«Enfants de Boche» et fiers de l'être
- ️Mon May 24 2010
A l'école de Josiane Kruger, il y avait des clans: une fille «aînée» prenait sous son aile trois ou quatre filles plus jeunes. C'est donc dans l'espoir d'intégrer l'un de ces groupes de protection que la «petite» Josiane, 7 ans, s'approche d'une des «grandes». Son initiative timide se heurte au regard méprisant, puis aux mots cruels de l'aînée: «Fiche le camp, fille de Boche!»
«Cela m'a profondément blessée», explique Josiane aujourd'hui. «Pendant longtemps, il y avait une sorte de mépris et de tabou autour de ma naissance.»
Car Josiane est une enfant de la guerre, d'un soldat allemand et d'une mère française. Elle est l'un de ces 200.000 enfants — le nombre avancé en 2002 par le documentaire Enfants de boches (diffusé en 2003). Entre-temps, Fabrice Virgili, chercheur au CNRS et conseiller historique pour le film, a rabaissé cette estimation à 100.000. Mais pour lui, il s'agit tout de même «d'un phénomène de masse».
Comme Josiane, un grand nombre de ces enfants ont été insultés en raison de leurs origines. Encore aujourd'hui, ils en souffrent. Mais il y a aussi des contre-exemples: ceux qui, grâce à la protectio de leur famille ou à leur propre force, ont su se protéger de blessures psychologiques.
Carl Edouin
Carl Edouin est l'un de trois garçons de Marie-Thérèse, une Française, et Ernst, un soldat allemand stationné à Rouen. Aujourd'hui, le sexagénaire n'est «pas du tout complexé par ses origines». Il a grandi à l'exemple de sa mère, une femme forte. Dans les années 1940, cette dernière vit une «vraie histoire d'amour» avec le père de Carl. Mais leur liaison se termine à la fin de la guerre: aucun des deux n'est prêt à vivre dans le pays de l'autre.
Une fois le père reparti, la mère se retrouve devant le tribunal d'épuration, accusée de «collaboration horizontale» -donc d'avoir couché avec l'ennemi. A l'époque, ce délit était passible d'une peine de prison et d'indignité nationale — les femmes étaient alors déchues de leurs droits civiques. Elles étaient aussi tondues et humiliées publiquement, lapidées ou exécutées. Mais la mère de Carl n'accepte pas l'accusation: «En ce qui concerne ma vie amoureuse, je n'ai de compte à rendre qu'à Dieu», estime-t-elle. Forte de ses convictions (et de l'aide de voisins qui témoignent en sa faveur), elle est finalement acquittée. Par la suite, l'enfance des trois garçons se déroule en dehors des ombres de la culpabilité, «car ma mère ne nous a jamais donné l'impression que nous étions des enfants maudits», explique Carl.
Au contraire, Marie-Thérèse traite les origines de ses fils avec fierté, et parfois provocation. Un jour, elle les envoie à l'école, habillés de culotte de cuir. Ce signe de l'Allemagne profonde ne peut que choquer l'instituteur, un ancien résistant. A ceux qui leur lancent des «tête de boche», elle incite ses fils à rétorquer: «Il vaut mieux un Boche comme moi qu'un Français comme toi!»
Carl a conscience que de nombreux enfants de la guerre n'ont pas eu la chance d'avoir une mère qui les soutenait comme la sienne. Pourtant, il veut transmettre une partie de son insouciance aux autres membres de l'Amicale nationale des enfants de la guerre (Aneg), une des deux associations regroupant les enfants de la guerre (la deuxième étant Cœurs sans frontières). Son argument: il était mal vu de fréquenter l'ennemi, ce qui rendait des liaisons franco-allemandes très compliquée. «Pour qu'un couple accepte cela et se voit en dépit des difficultés, leurs sentiments devaient être très forts.» Et d'ajouter: «Pourquoi donc avoir honte de quelque chose qui est basé sur l'amour?»
Bernard Storch
Contrairement à Carl, Bernard Storch ne pouvait compter que sur sa propre force pour se défendre des insultes des autres. Lui est né outre-Rhin. Son père faisait partie des deux millions de Français transférés en Allemagne pendant la guerre -en tant que prisonniers ou dans le service du travail obligatoire ou volontaire. Ainsi se sont formés de nombreux couples franco-allemands — un phénomène facilité par le nombre d'hommes allemands partis à la guerre.
Une fois les Allemands vaincus, la France veut récupérer «ses» enfants. Depuis la guerre de 1870/71, il existe une vraie rivalité démographique entre les deux pays, comme le souligne Fabrice Virgili, qui parle même d'une «bataille démographique». Trois mille enfants, nés d'un Français ou supposés l'être, sont «rapatriés». Parmi eux, Bernard Storch. Arrivé en France, il est placé dans une première famille d'accueil — qu'il quittera au bout de six mois souffrant de rachitisme et scoliose. «Ils m'avaient roué de coups et ne me donnaient que du pain dur et de l'eau par terre», se remémore Bernard.
Il est par la suite placé dans une deuxième famille d'accueil, où il se remettra de ces sévices et développera même une bonne confiance en lui. «Je n'étais pas bagarreur, mais quand quelqu'un m'insultait [de Prussien], je me défendais — des fois avec les poings», raconte-t-il. Plus tard, une femme de l'Assistance de Paris lui suggèrera de franciser son nom, car «tu vas être amené à vivre plus longtemps en France et ainsi, cela sera plus facile». Mais le garçon s'y oppose: «Je ne change pas mon nom, il est bien comme il est.»
Quand, des années plus tard, Bernard retrouvera les traces de ses vrais parents, il ne pourra visiter que leurs tombes. Pourtant, il n'est pas amer, assurant que «la vie continue. Et si l'on pleure toujours sur son sort, on n'avance pas».
Alfred Martini
Alfred Martini a grandi et vit toujours dans le village de Nagold, dans le sud-ouest de l'Allemagne, qui se trouve sur la frontière entre les zones d'occupation française et anglaise. Il est donc passé à travers le filtre français du rapatriement. Le «Französle» (petit Français) se voit systématiquement exclu des fêtes de famille, dont certains membres sont d'anciens sbires des nazis ayant une aversion «naturelle» contre les Français. Mais Alfred n'en a cure et cherche à contourner les interdictions. Comme à l'âge de 5 ans, quand il prend son tricycle et parcourt 4 kilomètres jusqu'au village voisin où sa cousine célèbre sa communion — à laquelle il n'était pas convié.
Comme Bernard, Alfred ne garde pas d'aigreur de cette enfance. Mais il estime que quelque chose lui manque: son «Vati» (petit papa) Alfred Pichot, qu'il essaye toujours de retrouver.
Lisa Louis
Photo:
PS: Certains enfants de la guerre demandent la double-nationalité. A ce jour, ils sont 29 à l'avoir obtenue.
Le père d'Alfred Martini. Image DR
A lire sur le sujet:
«Née d’amours interdites», Josiane Kruger, Editions Perrin, 2006, ISBN 2-262-02536-3, 15€
« Naître ennemi », Fabrice Virgili, Editions Payot, 2009, ISBN 978-2-228-90399-8, 25€
« Enfants maudits », Jean-Paul Picaper et Ludwig Norz, Editions des Syrtes, 2004, ISBN 2-84545-088-5, 23€