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Les coléoptères dans l’alimentation de l’homme

  • ️Le Gall, Philippe

Au reste, ces vers sont devenus un objet recherché sur les tables. Les gros vers du [chêne] rouvre figurent parmi les mets délicats ; on les nomme cosses ; on va même jusqu’à les engraisser de farine et à les élever.
Pline l’Ancien, Histoire naturelle1.

1Depuis le permien, il y a plus de 300 millions d’années, les coléoptères ont conquis tous les milieux terrestres2. Présents partout, ils dominent le monde animal avec plus de 300000 espèces, soit quasiment le quart de celles actuellement décrites. Revêtant de multiples formes, de tailles très diverses (de moins d’un mm à près de 20 cm de longueur), ils sont omniprésents bien que généralement peu visibles. Les coléoptères sont des insectes holométaboles, c’est-à-dire dont le développement est marqué de métamorphoses complètes3. La nymphe, immobile, où s’effectue la transformation de la larve vers le stade adulte, peut être libre, exposée, mais aussi cachée, sous une écorce ou sous une pierre, ou enfouie dans le substrat ou le sol. Dans quelques cas, elle est protégée par une coque, généralement constituée d’un mélange de substrat et de fèces agglomérés (pl. 32). Les adultes sont caractérisés par la présence d’élytres, ailes antérieures durcies qui protègent les ailes postérieures et le dessus de l’abdomen. Ce sont ces élytres qui définissent l’ordre des coléoptères parmi les insectes holométaboles. Les larves ont des morphologies aussi diversifiées que leur écologie. Il en est qui sont prédatrices et très mobiles, comme les larves de carabes, et d’autres qui ressemblent à de gros boudins blancs riches en graisse, enfouis dans la masse qui les nourrit (bois, matière en décomposition, etc.).

2Rien d’étonnant donc à ce que les coléoptères constituent une grande partie des insectes mangés par l’homme. Leurs larves, abondantes, peu mobiles et très riches en graisses et protéines comptent parmi les plus recherchées. Quant aux adultes, bien qu’ils soient fortement caparaçonnés et semblent peu propices à leur consommation, ils ne manquent pas de figurer aussi au menu de nombreux peuples à travers le monde. Quelle différence avec les crevettes et autres crustacés ?

La diversité des espèces consommées

3Selon Julieta Ramos-Elorduy4, près de 500 espèces de coléoptères sont consommées dans de nombreuses régions du monde : Afrique, Asie, Amérique du Sud et centrale. Ce nombre est faible par rapport aux 300 000 connues mais correspond à peu près au tiers des espèces d’insectes mangées par l’homme dans le monde (1 900 selon la FAO). Le nombre de familles de coléoptères est à l’image de leur diversité. Les plus connues sont les scarabées (Scarabaeidae et Lucanidae) aux antennes en forme de peigne, les longicornes ou capricornes (Cerambycidae) aux antennes généralement très longues, voire excessivement longues, les charançons (Curculionidae) à la tête prolongée d’un rostre, les taupins (Elateridae) et leur capacité de saut chez les adultes, les richards (Buprestidae) aux couleurs souvent chatoyantes, les chrysomèles (Chrysomelidae), coléoptères aux formes arrondies et grands consommateurs de plantes, dont le doryphore est l’un des archétypes.

4Les larves des espèces terrestres, en particulier celles vivant au sein de leur aliment, constituent la cible privilégiée de l’entomophagie. Leur collecte repose sur une bonne connaissance de leur écologie. Les larves consommées appartiennent généralement à des espèces qui se développent dans les bois vivants (longicornes ou Cerambycidae, richards ou Buprestidae) ou morts (longicornes, scarabées ou Scarabaeidae, taupins ou Elateridae). La majorité des espèces citées dans la littérature sont consommées occasionnellement quand elles sont trouvées lors de la coupe ou du ramassage du bois. Les longicornes, avec leurs 36 000 espèces de par le monde, sont très abondants dans les bois morts, et si la majorité des espèces est d’une taille inférieure à 2 cm, quelques-unes peuvent être impressionnantes et leurs larves dépasser les 10 cm de longueur. Leur taille et leur présence dans le bois mort qui est utilisé à diverses fins en font un mets facile à se procurer sinon très apprécié.

