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Actualit� et Droit International - Le jugement de la Chambre des Lords dans l'affaire Pinochet : un commentaire par Isabelle Fichet et David Boyle

  • ️Patrice Despretz
LE JUGEMENT DE LA CHAMBRE DES LORDS DANS L'AFFAIRE PINOCHET
Un commentaire

par
Isabelle Fichet
Doctorante � l'Universit� de Paris X - Nanterre
et
David Boyle
Doctorant � l'Universit� de Paris II - Panth�on-Assas

R�sum� :

Un ancien Chef d'Etat ne b�n�ficie de l'immunit� contre l'arrestation et l'extradition en Grande Bretagne que pour des actes effectu�s dans l'exercice de ses fonctions et non pour des "crimes internationaux".

Remarques de proc�dure

La Chambre des Lords britannique a �t� saisie de l'affaire Pinochet en dernier appel contre le jugement de la Haute Cour d�cidant que l'�mission de mandats pour l'arrestation provisoire du S�nateur Pinochet, par un magistrat anglais � la demande de l'Espagne, enfreignait son immunit� en tant qu'ancien chef d'Etat.

Tout d'abord, il faut pr�ciser que les cinq Law Lords qui ont jug� l'affaire sont des magistrats professionnels, dont le titre aristocratique n'est qu'honorifique, et d�pend de leur fonction. Dans la pratique, ces juges professionnels assurent seuls la fonction judiciaire de la Chambre des Lords, et n'interviennent pas dans son r�le l�gislatif. Ce deuxi�me degr� d'appel n'est ouvert que dans la mesure o� la Haute Cour de Justice constate que les faits soul�vent une "question de droit d'une importance publique g�n�rale". L'affaire Pinochet met en lumi�re la souplesse de cette proc�dure, qui permet aux Lords de prendre en consid�ration des plaidoiries suppl�mentaires, non seulement des parties mais aussi de la part de professeurs de droit et d'ONG. En tant que plus haute juridiction britannique, la Chambre des Lords n'est tenue de suivre ni les jugements de la Haute Cour de Justice ni ses propres d�cisions pr�c�dentes.

Dans le syst�me judiciaire anglais (1), comme � la Cour internationale de Justice, chaque juge est libre d'�crire un jugement individuel, appel� opinion, ou d'indiquer son accord avec l'opinion d'un de ses confr�res. La d�cision de la Cour est prise � la majorit� des juges pour ou contre, quel que soit le raisonnement suivi. Si la d�cision est donc claire, le pr�c�dent juridique qui en d�coule pour l'avenir, le pourquoi du jugement, ne l'est pas toujours, car les juges de la majorit� ne s'appuient pas forc�ment sur les m�mes principes juridiques pour parvenir � leur d�cision. Il faut lire chaque opinion pour en tirer l'enseignement juridique pertinent.

En l'occurrence, les trois juges (sur cinq) qui ont confirm� la l�galit� de l'arrestation du S�nateur Pinochet, l'ont fait pour les m�mes motifs : l'opinion s�par�e (concurring judgement) du Lord Steyn est juridiquement identique � celle du Lord Nicholls, tandis que le Lord Hoffman a simplement indiqu� son accord avec les Lords Nicholls et Steyn. Nous r�sumons ici la teneur juridique de la majorit�.

Commentaire du jugement

La source de l'immunit� d'un chef d'Etat en droit anglais est le State Immunity Act 1978, qui transpose l'essentiel des dispositions de conventions internationales sur les privil�ges et immunit�s diplomatiques. Tout d'abord, la majorit� exclut une immunit� d'Etat, qui ne concerne pas la responsabilit� p�nale (article 16 � 4). Ensuite, elle consid�re que la doctrine de droit commun relative � la "non-justiciabilit�" des Acts of State devant les tribunaux d'autres Etats est exclue, dans les cas de la torture et de prise d'otages, car le l�gislateur anglais a express�ment donn� aux tribunaux la juridiction sur de tels actes commis par des gouvernements �trangers (2).

