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Les victimes dans les récits de faits divers

  • ️Ambroise-Rendu, Anne-Claude

1La chronique des faits divers de la presse de la fin du xixe siècle articule ses récits sur des personnages qui, comme dans la littérature de fiction, assurent à la fois l'intérêt et le succès de ces textes. Parmi les « héros » de ces récits figurent des victimes aux physionomies variées. Conformément aux définitions courantes, on peut réduire cette variété à deux types. D'une part, la victime suppose l'existence d'un bourreau : malfaiteur, assassin, père ou mari brutal, époux infidèle ; d'autre part, elle suppose simplement l'intervention d'un hasard malheureux : cheval emballé, train qui déraille, incendie, chute, etc.

2Victimes de la criminalité ou des accidents ne remplissent pas la même fonction dans les récits de presse. Dans le premier cas, le crime, le récit met en jeu tous les éléments d'une axiologie qui servent à évaluer l'événement via ses protagonistes : malfaisance contre innocence. Dans le second, l'accident, le commentaire, c'est-à-dire le jugement, peuvent être en quelque sorte annulés par l'invocation de la fatalité. Comment blâmer une voiture folle ou une inondation ? Les articles sont donc moins développés, plus strictement narratifs, et ne donnent pas lieu à des épisodes multiples. On verra pourtant que le statut des victimes est parfois revalorisé, même dans le cas des accidents, par la réintroduction du blâme. Le processus de victimisation élaboré par la presse - c'est-à-dire la construction d'un modèle qui sert de pôle de reconnaissance - est fondé sur deux critères : le face à face avec le bourreau, la description du corps souffrant.

3Premier critère : le face à face avec le bourreau, qui permet la mise en présence de deux attitudes, de deux systèmes de valeurs et de leur incarnation : le bien et le mal. C'est que la presse de la fin du xixe siècle définit la victime avant tout comme la figure de la passivité et de l'innocence. Statistiquement la victime des faits divers est un homme, jeune - entre 15 et 30 ans - et socialement modeste : ouvriers, cultivateurs, domestiques, mais aussi petits artisans et petits boutiquiers qui, à l'instar des marchands de vin, sont victimes des violences de cabarets. Les classes moyennes et supérieures sont peu représentées.

4Cette domination s'explique par l'abondance des récits relatant des rixes, querelles et bagarres des rues ou des débits de boissons. Ce type de violence implique davantage le sexe masculin. Ces données montrent que la rubrique des faits divers est, pour l'essentiel et comme la littérature populaire, la rubrique des classes populaires : le seul espace médiatique et public, peut-être, où il est constamment question d'elles. Certaines professions semblent particulièrement exposées à la violence criminelle. On peut répartir les professions en fonction du type de criminalité qui s'exerce sur elles. Les victimes d'assassinats crapuleux se recrutent essentiellement parmi les concierges, tristement célèbres à partir de 1890 à la faveur de l'assassinat, amplement raconté par les quotidiens, de la malheureuse vieille concierge d'un immeuble de la rue Bonaparte1, et qui font figure ensuite de victimes emblématiques des assassinats crapuleux2 jusqu'à l'affaire de la rue d'Orchampt en 19103. On y trouve également les courriers4. les garçons de recettes5, mais aussi les rentiers et, bien sûr, leurs domestiques. Les victimes de viol suivi d'un assassinat sont souvent des bergers et des bergères, celles de meurtres ou de coups surtout des patrons de débits de boissons6 et des ouvriers en tous genres : « rixe sauvage7 » titre par exemple le Petit Journal, avant de relater les coups échangés par quatre mineurs qui ont fait deux blessés. La « rixe » incarne le prototype des violences qui opposent des individus de catégories sociales inférieures : ainsi de ces coups échangés par deux vidangeurs ou de ces brutalités exercées contre la patronne d'une maison de tolérance8 Le récit peut aussi s'intituler « dispute mortelle », comme celui qui relate le meurtre d'un ouvrier imprimeur par un jeune homme de dix-huit ans9. Statistiquement donc, les femmes, les enfants, les classes moyennes et supérieures sont peu représentés. Pourtant, ce sont ces catégories qui, via la mise en scène de récits développés et dramatisés, parfois illustrés, et constituant souvent de véritables feuilletons, sont valorisées et servent de paradigmes de la victime médiatique.

5Deuxième critère de cette victimisation médiatique : un corps souffrant, supplicié, longuement et minutieusement décrit. Cette description, qui puise aux sources d'une esthétique de la pitié et d'une sensibilité sadique très « fin-de-siècle », vise à faire reconnaître le statut de la victime comme tel par l'ensemble du corps social et à susciter chez le lecteur cet élan de compassion sans lequel il n'y a pas d'identification véritable. Car, du point de vue narratif, le rôle de la victime est, par le biais de l'identification, de permettre au lecteur une lecture impliquée du récit. « Le lecteur entend le récit du côté de l'agent signifié sympathique (cet agent incarne le code)10. » Ces deux éléments - le face à face avec le bourreau, le corps souffrant -remplissent une fonction. Rubrique destinée aux classes populaires, la chronique des faits divers a une double mission : informer et séduire. Or, plus l'événement est improbable, plus il est frappant, c'est-à-dire au fond grave, et plus son coefficient informatif est élevé. L'exceptionnel est plus attractif que le banal, le drame plus séduisant que le bénin. C'est pourquoi les figures émergeantes de la foule des victimes, celles dont les traits sont susceptibles d'être mémorisés par les lecteurs, sont aussi les plus rares : femmes et enfants, représentants de la notabilité. Parce que ces figures sont dotées de tous les attributs des personnages de littérature : une épaisseur, une psychologie, parfois même des paroles ou, à défaut, et ce point est capital, un état physique pitoyable, mais dans tous les cas des vertus qui sont le pendant de leur destin tragique.

