Le dessin s'est fait une petite place sur le terrain sportif
- ️Yannick Cochennec
- ️Sun Mar 13 2016
C’est un livre qui date de 1990 et dans lequel Cabu s’en donne à cœur joie. Titré Les Interdits de Cabu et publié chez Albin-Michel, l’ouvrage propose «un véritable musée des horreurs à visiter sans perdre une minute» dans lequel le caricaturiste publie certains de ses dessins qui n’auraient pas trouvé leur espace dans les médias voilà vingt-six ans en raison de leur caractère sulfureux.
Cabu y plante son crayon dans toutes les plaies du moment et le sport professionnel, pour lequel le célèbre dessinateur avait de douloureuses réserves, est loin d’être épargné sur une douzaine de pages. Michel Platini, Yannick Noah, vaches sacrées du sport français à l’époque (c’est encore le cas), sont notamment la cible de son trait acéré au même titre que le Tour de France, le Paris-Dakar, pour lequel Cabu avait une véritable aversion, ou le joueur de loto sportif représenté, bien sûr, avec le visage du célèbre Beauf.
Dans la presse française, le dessin «sportif» est plutôt rare faute de place, mais aussi d’intérêt pour la question. Contrairement à ses consoeurs anglo-saxonnes, qui y consacrent de longues pages ou des cahiers entiers, la presse nationale «made in France», quotidienne ou hebdomadaire, a toujours traité le sport avec un certain dédain, comme une denrée informative très secondaire en dehors de quelques rares gros événements. Et quand la question pouvait (ou peut) être digne d’intérêt par le biais d’un dessin, il n’était (est) pas rare de voir le sport tourné en dérision selon des schémas bien établis, le sportif étant alors «représenté comme un benêt à gros cul, gorgé de pilules vitaminées», selon les mots de Frédéric Thouron dit Lefred-Thouron, dessinateur que les lecteurs du Canard Enchaîné, mais aussi de L’Equipe Magazine, connaissent bien. «Plein d’a priori, reprend-t-il dans le mail qu’il nous a adressé. Même si objectivement, on doit reconnaître que beaucoup de sportifs sont des benêts à gros cul, lesquels passent maintenant entre les pattes de conseillers en communication qui les font passer pour encore plus benêts.»
Il n'est d’ailleurs pas si facile de trouver des dessinateurs qui se sentent de dessiner sur le sport. Beaucoup y sont imperméables, sinon allergiques, comme s’il pouvait s’agir parfois d’un déclassement, à l’image des «journalistes sportifs» souvent regardés de haut par des confrères qui s’occuperaient d’une actualité plus noble ou plus importante.
«Les dessinateurs semblent s’y intéresser davantage»
Au-delà de cette représentation sans nuances de Lefred-Thouron, le dessin sur le sport, même s’il reste marginal en volume, s’est fait une toute petite place au soleil depuis qu’il est devenu un fait de société avec le triomphe de l’équipe de France de football lors de la Coupe du monde 1998. «Si l’on s’en tient aux trente dernières années, des gars comme Bridenne, Blachon ou Avoine ont pas mal œuvré sur le sport, mais dans leur spécialité qui est plutôt la belle image, la contemplation, ce qui n'exclut pas l’humour, constate Lefred-Thouron. On sentait qu’ils aimaient ça. Sinon, Chenez et Hugot étaient les rares qui se frottaient à l’actualité sportive, au quotidien ou à la télévision, comme des journalistes. Depuis quelques années, peut-être 1998, en effet, le regard général sur le sport a un peu changé, et les dessinateurs semblent s’y intéresser davantage pour des supports toujours rares.»
Pendant longtemps, dans le sillage de Robert Dero, qui a collaboré à L’Equipe durant quarante ans, Bernard Chenez (surtout) et Jean-Pierre Hugot ont croqué les champions au sein des pages du quotidien sportif, qui a toujours consacré de l’espace au dessin de presse, à l’image également de la page laissée à Lefred-Thouron chaque semaine dans L’Equipe Magazine. Chenez pouvait être très mordant, notamment au sujet du dopage avec son personnage du petit cochon cycliste, ou très poétique, en particulier lors de décès de champions. Mais à la base son humour était plutôt féroce, «assez proche de Reiser dans les traits de son dessin», comme le souligne Thibaut Soulcié.