Reste l'immunit� personnelle du S�nateur Pinochet en tant qu'ancien chef d'Etat. En vertu du State Immunity Act, le r�gime de l'immunit� personnelle des chefs d'Etat contre l'arrestation et l'extradition est calqu� sur l'immunit� des chefs de mission diplomatique �tablie dans la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961 (3). Tous les Lords prennent soin de rappeler qu'en vertu de ces dispositions, l'immunit� en mati�re p�nale d'un chef d'Etat en exercice est absolue en droit anglais ; de ce fait, si le S�nateur Pinochet �tait � ce jour Pr�sident du Chili, il pourrait se pr�valoir de l'immunit� personnelle. Cependant, l'immunit� d'un ancien chef d'Etat ne porte que sur les actes effectu�s dans l'exercice de ses fonctions.

D�s lors, la question de droit principale reste de d�terminer si les actes reproch�s � Pinochet, et qui fondent le mandat d'arr�t �mis par les autorit�s espagnoles, entrent dans l'exercice des fonctions d'un chef d'Etat au sens du State Immunity Act 1978. La majorit� des Lords, au terme d'un raisonnement juridique audacieux, a r�pondu par la n�gative, reconnaissant ainsi la l�galit� de l'arrestation du s�nateur. Ayant constat� que les actes reproch�s � Pinochet sont des crimes condamn�s par le droit international - notamment la torture et la prise d'otages - la majorit� a consid�r� que ces actes ne peuvent, de toute �vidence, relever des fonctions d'un chef d'Etat, qui ne peut donc b�n�ficier, � ce titre, de l'immunit� personnelle (4).

On peut donc consid�rer que la majorit� a retenu une conception fonctionnelle du principe de l'immunit� : l'immunit� de chef d'Etat est une coutume que la communaut� internationale s'est donn�e dans le dessein d'assurer le respect de l'�gale souverainet� des Etats, pour garantir le bon fonctionnement du syst�me international. Mais par ailleurs, la communaut� internationale a progressivement proscrit certains comportements comme dangereux et contraires � ses int�r�ts, en particulier les crimes internationaux. Le droit international fait peser la responsabilit� pour ces actes sur tous, qu'ils soient gouvernants, fonctionnaires ou particuliers (5). D�s lors, il est exclu que le droit international fasse b�n�ficier un ancien chef d'Etat du principe d'immunit� pour des actes pour lesquels il �tablit sa responsabilit�.

Vers l'avenir

En limitant ainsi l'immunit� des anciens chefs d'Etat, la Chambre des Lords profite de l'ambigu�t� du State Immunity Act pour lui donner une interpr�tation conforme au droit international relatif � leur responsabilit� pour crimes internationaux. Cette heureuse lecture du droit anglais pour la suite de l'affaire Pinochet laisse pourtant plusieurs questions en suspens : en particulier celle de l'immunit� d'un chef d'Etat en exercice responsable de crimes internationaux. Autant de questions pour lesquelles le trait� adopt� � Rome portant Statut de la Cour p�nale internationale apporte de nouveaux �l�ments.

La situation semble claire pour ce qui est des Etats parties au Statut de la Cour, car "la qualit� officielle de chef d'�tat ou de gouvernement (�) n'exon�re en aucun cas de la responsabilit� p�nale", et "[l]es immunit�s ou r�gles de proc�dure sp�ciales qui peuvent s'attacher � la qualit� officielle d'une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n'emp�chent pas la Cour d'exercer sa comp�tence � l'�gard de cette personne." (6)

Cependant, l'article 98 � 1 du Statut pr�cise que :

    "La Cour ne peut pr�senter une demande d'assistance qui contraindrait l'�tat requis � agir de fa�on incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en mati�re d'immunit� des �tats ou d'immunit� diplomatique d'une personne ou de biens d'un �tat tiers, � moins d'obtenir au pr�alable la coop�ration de cet �tat tiers en vue de la lev�e de l'immunit�."

Pour comprendre la port�e de cette disposition, qui se pr�sente comme une exception � l'obligation de coop�ration avec la Cour, il faudra attendre d'analyser son application � des situations concr�tes. Toutefois, quelques �l�ments de r�flexion peuvent d�j� �tre mis en avant. Pour ce qui est des obligations relatives � l'immunit� d'Etats parties au Statut entre eux, il convient de rappeler qu'en vertu du Statut, ils "veillent � pr�voir dans leur l�gislation nationale les proc�dures qui permettent", inter alia, l'arrestation et la remise � la Cour de personnes recherch�es (7). Ceci implique la mise en conformit� de leurs r�gles relatives � l'immunit� tant de leur propre chef d'Etat que de ceux d'autres Etats (8).

