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L’apport de l’œuvre de Cicéron à la connaissance du système judiciaire provincial au Ier siècle av. J.-C.

  • ️Fournier, Julien

1L’étude du système judiciaire des provinces de l’Orient romain à la fin de la République soulève le problème de la capacité de Rome à développer les institutions ordinaires de l’administration provinciale tout en faisant des cités grecques, de leur politeia et de leurs droits ancestraux le premier degré de cet édifice administratif en formation. Appliqué au Ier siècle av. J.-C. en particulier, ce questionnement nécessite impérativement le recours à Cicéron. La référence à ses discours et à sa correspondance apparaît de manière récurrente et dispersée dans toute étude sur les fonctions du gouverneur d’époque républicaine, sur l’organisation territoriale des provinces ou même sur les compétences des tribunaux civiques1. Je voudrais aborder ici l’œuvre de Cicéron non pas comme support pour une question particulière, mais comme un point de départ, pour essayer de montrer ce qu’un tel corpus documentaire, considéré dans son ensemble, a de fondamental pour la problématique du système judiciaire provincial.

2Le fait judiciaire est abordé sous différents aspects chez Cicéron, qui correspondent à différents pans de son activité personnelle. Le premier point de vue est celui du spécialiste de l’administration provinciale : après avoir été questeur en Sicile en 75 av. J.-C., Cicéron fut désigné par le sort pour gouverner la Cilicie en tant que proconsul en 51-50. Devenu gouverneur sans aucun enthousiasme, il prit néanmoins pour modèle le proconsulat d’Asie de Q. Mucius Scaevola, en 98-97 av. J.-C., estimant accomplir sa tâche avec diligence et intégrité – à la différence d’Appius Claudius Pulcher, son prédécesseur en Cilicie. Avant d’avoir lui-même exercé cette fonction, il avait déjà adressé à son frère Quintus, proconsul d’Asie en 61-59, deux longues lettres sur les tâches et les devoirs d’un bon gouverneur.

3Par ailleurs, en tant qu’avocat, Cicéron fut amené à poursuivre ou défendre des gouverneurs accusés de concussion à leur sortie de charge. En 70, il fut sollicité par une délégation des cités de Sicile pour intenter une action de repetundis contre Verrès, qui avait gouverné cette province entre 73 et 71. En 59, il défendit L. Valerius Flaccus, accusé devant une quaestio de repetundis après son proconsulat d’Asie de 62. Dans les discours Sur les provinces consulaires et Contre Pison, Cicéron, qui cherche à atteindre César, dénonce les agissements de L. Calpurnius Piso, beau-père de César, doté de pouvoirs exceptionnels en 58 pour exercer un proconsulat de Macédoine étendu à toute la zone des Balkans.

4Enfin, la réussite professionnelle et politique de Cicéron lui permit, en dépit de son statut d’homo nouus, de se constituer un réseau important d’amitié et de clientèle, notamment parmi les negotiatores des provinces orientales. Cette position lui imposait de recommander leurs intérêts judiciaires auprès des gouverneurs.

5La richesse de la carrière et la variété des relations de Cicéron expliquent la diversité géographique des informations dont nous disposons : elles concernent la Sicile, l’Asie, la Cilicie, mais aussi la Macédoine et la province d’Achaïe en formation dans les années 40 av. J.-C. En revanche, Cicéron est pour ainsi dire muet sur les provinces occidentales. En tenant compte de ces particularités, il est possible de dresser un tableau composite de l’organisation judiciaire au milieu du Ier siècle av. J.-C., valable au moins pour les provinces hellénophones – y compris la Sicile – dont la caractéristique commune était l’implantation ancienne du modèle civique. Ce tableau s’organise à trois échelons, qui rendent compte des différents degrés de lecture possible des textes de Cicéron. À l’échelon supérieur, celui de l’idéologie qui justifie le développement des provinces romaines, Cicéron rend possible l’étude des critères du partage des compétences entre la juridiction romaine et les juridictions locales qui persistaient. À l’échelon intermédiaire, celui des gouverneurs, il renseigne sur le fonctionnement pratique de la juridiction provinciale, sur les procédures employées et sur son organisation territoriale. À l’échelon inférieur, celui des justiciables, il fait connaître les aspirations et le comportement des usagers ordinaires de cette juridiction.

