A. J. Arberry, The Doctrine of the Sufis, 5). Certains orientalistes ont émis lidée que le mot sufi pourrait avoir été calqué sur le grec sofov, le sage. Cela paraît très peu vraisemblable. En effet, la sagesse, au sens ancien du terme, a pour traduction, en arabe, hikma. Dautre part, le terme grec est passé en arabe dans lemprunt faylasouf, le philosophe, sans quaucun lien ait jamais été établi avec sufi.
Au soufisme se rattache un autre terme francisé, celui de marabout, dérivé de larabe mourabit, qui signifiait, à lorigine, celui qui tient garnison dans une forteresse frontalière, ribat (identique au nom de la ville marocaine de Rabat). De pieux musulmans des premiers siècles avaient lhabitude dy effectuer des séjours temporaires aux côtés des soldats. Le terme désigne aussi certains relais détape isolés faisant office dhostellerie.
Dès le IIe/VIIIe siècle, des ribat-s ont pu servir de refuge à des mystiques solitaires ou à des groupes, à linstar dautres lieux excentrés, détablissements désaffectés ou en ruine (mosquées de quartier, masdjid, dans les villes; ruines diverses en beaucoup dendroits, khirba). Le ribat dAbbadan en Susiane fut occupé par le mystique A'bd Al-Wahid b. Zayd (m. 177/793) et ses disciples (Massignon, Essai, 213). Enfin, des établissements portant ce nom furent édifiés dans les villes, à partir surtout du Ve/XIe siècle, probablement selon un modèle iranien, le khanqah (Encyclopédie de lIslam, 2e éd.). Alors quils étaient destinés dabord à abriter différents spécialistes des sciences religieuses, tout comme les medersas/madrasa, il devint de règle générale à partir du VIIe/XIIIe siècle de réserver ces établissements aux soufis (principaux termes synonymes; khanqah/khanagah, terme persan, utilisé dans le monde indo-iranien et au Proche-Orient jusquen égypte; zawiya, terme arabe, employé au Proche-Orient, en Turquie et dans le monde islamique occidental; tekkeh, terme turc, en usage dans le domaine ottoman, etc.).
Étant donné la multiplicité de ces termes, qui recouvrent souvent des réalités différentes, il est hasardeux de les traduire par un terme unique tel que couvent. Le mot marabout/mourabit, issu de cette longue évolution et ayant perdu toute connotation militaire, est utilisé dans louest du monde islamique pour désigner un personnage vénéré localement ou un chef de confrérie mystique.
Fakir, de larabe faqir (pluriel fuqara), et derviche, du persan darwish (pluriel darwishan), signifiaient tous les deux "pauvre", au sens commun. Les deux termes ont été appliqués aux membres réguliers des confréries mystiques. Mais le fait que certains de ceux-ci se livraient en public à des jongleries (notamment les Kalandariyya, E.I. , 2) et que la plupart avaient fait de la danse (raqs) une de leurs activités habituelles explique le sens pris en français par les deux termes.
Les origines du soufisme
La mystique islamique a commencé historiquement au IIe/VIIIe siècle. Seuls quelques-uns de ses membres qui avaient pris lhabitude de revêtir le souf sont désignés sous le nom de soufis (Irak, Syrie, rarement égypte, jamais en Iran à cette époque). Lensemble du mouvement mystique se rattache, quant à lui, à lidée de renoncement au monde, al-zudh-fi al-Dunya . Mais cette expression très générale désigne moins des mystiques vivant dans une rupture radicale avec le monde dici-bas que des musulmans qui, socialement bien intégrés, pratiquent une ascèse modérée dépassant à peine le seuil dune piété de bon aloi.
Les précurseurs véritables du soufisme sont très minoritaires dans une société dont la pensée est tournée presque tout entière vers le juridisme, lexégèse et les problèmes de direction de la communauté, autrement dit, les problèmes politiques. Il ne faut pas oublier, en effet, que lislam a été très tôt la religion dun état, devenu empire en quelques décennies. Face aux bouleversements économiques, sociaux et idéologiques qui sopèrent, les mystiques les plus radicaux prennent une attitude symptomatique de rupture. Leur mot dordre est la ghourba , cest-à-dire le fait de se vouloir étranger, gharib, à un monde déclaré corrompu et égaré par de mauvais guides (Massignon, Essai, 247; Passion , I, 109).
Mais les mystiques de cette sorte ne sont pas seulement des opposants au pouvoir en place. Il leur importe beaucoup plus de prendre le contre-pied des normes sociales (antinomisme, ibah'a), en prônant, par exemple, le célibat (cependant jamais généralisé en Islam, même dans ces milieux), le végétarisme, un habillement excentrique (ishhar) soit plus luxueux que celui des courtisans, soit plus misérable que celui des mendiants , lérémitisme, lerrance (siyah'a), la mendicité, labsence dactivité régulière (en proclamant le tawakkoul, remise à Dieu pour la subsistance), voire le rejet des obligations cultuelles (fara-id) telles que la prière commune du vendredi (salat al-Djoumaa'), qui tient une si grande place en Islam.