Par contre, pour peu que l'Etat d'origine d'un chef d'Etat recherch� par la Cour ne soit pas partie � son Statut, cette disposition semble limiter s�rieusement les chances de son extradition. Ainsi se trouve expos�e une faiblesse potentielle de cette Cour cr��e par Convention internationale. Le pr�c�dent dans l'affaire Pinochet pourrait alors s'av�rer d'une importance capitale.

10 d�cembre 1998

* * *

Actualit� :

La Chambre des Lords a cass� son jugement du 25 novembre 1998, donnant ainsi gain de cause aux avocats de Pinochet qui contestaient l'impartialit� du Lord Hoffman, li� � Amnesty International. Ce fait sans pr�c�dent illustre bien l'adage anglais "justice must not only be done but must be seen to be done" (cf. The Times, 18 december 1998).
Un nouveau panel de cinq juges va �tre constitu� pour statuer � nouveau en dernier appel contre le jugement de la Haute Cour. Alors que le gouvernement chilien va plaider pour un retour du S�nateur au Chili pour y �tre jug�, d'autres gouvernements que l'Espagne pourraient aussi intervenir.
Si cette derni�re d�cision, jug�e "consternante" par Jack Lang, Pr�sident de la Commission des Affaires �trang�res de l'Assembl�e nationale fran�aise, semble constituer un revers pour la justice espagnole, elle ne remet pas en cause directement le jugement de la Chambre des Lords. Le jugement � venir des cinq nouveaux Lords peut tout aussi bien confirmer le jugement qui vient d'�tre cass�. Et si cela est le cas, ce sera alors une victoire d'autant plus �crasante pour tous ceux qui estiment que certains crimes ne peuvent �tre justifi�s, m�me au nom de la stabilit� politique d'un Etat.

19 d�cembre 1998

� 1998 Isabelle Fichet et David Boyle. Tous droits r�serv�s.

FICHET I. et BOYLE D. - "Le jugement de la Chambre des Lords dans l'affaire Pinochet : un commentaire". - Actualit� et Droit International, d�cembre 1998 (http://www.ridi.org/adi).

NdE :

Dans les 2�me et 3�me paragraphes de cet article, nous avions erron�ment retranscrit l'adjectif "juridique" au lieu de "judiciaire". Cette coquille est d�sormais corrig�e et nous vous prions de nous en excuser.

21 d�cembre 1998


NOTES
(1) Comme ceux des Etats-Unis et des pays du Commonwealth : Afrique du Sud, Australie, Canada, Inde� (retour au texte)
(2) Torture : Criminal Justice Act 1988, article 134 � 1 ; Prise d'otages : Taking of Hostages Act 1982, article 1 � 1. (retour au texte)
(3) Cf. l'article 20 de la Loi et les articles 31 et 39-2 de la Convention. (retour au texte)
(4) Les deux autres jugements, dissenting opinions, s'�cartent de la majorit� sur ce point, consid�rant que ce sont des actes qui, de leur nature m�me, sont commis par des chefs d'Etat dans l'exercice de leurs fonctions ; de surcro�t, m�me si la responsabilit� p�nale internationale des chefs d'Etat pour crimes internationaux est maintenant reconnue, le concept de la juridiction universelle n'est pas suffisamment �tabli en droit international pour que les juridictions nationales puissent, en son nom, d�placer la r�gle de l'immunit� : cf. le jugement du Lord Slynn. (retour au texte)
(5) Cf. � titre d'exemple, l'article IV de la Convention pour la pr�vention et la r�pression du crime de g�nocide. (retour au texte)
(6) Article 27 du Statut. (retour au texte)
(7) En vertu des articles 88 et 89 du Statut de la Cour. (retour au texte)
(8) En France, la Constitution de 1958 devrait �tre amend�e pour limiter l'irresponsabilit� totale dont b�n�ficie actuellement le Pr�sident de la R�publique. Au cas o� ces mesures n'auraient pas �t� prises, l'Etat partie dont l'accord est n�cessaire pour l'extradition serait tenu de le donner. (retour au texte)