6Faut-il encore le rappeler ? Le travail de Cicéron n’est pas celui d’un historien et ne prétend pas en avoir l’objectivité : il sert les intérêts d’un parti ou d’une cause, que ce soit celle de ses clients, de ses amis ou la sienne propre. Il présente toutefois l’insigne avantage de fournir un contrepoint aux documents émanant des cités, qui prédominent dans la documentation épigraphique des provinces hellénophones. La perspective d’un représentant du pouvoir diffère nécessairement de celle des administrés. Par ailleurs, la liberté de ton de sa correspondance comme de ces discours fait apparaître des problèmes généralement sous-représentés dans la documentation civique, comme les conflits avec les gouverneurs de province. Les cités, comme on le sait, pratiquaient une politique sélective en matière de publicité des documents officiels, en particulier pour tout ce qui se rapportait à la correspondance avec les autorités romaines2.

Les principes directeurs de la juridiction provinciale

7Rome ne revendiqua jamais le monopole de la juridiction dans les espaces passés sous son autorité. À cet égard, l’une des tâches essentielles des autorités romaines, dans le cadre de la formation des provinces au IIe puis au Ier siècle av. J.-C., consista à définir les critères de répartition des compétences judiciaires entre la juridiction du gouverneur, nouvellement instituée, et celle des tribunaux civiques qui continuaient d’exister. Sur ce point, la source essentielle émane des Verrines, au paragraphe 32 du réquisitoire sur La préture de Sicile, deuxième discours de la seconde action contre Verrès. Prévu pour une action qui n’eut jamais lieu, Verrès ayant pris la fuite dès la fin de la première en août 70, ce discours fut publié par Cicéron sans jamais avoir été prononcé devant la quaestio de repetundis.

8Dans le passage qui nous intéresse, l’auteur rapporte le régime de règlement des litiges survenus dans la province de Sicile tel qu’il se trouvait défini par la lex Rupilia depuis 132 av. J.-C., espérant montrer que Verrès en avait systématiquement violé la lettre et l’esprit au cours de sa préture. Cicéron, pour sa part, n’avait guère de raison de déformer ou tronquer le contenu même de la loi. Au demeurant, l’historicité de ces clauses n’est pas remise en cause3.

9La lex Rupilia n’était pas au sens propre une lex rogata Populi Romani, mais un décret pris par le consul P. Rupilius, sur consultation d’une commission de dix délégués sénatoriaux. La longévité et l’autorité de ce règlement lui valaient pourtant, au dire de Cicéron, d’être considéré comme une loi par les Siciliens. Servant de lex prouinciae à la Sicile, elle instituait un système de relations administratives et juridiques entre les communautés qui composaient la province et les autorités romaines, ainsi peut-être qu’un certain nombre de règles communes pour leur organisation politique interne4.

10Les clauses rapportées par Cicéron concernent implicitement les affaires civiles et pénales, à l’exclusion des affaires capitales qui font l’objet d’un traitement spécifique dans la suite du discours5. Toutes sont gouvernées par un principe unique : c’est le statut juridique personnel des parties en litige, plutôt que la qualification des causes, qui constitue le critère discriminant dans la répartition des procès entre les différentes instances judiciaires de la province. Lorsqu’un Sicilien agissait en justice contre un concitoyen, l’affaire était tranchée par les tribunaux de la cité, conformément au droit local (Siculi hoc iure sunt ut quod ciuis cum ciue agat, domi certet suis legibus). Lorsqu’un Sicilien agissait avec un Sicilien d’une autre cité, le gouverneur tirait au sort des juges pérégrins (quod Siculus cum Siculo non eiusdem ciuitatis, ut de eo praetor iudices sortiatur). Lorsqu’un différend opposait un particulier à une cité, c’est le Conseil d’une cité tierce qui était désigné (quod priuatus a populo petit aut populus a priuato, senatus ex aliqua ciuitate qui iudicet datur). Les juges siciliens étaient encore qualifiés lorsqu’un Sicilien était mis en cause par un Romain (quod ciuis Romanus a Siculo petit, Siculus iudex). À l’inverse, les juges romains étaient seuls qualifiés pour connaître d’une affaire intentée par un Sicilien contre un Romain (quod Siculus a ciue Romano, ciuis Romanus datur). Ils intervenaient encore dans toutes les autres affaires, y compris celles qui opposaient des citoyens romains entre eux.

11Dans tous les cas, l’accusé ou le défendeur avait la garantie d’être jugé par un tribunal et des juges de son appartenance civique et selon le droit qui lui correspondait. Cicéron nous fait connaître ce qui constitua la ligne directrice du partage des compétences entre tribunaux romains et tribunaux grecs à l’époque républicaine : les citoyens romains étaient jugés par des juges romains et selon le ius ciuile, les pérégrins par des juges pérégrins, et selon les droits locaux.