5Pline l’Ancien5 décrit un ver du chêne rouvre comme une spécialité gastronomique très appréciée, souvent consommée par les romains après un engraissage dans de la farine. Les grands auteurs entomologistes ont longuement discuté de l’espèce concernée et tous les coléoptères communs et de belle taille d’Europe ont été convoqués pour résoudre l’énigme posée par la nature de ce délice romain. Une fois écartées la chenille du Cossus cossus (papillon qui se développe dans le bois) qui a une odeur peu appétissante, ainsi que la larve du lucane cerf-volant Lucanus cervus, évoquée par August Johann Roesel von Rosenhof, qui se développe dans les souches, de celle du « rhinocéros », Oryctes nasicornis, tel qu’imaginé par Jan Swammerdam et Karl von Frisch, qui se développe dans les terreaux, de même que les larves du hanneton commun, Melolontha melolontha, invoquées par Pierre-André Latreille et Thomas Mouffet, qui elles vivent dans le sol, il reste les larves de longicornes qui correspondent le mieux à la description faite par Pline de leur lieu de vie et du comportement de l’adulte qui stridule. Jean-Henri Fabre proposa la larve de l’ergate forgeron, Ergates faber, mais ce dernier vit dans les bois morts de pin. Il reste donc, plus probable, les larves des grands capricornes du genre Cerambyx (dont il existe cinq espèces en Italie) qui se développent principalement dans les chênes mais aussi dans les autres espèces végétales citées par Pline et dont les adultes produisent une forte stridulation quand ils sont inquiétés ou communiquent entre eux. Pour Alain Fraval6, il pourrait s’agir d’un nom générique regroupant toutes sortes de larves de coléoptères ou pour le moins de longicornes.

6Au Japon, les larves des grandes espèces, en particulier Batocera lineolata, sont très appréciées sous le nom de teppo-mushi mais ne sont pas commercialisées car difficiles à collecter en nombre7. Dans de nombreuses régions tropicales, elles font généralement partie du cortège assez diversifié des larves d’insectes consommées. En Thaïlande, il en est de même pour les adultes8. Souvent collectées lors de la recherche de bois mort, elles sont parfois un à-côté de la chasse d’une autre espèce. Ainsi, en Amérique du Sud, les larves de Stenodontes damicornis remplacent efficacement celles du charançon du palmier9 avec lesquelles elles partagent les stipes10 de palmiers en décomposition.

7De nombreuses autres familles de coléoptères fournissent des larves comestibles. En Turquie, la larve d’un ténébrion (Tenebrio sp.) était un aliment bien connu11. L’élevage de masse de ce ténébrion est répandu car ses larves sont utilisées comme appât de choix pour la pêche ou comme aliment pour les nouveaux animaux de compagnie comme les reptiles. Cet insecte est aussi l’objet principal du projet de développement d’industries comme Ynsect®12.

8Les adultes de coléoptères apparaissent généralement pendant un temps très court dans l’année, de quelques jours à un mois. Les espèces consommées par l’homme sont le plus souvent des insectes abondants, de grande taille et ayant une certaine tendance à la vie grégaire. Chez les San du Kalahari, la proie est un gros bupreste, Sternocera orissa, atteignant près de 4 cm qui vit sur les arbustes des genres Acacia et Kyllinga13. Les buprestes fréquentent ces arbres au moment de leur floraison. Contrairement à la majorité des buprestes qui sont d’excellents voiliers aux réflexes très rapides, les Sternocera, insectes des savanes sèches, voire arides, sont de gros insectes balourds et dont le principal réflexe de défense est de se laisser tomber au sol. Chez les San, ce sont les femmes qui collectent les insectes puis les rapportent pour les cuire dans un mélange de sable et de cendres chaudes. Les élytres qui sont extrêmement dures, parmi les plus résistantes chez les coléoptères (au point qu’elles résistent bien souvent à l’épingle de l’entomologiste), sont retirés dès la fin de cuisson. Les insectes sont consommés tels quels après avoir ôté la tête ou parfois le tube digestif. Après cuisson, les buprestes peuvent être broyés dans un mortier et additionnés à des fruits ou des plantes sauvages pour former une pâte qui accompagnera de la viande. Les femelles emplies d’œufs sont les plus appréciées.