Jusquau début du IIIe/IXe siècle, les mystiques de ce type passeront pour des fous (madjnoun) dont on se gausse à la cour califale. Leur implantation est essentiellement proche-orientale, car lIran de cette époque est encore peu islamisé. Il sagit dune mystique vécue plus que pensée, dont il ne reste que quelques traces écrites: poèmes damour de Rabia, la femme mystique (m. 185/801); fragments de propos dAbd Al-Wahid b. Zayd, rapportés dans des ouvrages postérieurs.
Le soufisme plus tardif, désirant se construire un passé inattaquable, sefforcera de masquer ce quil présentera comme des outrances. Il reniera, au moins partiellement, ceux qui sont ses précurseurs directs (Abdak, le soufi chiite végétarien, fin du IIe/VIIIe siècle; cf. Massignon, Essai, 61).
Cest dans le milieu du zuhd modéré que seront trouvés des ancêtres fictifs remontant jusquau Prophète. Le célèbre piétiste Hasan Al-Basri (m. 110/728, E.I., 2) paraît avoir été utilisé dans cette perspective.
Durant cette période des origines, le modèle mystique est donc encore largement extérieur à lislam. Il est ressenti comme si peu dangereux que la piété et lobservance des mystiques non musulmans (surtout chrétiens du Proche-Orient) sont ouvertement célébrées dans les grandes encyclopédies littéraires du IIIe/IXe siècle (ouvrages dits dAdab , E.I. , 2). La question des influences extérieures sur le soufisme a été souvent posée (mise au point dans M. Molé, Les Mystiques musulmans , 22-26). Elles sont indéniables à travers, sans doute, diverses médiations, dont celle des gnostiques chiites. Mais elles ne touchent pas à lessentiel. La première mystique de la rupture, aussi bien que le soufisme intégré plus tardif, font du Coran la base même de leur méditation et de leur expérimentation. Ils se veulent fondamentalement musulmans.
LIrak, berceau du soufisme
Cest en Irak, centre du pouvoir califal à partir du milieu du IIe/VIIIe siècle, creuset intellectuel et carrefour dinfluences diverses (Massignon, Passion , chapitres consacrés à la formation dAl-Halladj), dans les cercles mystiques de métropoles comme Bassora (Al-Basra) et surtout Bagdad, la capitale abbasside, fondée en 145/762, que le soufisme historique prend naissance au IIIe/IXe siècle.
Les soufis, auparavant dispersés dans lensemble du Proche-Orient et notamment sur les marches byzantines, commencent à former des écoles autour de quelques maîtres réputés : Al-Djunayd (m. 298/910) à Bagdad, Al-Tustari (m. 283/896) à Bassora. Alors sont développés publiquement, puis consignés en des traités les thèmes qui relèvent de lexpérience mystique: introspection, éducation de lâme qui doit se débarrasser de ses mauvais penchants, amour de Dieu et surtout ascension vers Dieu à travers une série détapes ou de stations (maqam) progressives et des états (hal), qui sont, eux, donnés en grâce.
Le terme de la voie est lunion, ou plutôt lanéantissement en Dieu (fana), car, dans un islam qui professe un monothéisme rigoureux, on ne peut faire état dunion consubstantielle (ittih'ad) ni dinfusion en Dieu (h'ouloul) sans se voir taxer dhérésie, ce qui fut le cas de quelques mystiques au cours des siècles. Pour cheminer dans cette voie et aboutir à lextase (wadjd), les armes du soufisme ont été fourbies de longue date. à côté de macérations diverses, dont certaines sont communes au zouhd modéré, il sagit notamment du dhikr , mention inlassable du nom de Dieu, de litanies appelées wird , que cette dénomination différencie de la prière canonique (salat). Il nest guère encore question de la danse (raqs), ni du samaa, concert spirituel, qui ne seront admis par tous quà partir de lépoque confrérique.
Parallèlement se mettent en place les premières bases dun enseignement qui place lapprenti mystique (mourid) sous la direction spirituelle dun maître (shaykh, plus tard pir, dans le domaine iranien). Cette intrusion du soufisme dans la pensée religieuse du temps ne va pas sans susciter des réactions. Certaines attitudes étant jugées peu orthodoxes, des procès sont intentés à la fin du IIIe/IXe siècle. La crise culmine avec le célèbre Halladj, qui avait eu le tort de rendre publics certains propos prononcés sous lempire de lenivrement spirituel (sokr), telle la fameuse locution théopathique (shath) : Ana al-Haqq ("Je suis Vérité, cest-à-dire Dieu"). Mais on lui reprochait, sans doute, plus encore dameuter le populaire et de rechercher le prosélytisme. Accusé davoir partie liée avec les chiites extrémistes, adversaires acharnés du pouvoir de lépoque, dont il partageait, il est vrai, en partie, le vocabulaire, il fut emprisonné une dizaine dannées avant dêtre finalement jugé puis exécuté en 310/909 (sur ce personnage capital, Massignon, Passion).