12L’énoncé des clauses judiciaires de la lex Rupilia par Cicéron représente un témoignage unique en son genre, de par son caractère positif et systématique. Il a servi et sert encore de pierre de touche pour interpréter tous les règlements d’époque républicaine dont l’une des clauses au moins visait à assurer la répartition entre différentes juridictions des litiges opposant des citoyens romains à des pérégrins – et cela quelle que soit la nature du règlement et le statut du territoire concerné : lex provinciae, édit provincial6, sénatus-consulte à destination d’une cité libre7 ou traité d’alliance avec un État.

13L’exemple du traité romano-lycien de 46 av. J.-C. est probablement le plus significatif8. Les clauses judiciaires réglementant les procès entre les ressortissants des deux partis alliés sur le sol lycien traitent séparément des affaires capitales et du reste des affaires pénales et civiles, selon une distinction habituelle aux règlements officiels romains9. La clause du traité sur les affaires non capitales (l. 37-43) est strictement parallèle à celle de la lex Rupilia sur les affaires entre citoyens romains et Siciliens.

14En Sicile, le citoyen romain qui poursuit un Sicilien passera devant un juge sicilien : quod ciuis Romanus a Siculo petit, Siculus iudex. En Lycie, la proposition formulée en grec est équivalente : ἐὰν δέ τις περὶ ἑτέρων πραγμάτων Ῥωμαῖος μετά Λυκίου μεταπορεύηται κα<τὰ> τοὺς Λυκίων νόμους ἐν Λυκίᾳ κρεινέσθω, ἀλλαχῇ δὲ μὴ κρεινέσθω. « En ce qui concerne les autres affaires, si un Romain poursuit un Lycien, il passera en jugement d’après les lois lyciennes, en Lycie, et nulle part ailleurs. » Dans le cas inverse, le Sicilien qui poursuit un Romain passera devant un juge romain : quod Siculus a ciue Romano, ciuis Romanus datur. Le traité romano-lycien adopte la formulation suivante : ἐὰν δὲ Λύκιος παρὰ Ῥωμαίου μεταπορεύηται, ὃς ἂν ἂρχων ἤ αντάρχων τυγχάνῃ δικαιοδοτῶν πρὸς ὃν ἂν αύτῶν προσέλθωσιν οἱ ἀμϕισβητοῦντες οὗτος αὐτοῖς δικαιοδοτείτωι κριτήριον συνιστανέτω. « Si, à l’inverse, un Lycien intente une poursuite contre un Romain, tout magistrat ou promagistrat investi d’une compétence judiciaire auquel s’adresseront les parties en litige devra leur rendre justice et réunir un tribunal. »

15Ici, le verbe μεταπορεύεσθαι suivi de la préposition μετά ou παρά a le sens d’« intenter une poursuite contre quelqu’un10 ». Il est la traduction littérale du latin petere ab11. La seule différence tient au fait que la Lycie était un État allié et non une province. Par conséquent, les plaignants ne pouvaient s’adresser qu’aux gouverneurs des provinces voisines de Cilicie ou d’Asie. Le passage de Cicéron garantit ainsi l’interprétation de cette clause, indépendamment du statut des régions concernées : en Sicile comme en Lycie, le défendeur romain ou pérégrin avait la garantie de passer en jugement devant un tribunal de sa condition.

Fonctionnement et organisation pratique de la justice provinciale

16L’étude des procédures appliquées est particulièrement tributaire des Verrines. Le discours sur La préture de Sicile indique sans équivoque qu’en matière civile, le gouverneur pouvait procéder à la iudicis datio, qui rendait possible l’application de la procédure formulaire à l’échelon provincial. Dans un rôle analogue à celui des préteurs à Rome, le promagistrat n’intervenait que dans la phase in iure, auditionnant les parties avant d’émettre une formula à destination d’un juge ou d’une commission de recuperatores.