9Dans les régions soudaniennes et sahéliennes de l’Afrique, ce sont des cétoines, généralement collectées sur les chandelles de mil ou de sorgho (pl. 33), qui font le délice des jeunes enfants. Cette pratique en voie de disparition dans de nombreuses régions d’Afrique de l’Ouest n’y reste qu’un souvenir d’enfance des anciens14. Ces insectes restent encore consommés en Afrique centrale dans les monts Alantika, Pachnoda cordata camerounensis et P. marginata15, les monts Mandara (voir le film Jaglavak16) et au nord de la république du Congo, dans les plateaux Tékés17.

10Les coléoptères terrestres ne sont pas les seuls à se retrouver à la table des hommes. On y trouve aussi un certain nombre d’espèces aquatiques18. Dans le monde, 78 espèces appartenant à 22 genres sont consommées par l’homme dans 27 pays, principalement au Mexique et en Asie (Chine, Japon). Cette pratique concerne toutes les familles communes de coléoptères aquatiques : Dytiscidae, Gyrinidae, Hydrophilidae, Haliplidae, Elmidae, Noteridae et même Histeridae. Les principales familles consommées sont les Dytiscidae et les Hydrophilidae qui comptent les espèces les plus nombreuses et les plus grandes.

11Enfin, plus curieux mais relevant de la pratique assez diversifiée et largement répandue de la macération d’espèces animales venimeuses (serpents, scorpions) ou porteuses d’une image forte, on sert, au Mexique, un alcool où macère le coléoptère Cicindelidae, Cicindela curvata, carnivore aux mandibules acérées et aux couleurs métalliques vives19.

La vedette des coléoptères comestibles

12Parmi les insectes les plus largement consommés dans le monde, on trouve les larves de charançons des palmiers, Rhynchophorus sp. (pl. 34), qui sont très appréciées dans de nombreux pays tropicaux. Ces insectes souvent classés parmi les ravageurs des palmiers sont aussi une ressource alimentaire et même économique importante. Les rynchophores (pl. 35) sont de gros insectes qui mesurent de trois à cinq cm de longueur en moyenne. Ils sont actuellement classés dans la famille des Dryophthoridae qui fait partie de la « super famille » des Curculionidae. Dix espèces étaient à l’origine réparties à travers la ceinture tropicale mais le Rhynchophorus ferrugineus, une espèce originaire d’Asie du Sud-Est et très invasive, s’est ensuite répandue dans la péninsule arabique et au Moyen-Orient avant de parvenir sur la côte européenne de la Méditerranée en Espagne (1994), puis en Grèce et en France (200620). Il est aussi présent en Chine, au Japon et dans les Caraïbes21. Cette espèce très nuisible s’attaque aux palmiers dattiers mais aussi aux différents palmiers d’ornement. Toutes les espèces de rynchophores vivent ainsi aux dépens de différentes espèces de palmiers ; en Afrique, la principale espèce est R. phoenicis. L’espèce est polyphages et les larves se développent dans les stipes morts de palmier à huile, de palmier dattier, de cocotier ou encore de différentes espèces de raphia22. Insectes très abondants, ils ont souvent été considérés comme des nuisibles par les agronomes occidentaux, mais ils sont très recherchés pour la consommation humaine dans un grand nombre de pays d’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Ghana, Bénin, Nigeria) et centrale (Congo-Brazzaville et Congo-Kinshasa, Cameroun). En Afrique, on observe une autre espèce, R. quadrangulus, qui a des populations disjointes en République de Guinée, au Cameroun (région du Nord-Ouest) et en République du Congo (plateaux Tékés). Cette espèce, restée très longtemps mal connue des scientifiques, a été observée récemment dans les régions montagneuses du Cameroun où elle vit dans des régions d’altitude supérieure à 1 200 m, en association avec l’autre espèce de rynchophore africain, R. phoenicis, par contre plus commune en plaine. R. quadrangulus se récolte sur les palmiers du genre Raphia qui sont représentés dans cette région par une espèce locale (Raphia mambillensis). Il est consommé de la même façon que les autres rynchophores : les larves sont ébouillantées puis préparées de différentes façons, frites ou dans une sauce.