Vers un soufisme intégré au sunnisme
La fin tragique dAl-Halladj mettait un point final à la mystique de la rupture. Les survivants du mouvement, échappés aux persécutions consécutives à lexécution, aussi bien que les autres soufis, soit quils demeurent en Irak, soit quils se répandent en diverses contrées (surtout en Iran), nauront de cesse quils nobtiennent pour le soufisme un statut de mouvement reconnu et intégré à lorthodoxie sunnite, tout en gardant certaines spécificités. Ils ne pourront le faire quen modifiant quelque peu le passé de leur mouvement, et en se cantonnant dans une discrétion qui consiste notamment à ne tenir de propos dune haute spiritualité quà ceux qui sont préparés à les entendre, en respectant, donc, les hiérarchies sociales et culturelles.
Ce sera la règle des deux siècles suivants. Repartant sur ces bases nouvelles, le soufisme fera fortune, notamment en Iran, où il simplante au début du IVe/Xe siècle, en se combinant avec ou en supplantant les mouvements locaux ("Karramiyya", E.I. , 2). Adopté par la dynastie turque des Seldjoukides, qui domine alors lEst islamique, il se répand à sa suite, dans lensemble du Proche-Orient, avant de gagner peu à peu le monde islamique dans son entier. Cest à partir de ce moment que, de courant singulier quil était, le soufisme devient synonyme de mystique en général. La reconnaissance officielle dont il jouit désormais, tout au moins dans lislam sunnite, a été facilitée par laction conjuguée de plusieurs facteurs, et dabord par une lente évolution des mentalités, à travers, notamment, une croyance diffuse mais largement répandue en la présence de saints parmi les hommes (Abdal, singulier Badal; Awliya, singulier Wali; voir ces termes in Massignon, Passion, index).
Depuis que lère de la prophétie est close (avec Mohammad, sceau des prophètes, selon la doctrine du sunnisme classique), ces personnages sont censés jouer un rôle dintercession, détenir et transmettre la baraka (bénédiction divine) et être capables daccomplir des miracles (karama). De telles idées reposent certainement, en partie, sur un substrat préislamique auquel est lié un autre phénomène important : la généralisation des pèlerinages mineurs appelés ziyarat, pour les différencier du pèlerinage canonique à La Mecque (Hadjdj).
Les ziyarat sont faites le plus souvent à des tombeaux, mais elles peuvent aussi concerner dautres lieux, sources, grottes, etc. Quant à linsertion doctrinale définitive du soufisme dans le courant sunnite, elle passe, dune façon certaine, par la médiation de grands penseurs tels que Abu Hamid Al-Ghazali (m. 505/1111, Iranien du Khorassan proche de la cour seldjjoukide; voir E.I., 2), qui lintègrent à leur credo. à linverse, cest à partir de cette période que les adversaires du soufisme font de plus en plus figure disolés, tels lardent polémiste irakien, Ibn Al-Djawzi, m. 597/1200 (E.I., 2), ou, un peu plus tard, Ibn Taymiyya, lancêtre du wahhabisme actuel, mort en prison en 728/1328, pour avoir osé attaquer de front les puissantes confréries de légypte des Mamlouks (E.I., 2).
Le soufisme confrérique
Les premières confréries islamiques (tariqa , pluriel, tourouq) apparaissent au VIe/XIIe siècle sur un terrain désormais globalement favorable. Elles deviendront la forme dominante du soufisme jusquà lépoque moderne. Confréries de cour et daristocrates pour les unes (les Mevlevis dAnatolie, dont le patron est le shaykh de Konya, Djalal Ad-Din Rumi, grand poète mystique, m. 672/1273), confréries plus populaires pour dautres (les Rifaiyya de Babylonie, dont le fondateur est Ahmad Al-Rifai, m. 578/1182), certaines, nées à cette époque, subsistent encore aujourdhui à travers des ramifications multiples. La Qadiriyya en est un bon exemple (son patron est Abd Al-Qadir Al-Djilani, m. 561/1166).