17La lex Rupilia évoquée plus haut rend bien compte de ce dispositif : le gouverneur, en Sicile, n’était pas juge lui-même, mais se bornait à désigner des juges après audition des parties. En théorie, seules échappaient à ce schéma les affaires entre Siciliens (pérégrins) d’une même cité, qui ne relevaient pas de son action et n’étaient vraisemblablement pas couvertes par les dispositions de son édit. En pratique, il arrivait aussi que des affaires de ce genre fussent soumises à la procédure romaine, lorsque l’initiateur de l’action préférait solliciter le gouverneur plutôt que de s’appuyer sur l’autonomie des tribunaux locaux. La preuve en est donnée par les cas d’Héraclius de Syracuse et d’Épicratès de Bidis évoqués par Cicéron : parce qu’une forme de petitio hereditatis était intentée contre eux par les administrateurs des palestres, leurs propres concitoyens, ces procès relevaient statutairement des tribunaux et du droit de ces cités12. Or ils furent jugés l’un et l’autre au siège du conuentus et devant des juges désignés par le gouverneur, selon les dispositions de la procédure formulaire13.

18Dans la province proconsulaire d’Asie, une organisation similaire est à peine entrevue, notamment grâce à la mention, à trois reprises dans le Pro Flacco, de l’existence d’un collège de recuperatores provinciaux – c’est-à-dire de ces juges spécialisés à l’origine dans les affaires opposant des citoyens romains à des étrangers, mais dont les compétences furent progressivement étendues à tout type d’affaires mêlant intérêt public et intérêt privé. Au cours de son proconsulat, L. Valerius Flaccus renvoya devant eux le procès d’un publicain (§ 11), l’examen de la causa liberalis d’un « Phrygien inconnu » (40), le jugement du litige qui opposait deux citoyens de Temnos pour le remboursement des cautions fournies par l’un à l’autre (47-48). Il s’agit là d’une des rares attestations, pour le Ier siècle av. J.-C., de la mise en application d’un dispositif prévu par la lex de provinciis praetoriis de 101-100 av. J.-C. : celle-ci exprimait la capacité du gouverneur à « nommer des juges et des recuperatores » (κριτὰς ξενοκρίρτας διδόναι14.

19Les Verrines représentent encore notre meilleur témoignage sur le fonctionnement de la juridiction criminelle provinciale, même si Cicéron ne cite pas les clauses de la lex Rupilia qui s’y rapportaient éventuellement. En Sicile comme dans la plupart des autres provinces, il n’existait pas de cour criminelle équivalente aux quaestiones perpetuae de Rome. Le gouverneur exerçait habituellement sa propre cognitio, simplement assisté de son conseil. L’affaire de Sôpater d’Halicye, accusé d’un crime capital devant Verrès, apporte quelques précisions sur la composition du consilium15. Y siégeaient aussi bien les proches collaborateurs du gouverneur que des jurés provinciaux recrutés dans la circonscription judiciaire de Syracuse, où se déroulait le procès. Pour la plupart, ces hommes n’avaient pas été choisis par Verrès, puisque tous ou presque figuraient déjà dans le consilium du propréteur C. Licinius Sacerdos – le prédécesseur de Verrès – lorsque une accusation identique avait été lancée contre Sôpater. Pour avoir les coudées franches, Verrès, au dire de Cicéron, n’hésita pas à renvoyer sur une autre affaire ceux des conseillers qui n’étaient pas acquis à sa cause. Cependant, redoutant qu’un jugement prononcé sine consilio ne lui attirât la haine de la population, il s’entoura d’un conseil réduit à son scribe, son médecin et son haruspice pour condamner Sôpater. C’est le signe que la présence du consilium auprès du gouverneur était obligatoire, même si son avis ne semble pas nécessairement avoir été contraignant.

20Cicéron évoque une juridiction criminelle au fonctionnement sensiblement équivalent dans la province d’Asie en 80 av. J.-C., à propos du procès de Philodamos de Lampsaque, un notable grec accusé d’avoir tué un licteur de Verrès alors que ce dernier faisait le siège de sa maison. Verrès, alors légat du gouverneur de Cilicie, parvint à se faire inviter dans le consilium du proconsul C. Nero, décrit comme un homme faible et influençable, pour peser sur sa sentence16.

21Ce jugement capital, comme ceux qui sont décrits dans La préture de Sicile, découlait d’une procédure accusatoire. Un passage de la deuxième lettre de Cicéron à Quintus, proconsul d’Asie, assure qu’un gouverneur était aussi en mesure, dans les années 60 av. J.-C., de déclencher lui-même une procédure inquisitoire : Cicéron fait grief à son frère d’avoir voulu faire un exemple en attirant un certain Zeuxis de Blaundos devant son tribunal et en le condamnant pour parricide17. En l’absence apparente de plainte, le gouverneur paraît s’être chargé lui-même d’une enquête qui, selon lui, nécessitait un traitement exemplaire. En ce sens, les attributions du gouverneur préfiguraient le développement de la procédure extra ordinem sous le Principat.