13Au Cameroun, la qualité des larves de R. phoenicis qui se sont développées dans les palmiers raphias est considérée comme meilleure que celle des larves qui ont vécu dans les palmiers à huile23. Les larves de rynchophores sont consommées dans le cadre familial mais font aussi l’objet d’un commerce important. Elles sont vendues cuites, sous forme de brochettes, au bord des routes, et plus spécifiquement aux péages le long de la route partant de Yaoundé vers Mbalmayo et Sangmélima. Les larves vivantes sont dirigées en grand nombre vers les marchés locaux, mais aussi vers ceux de Yaoundé. Les capitales européennes, Paris et Bruxelles en particulier, sont une autre destination des sacs de larves vivantes. Exportées illégalement, ces larves se retrouvent sur les marchés informels jouxtant les marchés africains de ces capitales où des expatriés d’Afrique centrale retrouvent un certain parfum de leur pays d’origine et de leur jeunesse.

14La récolte traditionnelle des larves de charançons dans les stipes de raphia est rendue aléatoire du fait de l’accessibilité réduite en saison des pluies, ces raphias étant situés en terrain marécageux. Ainsi, au Cameroun, les larves sont-elles récoltées essentiellement de novembre à juin dans la région d’Obout (région du Centre) et d’octobre à novembre dans la zone de Ntoung (région de l’Est). De juillet à octobre, période de fortes pluies, les raphiales sont très difficilement accessibles.

15Généralement, les larves sont recherchées dans les stipes de raphia qui ont été abattus pour la production de vin de palme et laissés à l’abandon. Le collecteur visite les troncs : sur la base de critères tels que l’allure du stipe pourrissant, son odeur ou les vibrations produites par les larves dans ce stipe, il les débite et recherche manuellement les larves. Cette méthode fournit en moyenne une trentaine (35) de larves par stipe.

16Vivant avec les rynchophores, les larves des scarabées rhinocéros, genre Oryctes et Augosoma, sont collectées par la même occasion et consommées ou commercialisées comme les larves de rynchophores. Au Cameroun, diverses espèces coexistent, parfois dans des espèces de palmiers différentes. Les espèces sont diversement appréciées, plus spécialement en fonction de la plasticité des téguments. En Asie, on consomme aussi les dynastes tant au stade larvaire qu’au stade adulte24. Augosoma centaurus (pl. 36), le plus gros des Dynastidae africains et un des plus gros scarabées d’Afrique centrale, est lui aussi consommé à l’état adulte au Cameroun et au nord de la République du Congo25. Ce gros coléoptère est très abondant dans les régions forestières d’Afrique de l’Ouest et centrale, de la côte océanique aux limites des savanes guinéennes. Les adultes émergent au moment de la transition entre la fin de la saison des pluies et le début de la saison sèche. Ils volent pendant une à deux semaines en début de nuit et sont fortement attirés par les lumières, principalement les lampes d’éclairage public munies d’ampoules de forte puissance (250 à 500 W). L’apparition des adultes suit généralement un rythme pluriannuel, les émergences étant abondantes tous les deux à trois ans. Mais ce n’est pas une règle clairement établie et générale car dans quelques stations, on observe des densités élevées d’adultes chaque année. Cette espèce est très appréciée des divers groupes ethniques qui habitent la région de l’Est du Cameroun. Les adultes sont capturés la nuit « aux lumières ». Ils sont conservés dans des boîtes ou paniers, puis cuisinés le soir même ou le lendemain. Après avoir enlevé les élytres, les pattes et le tube digestif, les insectes adultes sont lavés puis bouillis et frits ou cuits dans un bouillon. Dans la même région, les larves sont aussi consommées. Toutefois, Augosoma centaurus cohabite dans cette région avec plusieurs autres espèces de gros Dynastidae du genre Oryctes (pl. 37a et 37b) dont les larves sont difficiles à distinguer de celles des Augosoma (pl. 36). Les adultes et les larves font l’objet d’un commerce, le plus souvent très local. Les familles qui disposent d’un éclairage public à proximité ou d’un groupe électrogène collectent parfois de grandes quantités d’adultes en une nuit et le surplus est vendu cru, à 25 FCFA (0,038 €) la pièce, ou cuit, à 50 FCFA (0,076 €) la pièce. Les larves sont aussi commercialisées au prix de 100 FCFA (0,15 €) pour six larves crues ou quatre larves cuites.