Après avoir gagné lensemble du monde islamique central, de lIran à lIrak, à la Turquie et à lEgypte au cours des VIIe/XIIIe et VIIIe/XIVe siècles, les confréries, souvent liées au pouvoir de leur temps ou contrôlées par lui (elles jouent un rôle important tout au long de la période ottomane), se trouvent à la pointe de lislamisation dans les territoires nouveaux qui passent sous domination ou sous influence musulmane tant à lest (domaine indo-malais) quà louest (Afrique noire), non sans dailleurs que se manifestent des influences régionales importantes, voire des contaminations interreligieuses dans les cas extrêmes (Babas dAnatolie à lépoque ottomane et préottomane cf. E.I. , 2 , "maraboutisme africain"). De cette longue période confrérique (huit siècles), à laquelle se rattachent dorénavant limmense majorité des soufis, subsistent des organisations structurées, obéissant à une règle, définie en principe par le fondateur, souvent revue par les chefs de branches postérieurs, comportant toujours une affiliation solennelle (prise de lhabit appelé khirqa, guenille) et une littérature très touffue, qui comprend les uvres attribuées aux patrons fondateurs, les commentaires de leurs disciples principaux, des vies de saints retraçant lhistoire légendaire de la confrérie et dinnombrables recueils de litanies. Ces organisations regroupent souvent des milliers de membres. Elles disposent détablissements disséminés en de multiples lieux (ainsi, la Qadiriyya, qui compte des adeptes aussi bien en Afrique noire quen Malaisie).
Elles nont pu vivre aussi longtemps sans disposer de moyens importants de subsistance. Cette pérennité sexplique par le fait que les confréries ont bénéficié, depuis le début, du système dit des biens de main-morte (waqf) leur permettant, sauf exception, déchapper aux spoliations et autres exactions qui ont été le fait des multiples pouvoirs qui se sont succédé dans laire islamique, depuis le haut Moyen âge.
Une mention particulière doit être faite du soufisme chiite dépoque confrérique. Le soufisme est, par définition, opposé au chiisme dans la mesure où les soufis peuvent apparaître comme constituant une hiérarchie spirituelle qui peut rivaliser avec les imams chiites, auxquels leurs adeptes prêtent des pouvoirs quasi surnaturels.
Cependant, il semble acquis que des interférences entre sunnisme et chiisme ont touché certains ordres mystiques, surtout dans le domaine iranien: on peut citer, entre autres, les Kubrawiyya du Khwârezm (dont le fondateur est Nadjm Ad-Din Kubra, m. 618/1221), les Naqshbandiyya, dAsie centrale, qui se sont répandus ensuite de lInde à la Turquie (fondateur: Baha AdDin Naqshbandi, m. 792/1389) et surtout les Safawiyya dAdharbaïjan, dont le fondateur est Safi Ad-Din (m. 735/1334) mais dont lun des successeurs, Shah Ismail, m. 931/1524, devait fonder la dynastie chiite des Séfévides (907/1501-1148/1736), qui se trouve à la base de lIran moderne (sur le soufisme chiite, voir Trimingham, Orders , 99-104; Gramlich, Derwishorder).
Les mystiques isolés : les grands penseurs
Lapparition du confrérisme, qui fige la mystique dans un cadre organisationnel, a pu conduire à une sorte de nivellement de sa pensée et de sa pratique. Cela explique que quelques-uns des plus grands penseurs que lon rattache au mysticisme islamique soient demeurés des isolés. Cest le cas du célèbre Muhyi Ad-Din Ibn Al-Arabi, m. 638/1240, fondateur du monisme existentiel (wahdat al-wudjud); ses uvres maîtresses et celles de ses disciples, dont Abd Al-Karim Al-Djili (m. 805/1402-3), ont été méditées, commentées ou réfutées dans tout le monde islamique, et dont la pensée continue jusquà présent à soulever les passions.
Soufisme et culture
Le soufisme na pas seulement représenté une pratique et une pensée religieuses spécifiques, il a aussi joué en Islam un rôle culturel considérable. Signalé dabord dans les encyclopédies littéraires dépoque classique comme une curiosité dont on relève les traits frappants ou aberrants, il a bientôt influé sur la poésie dexpression arabe en contribuant à la mode des zouhdiyyat , poèmes ascétiques. Il est, bien entendu, partie prenante aussi dans la littérature dédification de la même époque. Mais linfluence du soufisme devient surtout prédominante à partir de lépoque confrérique. Il apparaît alors comme un thème majeur chez tous les grands poètes, surtout ceux de langue persane, avant de passer en dautres langues (turc ottoman, urdu, etc.). Dans le domaine iranien, mentionnons tout particulièrement Farid Ad-Din Attar (m. 627/1230) et Hafiz de Shiraz (m. 792/1390).
Le soufisme apparaît aussi dans toutes les autres formes dart: la danse, la musique, mais encore les miniatures qui ornent les grandes uvres en vers et en prose, surtout dans le domaine indo-iranien. Devenu un des éléments indissociables et fondamentaux de la pensée religieuse, de la mentalité, mais aussi de la sensibilité des sociétés islamiques, il sest mué en fait de civilisation au plein sens du terme.