22Les textes renvoient ainsi l’image d’une juridiction provinciale organisée, relativement homogène d’une province à l’autre. Il faut malgré tout souligner l’emprise conservée sur ce système par le gouverneur, qui jouissait d’une réelle marge de manœuvre et d’un pouvoir de décision très important sur l’organisation et l’accomplissement de la justice. C’est encore Cicéron qui permet d’apporter cette nuance. J’en évoquerai trois aspects, empruntés à trois provinces différentes.

23Dans La préture de Sicile, Cicéron s’emploie à dénoncer les entorses commises par Verrès aux règles de procédure définies par la lex Rupilia. Mais derrière la critique se dessine aussi la latitude dont jouissait le gouverneur par rapport à ces cadres : dans l’affaire d’Héraclius de Syracuse, Verrès s’autorisa à désigner lui-même des juges quand la lex Rupilia stipulait de procéder à la sortitio iudicum18 ; dans celle d’Épicratès de Bidis, il passa un édit pour contourner la difficulté que posait l’absence du défendeur lors de la phase in iure du procès19.

24À l’occasion de son gouvernement de Cilicie, Cicéron affirme avoir repris dans son édit provincial l’une des dispositions de Q. Mucius Scaevola, qui invitait « les Grecs à régler leurs litiges entre eux suivant leurs lois propres » (ut Graeci inter se disceptent suis legibus). Les Grecs, selon lui, se seraient réjoui d’avoir des juges pérégrins. On a beaucoup discuté sur le sens de l’expression peregrini iudices. Il est peu probable qu’il faille y reconnaître des juges étrangers du type de ceux qui se rendaient dans les cités à l’époque hellénistique pour régler les conflits opposant des concitoyens entre eux20. L’adjectif se réfère plus vraisemblablement au statut des juges, qui étaient pérégrins par opposition aux juges romains. La mesure était destinée à garantir une plus grande équité aux justiciables pérégrins en leur permettant le recours systématique à des juges de leur condition juridique21. Quoi qu’il en soit, Scaevola en Asie comme Cicéron en Cilicie adoptèrent une position individuelle prenant nettement le contre-pied de celle de leurs prédécesseurs. Si quelques indices suggèrent l’existence d’une lex prouinciae en Asie aussi22, nous ignorons tout du contenu d’éventuelles clauses consacrées à l’organisation du système judiciaire. Qu’elles aient existé ou non, le gouverneur, au moyen d’un édit provincial qui était par ailleurs largement tralatice, avait le pouvoir d’imprimer une inflexion majeure à l’organisation judiciaire provinciale durant son mandat.

25Le troisième exemple illustre un échec de l’auteur lui-même : dans l’affaire qui opposait L. Mescinius Rufus à Oppia pour l’héritage de M. Mindius, negotiator à Élis, Cicéron échoua à obtenir de Ser. Sulpicius Rufus, gouverneur d’Achaïe en 46-45, le renvoi de l’affaire à Rome, au motif qu’un sénateur était partie prenante dans l’affaire23. L’épisode montre qu’en dehors des affaires capitales où le renvoi à Rome était certainement obligatoire, il était très difficile pour un citoyen romain, y compris membre de l’ordre sénatorial, d’esquiver la juridiction du gouverneur de province.

26De manière générale, la pratique judiciaire provinciale au Ier siècle av. J.-C. était marquée par le libre arbitre du gouverneur, qui jouissait d’un pouvoir discrétionnaire : il était seul responsable, en dernier ressort, de l’affectation des différentes affaires portées à sa connaissance ou que lui-même avait évoquées, en fonction de la nature et de l’importance de chaque cause. Il pouvait ordonner le renvoi d’une affaire à Rome, la juger en personne, la renvoyer à des juges provinciaux, voire à des tribunaux proprement pérégrins24.

27Un autre aspect de la juridiction provinciale abordé dans l’œuvre de Cicéron est celui des modalités pratiques des déplacements du gouverneur, qui s’opéraient dans le cadre des conuentus iuridici, sortes de circonscriptions judiciaires organisées autour d’un chef-lieu où se tenaient ponctuellement des assises. Les éléments les plus importants d’un point de vue historique se rapportent aux provinces d’Asie et de Cilicie.