Les croyances attachées à la consommation de coléoptères

17Avec leurs coloris chatoyants, leurs tailles parfois impressionnantes et certaines caractéristiques morphologiques agrémentées de cornes thoraciques et/ou céphaliques, les coléoptères ont impressionné les hommes vivant dans une relation plus ou moins étroite avec la nature. Acteurs involontaires de nombreux jeux enfantins, depuis les hannetons volant au bout d’une ficelle que faisaient voler nos grands-parents, remplacés par les cétoines en Afrique, jusqu’aux bijoux vivants, le maquech du Mexique26, ils attirent l’attention, inquiètent voire repoussent et ont servi de support à diverses croyances et usages27. Ainsi, dans maintes religions, l’homme a réservé une petite place aux coléoptères comme instruments de culte : carapaces des Chalcosoma où on brule de l’encens en Asie, figures de masque comme le masque « Beettle » dans la région du Nord-Ouest du Cameroun28 (pl. 38), image d’un dieu comme le goliath en République démocratique du Congo. C’est surtout en Égypte pharaonique que le scarabée rouleur de sa pilule de bouse est devenu l’une des plus célèbres figures de divinité.

18La consommation des coléoptères peut ainsi être rattachée à certains rites ou faire l’objet de limitations et d’interdits comme au Cameroun où, chez les Pangwe, au début du xxe siècle, la consommation des dynastes Augosoma centaurus était réservée aux seuls hommes initiés29. Le sujet, souvent sensible, a été peu décrit.

De la cueillette à l’élevage ou à l’aménagement de l’écosystème

19Les modes de collecte des coléoptères, larves ou adultes, ont essentiellement trait à la simple cueillette, parfois au hasard mais plus généralement dirigée vers telle ou telle espèce. La recherche des coléoptères nécessite une certaine connaissance de leur écologie. Les larves vivent dans des bois qui peuvent être vivants, dépérissant ou en voie de décomposition. La plupart des espèces qui consomment des bois morts ou vivants sont inféodées à une ou à un petit nombre d’espèces végétales. Ainsi, les rynchophores sont associés aux différentes espèces de palmiers. Les larves de longicornes sont, elles aussi, associées le plus souvent à une espèce végétale ou à un stade bien particulier de la décomposition du bois. Concernant les adultes, on observe deux situations. Dans la première, comme avec les hannetons, l’émergence des adultes est massive et concentrée dans le temps. Les adultes, qui consomment le feuillage des arbres et arbustes environnants le site d’émergence, sont très abondants et d’une cueillette aisée. D’autres adultes, au vol nocturne, sont irrépressiblement attirés par les lumières artificielles, éclairage public ou lampes disposés près des habitations. En revanche, d’autres espèces sont recherchées d’une manière très spécifique. Ces larves sont spécifiquement recherchées et souvent collectées en masse. Elles font l’objet d’une consommation directe, mais aussi d’un commerce local ou même d’une exportation vers les centres urbains puis vers les capitales européennes à destination des populations émigrées.

20La quantité d’insectes qui est ainsi extraite des milieux « naturels » est totalement inconnue. Alors que ces insectes sont qualifiés par les uns de ravageurs, par les autres d’aliment délicieux et nourrissant, on ne sait pratiquement rien de leur écologie et de leur économie. C’est le difficile constat auquel on parvient quand on parcourt la littérature spécialisée : aucune donnée publiée concernant la distribution exacte et la densité des insectes dans les écosystèmes africains n’est disponible. Sur le plan économique, le sujet est ignoré et jusqu’à présent seul le commerce de quelques chenilles de papillons a été étudié30.

21Dans quelques cas, les populations locales ne se contentent pas d’une simple recherche au hasard ou de leur mode de collecte modèle l’écosystème. L’exemple le plus frappant concerne les rynchophores. Dans la région amazonienne, leur collecte s’apparente à une « culture » des charançons. Dans cette région, deux principales espèces, Rhinostomus barbirostris et Rhynchophorus palmarum, vivent aux dépens du palmier Oenocarpus bacaba où ils entrent en compétition. Les membres de l’ethnie Jotï qui consomment R. palmarum ont acquis une grande connaissance de l’écologie de ces charançons et favorisent la colonisation des palmiers par cette espèce en pratiquant des coupes dans les stipes de ceux-ci31.