Soulcié est aujourd’hui l’un des successeurs de Chenez et de Hugot dans les colonnes de L’Equipe, qui fait désormais «tourner» quatre dessinateurs hors les murs du journal et selon un planning déterminé deux à trois mois à l’avance: Soulcié, Vidberg, Lasserpe –qui ont chacun deux dessins par semaine– et Faro, qui en a un seul, mais qui collabore également avec l’hebdomadaire France Football, du groupe L’Equipe. Pour Soulcié, le rituel est toujours sur le même: «proposer sept ou huit idées ou ébauches à la rédaction en chef vers 17-18h avant le choix et la finition.» Légère frustration: le délai de bouclage implique des impasses inévitables comme, le 9 mars, celle sur le Chelsea-Paris pour lequel Soulcié ne pouvait pas intervenir en raison de l’issue tardive de la rencontre –un événement qu’il a remplacé par un dessin sur le renoncement de Frédéric Thiriez à sa propre succession à la tête de la Ligue professionnelle de football.
Dans son processus de création, Soulcié se met à sa table de travail vers 14 heures, ouvre «de multiples d’onglets sur son ordinateur pour se connecter à diverses sources d’informations sportives, en prenant soin de lire les réactions des internautes aux articles pour connaître leur ressenti», et laisse ensuite vagabonder son crayon.
Pour Martin Vidberg, connu également pour L’actu en patates sur le site du Monde, le défi consiste à réussir «un dessin d'abord amusant, compris par un maximum de gens y compris les non spécialistes qui tomberaient sur L’Equipe.» «La caricature tourne en dérision et c’est sur quoi nous insistons, précise-t-il. Avec ce qui est arrivé à Charlie, on a voulu nous donner un rôle qui n’est pas le nôtre parce que notre premier but est d’arriver à faire sourire le lecteur.» «Le reste, la fonction sociale, pédagogique, vengeresse ou je ne sais quoi, laissons ça aux universitaires», abonde Lefred-Thouron.
Liberté totale
Alors que les rédacteurs de L’Equipe peuvent paraître parfois gênés aux entournures quand des personnages éminents du sport français comme Michel Platini et Karim Benzema se retrouvent prisonniers d’affaires embarrassantes, les dessinateurs, qui bénéficient d’une liberté totale, ne se privent pas, eux, d’appuyer là où cela fait mal. «Quitte parfois à faire réagir vivement les sportifs en question, qui le font ensuite payer aux journalistes», sourit Soulcié qui aime «aller à fond pour voir jusqu’où on peut aller». «Je peux sacquer Noah, Zidane, Manaudou, le Tour de France et l'émir du Qatar à volonté, piaffe Lefred-Thouron. Les impératifs sont d'être informé, juste et drôle. Les règles sont les mêmes que pour les autres journaux où je travaille: pas de diffamation, pas d'attaque personnelle et, bien sûr, pas de coups en dessous de la ceinture, sauf quand des marioles font circuler des sex-tapes.»
Si des sports se prêtent plus facilement au dessin en raison de leur popularité et de la notoriété de leurs protagonistes, il n’est pas toujours évident de se laisser aller sur un sportif renommé, mais dont la discipline reste méconnue. «Martin Fourcade est le type même de sportif qu’il est dur de représenter parce qu’il n’appartient pas véritablement à la mémoire d’un large public», remarque Vidberg. «C’est vrai, mais le biathlon a au moins un avantage avec cet emploi de carabines qui peuvent nous inspirer bigrement en ces temps d’état d’urgence», pondère, facétieux, Soulcié.
Guillaume Bouzard, qui proposait jusqu’à très récemment une bande-dessinée dans le mensuel SoFoot et dont certains albums sont entièrement dédiés au football, n’était pas, lui, dans l’urgence de l’actualité quotidienne comme ses confrères de L’Equipe, mais plus qu’eux peut-être souvent arrivés au sport par un concours de circonstances, il est un véritable passionné du ballon rond. «Si je viens d’arrêter avec SoFoot, après onze ans de collaboration, c’est d’ailleurs parce que j’en ai vraiment eu marre des affaires liées au football, résume-t-il. Je joue encore en amateur et vous me verrez d’ailleurs souvent en veste de survêtement sur un salon de bande-dessinée. Alors là, pour changer, je me mets au rugby en entamant un projet de dessins sur cette discipline pour l’éditeur Le Lombard.» Mais, comme le remarque Lefred-Thouron, pas besoin de trop s’y connaître pour être efficace. «Je ne dessine même pas en short», s’amuse-t-il.