28En Asie, le découpage territorial, peut-être en partie calqué sur la trame ancienne de l’administration attalide25, remontait selon Strabon à l’organisation de la province par le consul M’. Aquillius et les dix légats sénatoriaux qui l’assistaient26. Toutefois, c’est bien dans un passage du Pro Flacco, daté de 59 av. J.-C., que figure l’attestation la plus ancienne du fonctionnement ordinaire du système des conuentus, c’est-à-dire de la réunion régulière d’assises en différents points fixes de la province27. Cicéron y fait référence « à Pergame, à Smyrne, à Tralles, où les citoyens romains étaient en grand nombre, et où la justice est rendue par nos magistrats » (Pergami, Smyrnae, Trallibus, ubi et multi cives Romani sunt et ius a nostro magistratu dicitur)28. Cette situation, énoncée comme un fait général, ne résultait pas d’une sanction ponctuelle prononcée par les Romains à l’encontre de ces cités. Elle suggère que dès cette époque là, au moins, le système fonctionnait de manière régulière et précise dans ces trois cités, mais également à Laodicée, Adramyttion et Apamée, où, sur ordre de Flaccus et à l’occasion des assises, des saisies d’or avaient été effectuées contre les Juifs de la province29. À l’exception de Tralles, détruite par un tremblement de terre au début du règne d’Auguste, ces cités se retrouvent toutes dans les différentes listes épigraphiques des chefs-lieux de conuentus d’Asie que nous conservons, qui s’échelonnent entre le milieu du Ier siècle av. J.-C. et le dernier tiers du Ier siècle apr. J.-C.30. Le discours de Cicéron fournit ainsi un terminus ante quem fiable à l’usage des chefs-lieux de conuentus comme support de la juridiction provinciale dans la province d’Asie.

29En Cilicie, Cicéron rend compte de sa propre pratique. La correspondance de 51-50 conserve la trace de ses déplacements dans la province et des sessions judiciaires tenues au fil de son parcours. L’exercice fut tout entier conditionné par la menace parthe aux marges orientales de la province et subordonné aux impératifs militaires d’un Cicéron désireux de se tailler une réputation de chef militaire.

30Entré le 31 juillet 51 sur le territoire provincial, il réunit immédiatement de brèves assises à Laodicée. Il fit route aussitôt après vers le camp d’Iconium, distant d’environ 400 km. Il y arriva le 23 août, après avoir été retardé par des assises tenues rapidement dans les chefs-lieux de diocèses phrygiens, à la demande de la population elle-même : à Apamée du 5 au 9 août, à Synnada du 9 au 14, à Philomélion du 16 au 2031. Depuis Iconium, Cicéron gagna la frontière du royaume de Cappadoce, où il séjourna en septembre, avant de descendre vers Tarse en octobre et de mettre le siège devant Pindénissos, à l’extrémité orientale de la province (d’octobre à décembre). Pour se consacrer à ses tâches administratives et judiciaires, il ne disposait alors que de quelques mois, principalement d’hiver, avec des communications souvent difficiles. Il s’en acquitta d’abord à Tarse en janvier 50, avant de franchir les cols du Taurus et de gagner Laodicée en février. Il y tint pendant trois mois une session continue pour tous les conuentus situés au Nord de la chaîne montagneuse : pour les districts de Kibyra et d’Apamée du 13 février au 15 mars ; pour ceux de Synnada, de Pamphylie, de Lycaonie et d’Isaurie du 15 mars au 15 mai32. Il repartit ensuite pour la frontière syrienne, où la menace ennemie le tint occupé jusqu’à la fin juillet. Son mandat touchant à sa fin, il entama alors son trajet de retour par voie maritime33.

31L’impression générale est celle d’une pratique largement dictée par les circonstances et très irrégulière : en fonction de l’agenda du gouverneur, une session judiciaire pouvait durer trois jours comme trois mois, concerner un district comme six. Laodicée reçut deux fois les assises du gouverneur ; les populations des diocèses de Phrygie ne bénéficièrent que d’une brève visite et durent ensuite se déplacer ; celles de Pamphylie et d’Isaurie se contentèrent d’assises à distance. À cet égard, la situation de la Cilicie était caractéristique des provinces soumises à une pression armée constante dans lesquelles le gouverneur consacrait les mois d’été aux campagnes militaires et ceux d’hiver aux tâches administratives et judiciaires.