22La collecte des rynchophores africains doit être mise en relation avec l’usage des palmiers hôtes de ces insectes pour l’obtention du vin de palme et des alcools dérivés (par exemple sodabi au Togo et au Bénin). La récolte de la sève du palmier, qui donnera le vin de palme par fermentation, se fait soit en conservant l’arbre sur pied (palmier rônier, palmier à huile), soit en abattant le palmier (jeunes palmiers à huile, raphia). Dans le premier cas de figure, le palmier peut survivre à l’opération si la quantité de sève récoltée n’est pas trop importante. En revanche, si l’opération de récolte de sève inclue l’abattage, le palmier mort va être rapidement colonisé par les rynchophores qui seront bien souvent collectés après quelques mois de développement larvaire. Les relations précises entre les deux activités restent mal documentées malgré l’intérêt de la question et le rôle important du vin de palme et des rynchophores dans les modes de vie et l’économie de nombreuses populations rurales en Afrique de l’Ouest et centrale. Au Cameroun, dans la région du Centre, la récolte des rynchophores peut faire l’objet de stratégies plus ou moins complexes. La procédure de récolte était relativement homogène jusqu’à ces dernières années32. Les larves sont recherchées tout au long de l’année dans les stipes de différents palmiers. Pour le palmier à huile, la recherche des rynchophores a lieu généralement dans les stipes qui ont été altérés ou abattus suite à la récolte du vin de palme. Les larves récoltées qui ont acquis un goût de vin de palme fermenté peu apprécié sont plutôt consommées dans le cadre familial et n’entrent généralement pas dans les circuits commerciaux33. Dans la région du Centre, la majorité des larves de rynchophore consommées ou commercialisées proviennent du palmier raphia. Elles sont localement appelées Phoas. Les palmiers raphias vivent en populations plus ou moins denses dans les zones marécageuses. La taxonomie de ces raphias est encore très imparfaite et la diversité de ces plantes reste à explorer, de même que celle des insectes qui se développent à leurs dépens. Le raphia est exploité par l’homme pour diverses raisons : vin de palme, obtention de fibres pour l’artisanat ou la construction, récolte des larves de charançons du palmier. La récolte des larves se fait indifféremment sur les raphias jeunes ou adultes. Les rynchophores ne peuvent se reproduire que sur des raphias déjà affaiblis. L’apparence des palmiers attaqués permet une détection aisée des stipes qui seront abattus puis dépecés pour en extraire les larves. La recherche sur les jeunes raphias est plus compliquée car les femelles peuvent pondre sur de jeunes raphias apparemment sains. Tout le savoir du collecteur est alors mis à l’œuvre et si l’aspect de la plante est peu altéré, il cherchera l’odeur caractéristique des larves de rynchophores et aussi le bruit qu’elles font en se mouvant dans la masse du stipe. Bien souvent, les larves d’Oryctes, coléoptères proche des scarabées, se développent dans les mêmes stipes que les charançons et il est alors possible de découvrir les perforations caractéristiques de ces insectes. Dans quelques villages et depuis quelques années seulement, les stipes de raphia sont coupés, rassemblés en bouquets et exposés dans le milieu afin que les femelles viennent y déposer leurs œufs. Par la suite, ils sont rapportés au village ou se poursuit l’« élevage » jusqu’au stade propice à la consommation ou à la vente34.

23Bien que l’élevage de ces insectes soit largement répandu en Europe et en Asie (au Japon en particulier) à des fins d’agrément (nouveaux animaux de compagnie, nouvelle branche de l’entomologie amateur), les coléoptères alimentaires ne font pas encore l’objet d’un élevage systématique. Des essais sont en cours au Cameroun (pl. 3935). Dans certains villages de ce pays, le revenu moyen généré pour les récolteurs professionnels de larves de charançons varie de 90 000 à 300 000 FCFA (135 à 460 €), ce qui représente 30 à 75 % des revenus ménagers. Mais les méthodes traditionnelles de récolte se révèlent peu productives, irrégulières et non pérennes car elles induisent la destruction des raphias, leurs arbres hôtes. Pour répondre à cette situation, un mode d’élevage de larves de charançons a été mis en place au cours d’un projet piloté par le LIFT (Living Forest Trust), le CIFOR (Center for International Forestry Research) et l’IRD. Le processus de mise en élevage comprend la récolte, l’accouplement et l’introduction d’adultes de charançons du palmier dans des boîtes en plastique contenant des tissus de raphia fraîchement collectés. Dans ce système, la production de larves commercialisables prend trente jours et pour trois femelles introduites dans une boîte, on peut récolter jusqu’à 73 larves. La productivité de l’élevage est donc plus élevée que celle de la récolte de larves dans un stipe de raphia lors de la récolte traditionnelle (35 larves par stipe). L’élevage peut être mené pour produire des larves et mettre à disposition des consommateurs cet aliment de grande qualité nutritionnelle tout au long de l’année, contrairement aux modes de récolte traditionnels qui sont limités à une saison précise.