32Malgré ces aléas, le parcours de Cicéron témoigne d’une pratique organisée, à défaut d’être normalisée. Comme en Asie, la province était découpée en conuentus, que Cicéron qualifie aussi du terme grec de diocèses34. Ces diocèses étaient visités par le gouverneur dans un circuit à caractère annuel, en conformité avec la durée habituelle du mandat d’un proconsul. Cicéron précise ainsi qu’il entama sa propre tournée des chefs-lieux alors que son prédécesseur Appius achevait la sienne par des assises à Tarse35. Il rapporte par ailleurs que, au moins dans la partie phrygienne de sa province – temporairement détachée de la province d’Asie –, la tenue de ses assises à l’été 51 suivit une progression ordonnée et préalablement communiquée aux populations : « J’ai réglé ma marche de Laodicée jusqu’à Iconium de sorte que magistrats et délégations de tous les diocèses qui sont en deçà du Taurus et de toutes les cités de la région puissent venir me trouver36. » Du reste, les délégations en question étaient déjà sur place quand Cicéron arriva dans les différents chefs-lieux de diocèses. C’est le signe que le calendrier des assises était au moins en partie connu. En ce sens, la pratique de Cicéron préfigurait le circuit planifié et régulier des proconsuls d’Asie sous le Principat, qui les menait à date fixe et selon un calendrier préétabli dans chaque chef-lieu de conuentus37. La lecture croisée des sources cicéroniennes révèle ainsi l’existence, dès le milieu du Ier siècle av. J.-C., d’un système qui se normalisa à partir d’Auguste et acquit un fonctionnement régulier sous le Principat.

Aspiration et comportement des justiciables provinciaux

33L’œuvre de Cicéron, enfin, fournit ce qui fait le plus souvent défaut à l’étude d’une institution antique, une fois envisagés les aspects strictement normatifs : la perception qu’en avaient les usagers ordinaires et leurs aspirations à son égard. En ce domaine, les plaidoyers et la correspondance de Cicéron compensent en partie la rareté des témoignages grecs puisque nous n’avons pas, pour le Ier siècle av. J.-C., l’équivalent des écrits de Dion de Pruse, de Plutarque ou d’Aelius Aristide.

34Dans une des lettres à Quintus, Cicéron rappelle que « le gouvernement de l’Asie repose essentiellement sur l’administration de la justice38 ». L’importance de cette activité tient au fait qu’en plus des missions qui lui étaient imparties par le pouvoir central, le gouverneur devait répondre aux sollicitations incessantes des justiciables provinciaux, qu’ils fussent citoyens romains ou pérégrins. Ces sollicitations, qui pouvaient être inspirées par les motivations les plus diverses, se réduisaient parfois à des intérêts communs à certaines catégories de population.

35De ce point de vue, la pratique des commendationes est riche d’enseignements. L’objet de ces lettres de recommandation était de signaler à l’attention ou au jugement d’un gouverneur les intérêts de tel ou tel particulier résidant dans la province. Cicéron en envoya plus d’une centaine, et en reçut lui-même un certain nombre pendant son proconsulat de Cilicie39. Sur les vingt-quatre personnes recommandées par lui aux gouverneurs d’Asie et d’Achaïe, dix-neuf possédaient la citoyenneté romaine et la plupart disposaient d’un negotium dans l’une ou l’autre province.

36Les affaires en jeu concernaient le plus souvent des propriétés ou des créances détenues par ces negotiatores et les opposaient à des particuliers ou à des communautés de statut pérégrin40. L’intervention de Cicéron visait à obtenir la faveur du gouverneur, mais aussi l’ouverture d’un procès devant sa juridiction, y compris lorsque le citoyen romain se trouvait en position de demandeur et relevait a priori d’un tribunal pérégrin. Elle reposait sur la conviction d’obtenir un jugement plus favorable de la part d’une instance romaine. En 51-50, Cicéron pria ainsi le proconsul d’Asie Q. Minucius Thermus d’intervenir dans toute contestation qui opposerait L. Genucilius Curvus à quelque Hellespontien que ce fût : le gouverneur veillerait à ce que la condition juridique des domaines que lui avait accordés la cité de Parion fût respectée et à ce que d’éventuels procès fussent tranchés par son administration41. La répétition de cette pratique révèle l’existence d’une pression constante, exercée notamment par le biais des commendationes, pour que toutes les affaires impliquant des negotiatores ou des citoyens romains en général soient soumises à la juridiction du gouverneur. Elle permet aussi de mesurer l’écart entre les normes provinciales et la réalité des pratiques judiciaires.

37Un autre phénomène mis en lumière par l’œuvre de Cicéron est l’habitude prise par les élites locales de solliciter, voire d’instrumentaliser la juridiction romaine pour influer sur les rivalités internes à la cité. Le surcroît de légitimité et d’autorité qui investissait la sentence du gouverneur représentait en effet un moyen commode de discréditer des rivaux trop puissants pour être réellement inquiétés à l’échelon local. La pratique est abondamment illustrée dans les Verrines. Cicéron y insiste logiquement sur les malversations du préteur, qu’il présente comme l’instigateur de toutes les irrégularités judiciaires commises dans la province. Mais s’y dessine aussi le produit des tensions qui habitaient la classe dirigeante des cités, opposant les grands propriétaires bénéficiant de soutiens dans la nobilitas romaine aux propriétaires moyens davantage impliqués dans la vie civique42.

38L’affaire de Sôpater d’Halicye est exemplaire : l’homme, selon Cicéron, « égalait dans son pays les citoyens les plus riches et les plus honnêtes ». Accusé par ses ennemis d’un crime capital devant le préteur C. Sacerdos, il fut une première fois acquitté. « Le même Sôpater fut dénoncé à C. Verrès, quand celui-ci eut succédé à Sacerdos, par les mêmes ennemis, pour le même fait43. » Verrès le condamna enfin, en l’absence de son consilium renvoyé vers une autre affaire. Le scénario est à peu de chose près le même dans les affaires d’Héraclius de Syracuse (§ 35-52), d’Épicratès de Bidis (53-61), d’Héraclius de Centuripe (66) et de Sthenius de Thermae (82-118). L’accusé figurait toujours parmi les premiers citoyens. À chaque fois, l’attaque fut fomentée par ses rivaux dans la classe dirigeante de la cité. Dans au moins trois cas, l’affaire aurait pu être entendue par une cour locale composée de juges siciliens – c’est d’ailleurs ce que réclamaient les accusés – mais leurs adversaires autant que Verrès avaient tout intérêt à ce qu’elle passât devant le préteur ou bien des juges nommés et influencés par lui : leur seule chance de les faire condamner était de miser sur le pouvoir d’un gouverneur peu scrupuleux. Seule l’assistance en justice et la protection fournies par de puissants patrons permettaient éventuellement aux accusés de se soustraire à l’arbitraire de la justice de Verrès. La saisine de la juridiction provinciale n’était donc pas nécessaire en soi, mais utilisée comme un levier pour atteindre indirectement un adversaire. La manœuvre n’est pas propre à la Sicile du Ier siècle av. J.-C. mais s’observe aussi, par exemple, en Macédoine. À Dyrrachium, en 57 av. J.-C., le gouverneur L. Calpurnius Piso fut ainsi sollicité par les habitants de la cité – à prix d’argent, selon Cicéron – pour intenter une action capitale contre Plator, un de leurs riches concitoyens et hôte des gouverneurs romains44. En Macédoine comme en Sicile, le recours au jugement du gouverneur était donc un instrument de la compétition entre les élites civiques.

Conclusion

39La possible confrontation de différents cas provinciaux fait tout l’intérêt de l’œuvre de Cicéron dans l’étude du champ judiciaire : son expérience personnelle fait en quelque sorte le trait d’union entre des espaces géographiquement dispersés et entre des pratiques ou des systèmes administratifs que la rareté ou l’hétérogénéité des sources peut rendre disparates au premier abord.

40Le corpus cicéronien contribue, me semble-t-il, à esquisser un modèle relativement complet – et complexe – de l’organisation judiciaire au Ier siècle av. J.-C., valable au moins pour les provinces hellénophones. Il souligne les principes communs qui sous-tendent les compétences des tribunaux provinciaux et fixent la ligne de démarcation avec les tribunaux des cités : en Sicile ou en Asie, c’était essentiellement le statut personnel des parties au procès qui déterminait la nature de la juridiction et le droit employé. Rome ne revendiquait pas encore des pans entiers de la juridiction – comme ce fut le cas sous le Principat –, mais garantissait à ses ressortissants le droit d’être jugés par des tribunaux romains et selon le droit romain. Cicéron permet d’entrevoir aussi l’organisation de la juridiction provinciale, en partie calquée sur le modèle de Rome, mais adaptée aussi aux conditions spécifiques de ces provinces. On observe ainsi dans ses écrits l’apparition de certains traits de fonctionnement qui annoncent les usages en vigueur sous le Principat, comme la procédure extra ordinem ou le circuit annuel des conuentus. Il témoigne enfin de la faculté d’adaptation des justiciables, qui sollicitaient la juridiction provinciale au mieux de leurs intérêts, et parfois au détriment des tribunaux civiques. En cela, il caractérise l’origine et les motivations d’un comportement qui conduisit régulièrement, dans les siècles qui suivirent, à l’engorgement des tribunaux provinciaux.