Les apports nutritionnels de la consommation de coléoptères

24De nombreux auteurs se sont penchés sur la valeur nutritionnelle des insectes et, parmi eux, de quelques coléoptères. Leur composition varie considérablement selon le stade de développement36. Ils procurent d’importantes quantités de lipides, ce qui est le cas chez les larves de coléoptères37. Ces lipides sont principalement des lipides insaturés pouvant dépasser 90 % de l’ensemble des lipides38. Ils fournissent aussi des quantités intéressantes de protéines. Le contenu protéinique couvre l’ensemble des besoins en acides aminés essentiels39 dont la lysine, la valine, la leucine, l’isoleucine, la phénylalanine, la thréonine et la méthionine. Ces acides aminés essentiels sont conformes aux valeurs de références annoncées par la FAO40.

25Les résultats obtenus sont très divers selon les auteurs. Ainsi, chez Rhynchophorus phoenicis, la quantité de protéines présente varie de 10 à 42 % et le contenu en lipides de 20 à 70 %41.

Considérations sanitaires

26Le développement de la production industrielle et la formalisation probable des échanges économiques dans un avenir proche nécessite de vérifier la qualité sanitaire des insectes comestibles. Quelques études préliminaires concernent les coléoptères. Ainsi, les contaminations bactériennes des Rhynchophorus préparés au Nigeria est probablement à attribuer aux mauvaises conditions sanitaires du mode préparatoire plutôt qu’à la qualité intrinsèque des larves42.

27Diverses bactéries potentiellement pathogènes ont été observées à la surface et dans le tube digestif d’Oryctes monoceros du Nigeria43. La manipulation de l’élevage des insectes comestibles afin d’obtenir des individus indemnes de bactéries pathogènes est encore très problématique. L’usage d’antibiotiques préconisé dans la maintenance classique des élevages n’est pas possible dans l’optique d’un élevage pour l’alimentation humaine, voire même animale. La manipulation de la flore bactérienne des insectes via le milieu d’élevage n’est pas encore au point. Ainsi, une étude sur le milieu d’élevage des Pachnoda ne permet pas de mettre en évidence de modification de la flore bactérienne suite à celle du milieu d’élevage44.

28La source principale de contamination reste très certainement la manipulation après cuisson et le stockage des insectes. Ceci est d’ailleurs vrai pour toutes les denrées préparées qui sont vendues sur les marchés tropicaux. La commercialisation d’insectes conservés dans des emballages sous vide est certainement la voie d’avenir pour garantir la sécurité sanitaire du circuit commercial des insectes issus d’élevage de masse.

Conclusion

29Les coléoptères dominent le monde de la biodiversité terrestre et le nombre d’espèces consommées dans le monde est le reflet de cette diversité. Source de protéines et de lipides, ils ont fait partie de la culture alimentaire de nombreuses populations dans le monde entier. Ils restent encore aujourd’hui un aliment important dans de nombreuses régions rurales mais aussi dans les villes. Complément nutritionnel de qualité, ils sont aussi un délice, parfois croquant, qui fait l’objet d’une cueillette souvent intensive dont l’avenir est menacé par les changements de mode de vie et les modifications profondes de l’environnement forestier tropical.

30Ce rôle des coléoptères dans notre alimentation est-il voué à disparaître comme ce fut le cas en Europe de l’Ouest ou se maintiendra-t-il dans un monde soumis à de fortes tensions sur la production agricole et où des fractions importantes de très nombreuses populations subissent l’impact de la malnutrition protéinique ? Dans la lutte contre le déficit en protéines, en particulier dans la ration alimentaire des plus jeunes, les coléoptères – et principalement leurs larves – ont très certainement un rôle à jouer. Pour cela, seul l’élevage pourra relever ce défi et dans ce domaine, les espèces du genre Rhynchophorus auront leur rôle à jouer grâce à des élevages réalisés dans les régions d’origine des espèces concernées.