6Examinons ces quatre aspects du processus de victimisation médiatique : la mise en relief des notables, victimes sociales ; celle des enfants, figures de l'innocence ; la mise en spectacle des souffrances des uns et des autres, comme garantie de fonctionnement du récit ; l'État bourreau.

les notables menacés

7Soit l'assassinat en chemin de fer de Madame Gouin. Cette dame d'un certain âge est la veuve d'un grand industriel, officier de la légion d'honneur et régent de la Banque de France, dont, comble d'ironie, « les usines fabriquent le matériel des chemins de fer », nous dit le Petit Journal. Personnalité donc que cette malheureuse, et même notabilité. L'état dans lequel on l'a retrouvée contribue aussi à son succès posthume : jetée du train, elle a été coupée en deux et on ne retrouve pas l'une de ses jambes... Le Petit Journal insiste particulièrement sur les circonstances du crime : la veuve a été achevée à coups de pied, la tête écrasée sur le chauffage du compartiment, malgré ses supplications presque maternelles. Et le journal lui donne la parole : « mes amis laissez-moi, je n'ai rien11 ». Victime idéale, elle l'est parce qu'elle autorise tout le processus d'identification indispensable au développement de la pitié. Du reste, le Figaro s'émeut particulièrement de ce crime pour tout ce qu'il dévoile de la menace sociale. Les braves gens voyageant en première classe et arborant quelques signes extérieurs de richesse ne sont plus à l'abri des violences des apaches. Le quotidien ouvre ses colonnes aux lectrices affolées qui se querellent sur le thème de la sécurité dans les trains : « Rendue horriblement peureuse par l'affreux crime de Brunoy, je suis de celles qui désirent pouvoir circuler dans tous les wagons d'un train. J'aime mieux parfois me réfugier en seconde ou en troisième classe que de rester isolée dans la voiture de première classe12 »

8Un indice lexical témoigne de l'étonnement et de l'indignation que suscitent ces agressions contre les notables (membres des professions libérales, hauts fonctionnaires, personnel de justice, personnel municipal, cadres militaires et prêtres) : les journaux usent presque systématiquement du terme très juridique d'« attentat » ou de celui de « voies de faits ». « Attentat » contre un maire13, contre un juge d' instruction14, contre un prêtre15, contre un soldat16, « voies de fait » contre un ecclésiastique17, contre un avocat18, contre un officier supérieur19 et, bien sûr, « attentat » contre le shah de Perse en 190020. Certains journaux ont même vite fait, en 1898 particulièrement, de qualifier la moindre agression contre des agents d'« attentat anarchiste »21.

les malheurs de l'enfance

9Les enfants meurent beaucoup et de plus en plus au fil du temps dans les récits de faits divers, ce qui montre que le thème de l'enfance victime est en passe de devenir un véritable sujet de préoccupation.

10La vulnérabilité et l'innocence affirmées de l'enfant le vouent, par nature, au rôle de victime. Le vocabulaire des journaux souligne cette vocation en insistant sur sa fragilité : pauvre petit, pauvre enfant, malheureux petit être, petite martyre, pauvre bébé, petit infortuné, intéressante petite victime, sont les désignations qu'utilisent le plus souvent nos journaux. La grosse majorité - soit 75 % - des enfants présents dans les récits sont des victimes : victimes malchanceuses des accidents ou - et c'est ce qui, à l'évidence, émeut le plus - victimes des turpitudes et de la cruauté des adultes. Les enfants sont les victimes de deux types de crimes. La criminalité extérieure c'est-à-dire, le plus souvent, un assassinat accompagné de viol commis par un individu étranger à la famille, et la criminalité familiale : abandons, infanticides et mauvais traitements22.

11À titre d'exemple, examinons la première de ces catégories : le récit d'un assassinat, « la boucherie de Jully », comme l'appellent les journaux, dans lequel l'une des victimes devient un héros. Dans cette affaire, en effet, on peut parler d'assassinat sans victime, si l'on veut, puisque les enfants menacés ont, en l'occurrence, échappé au pire. Mais l'affaire témoigne d'une manière éclatante du système d'opposition en vigueur dans la définition de la victime. Elle est en tous points horrible. Deux enfants, garçons vachers, de 16 et 14 ans, ont assassiné en décembre 1909, dans une ferme des environs de Tonnerre à Jully, toute une famille, les Verrières, à l'exception des enfants, épargnés par l'arrivée des sauveteurs. Au terme de leur procès, les deux coupables, Jacquiard et Vienny, sont condamnés : Jacquiard à la peine capitale, mais il sera gracié ; Vienny, à 20 ans de colonie pénitentiaire.

12La construction des récits s'articule sur un système d'oppositions qui sert de directives émotionnelles visant à entraîner l'adhésion immédiate du lecteur. Narration et commentaire opposent de manière systématique le bonheur détruit des victimes - « c'était le bonheur rêvé » dans une « maison pleine de gaieté et de vie » - et le spectacle - « vision d'horreur »23 -découvert par les voisins alertés par un des rares survivants, Louis Imbert, domestique du même âge que ses bourreaux. Les jeunes assassins, obligés de fuir avec l'arrivée des sauveteurs, n'ont pas eu le temps de s'en prendre aux enfants. Dans la nuit du massacre, « les petites voix d'enfants ont seules répondu24 ».

13Ces mêmes enfants, qui tout au long du crime n'ont cessé de rire et de jouer, offrent le versant lumineux et pur nécessaire à la mise en relief de la noirceur des assassins. Menacé par les vachers, le plus jeune des enfants s'est mis à rire, croyant à une farce. « Ce revolver qui lui paraît inoffensif comme un jouet l'amuse et de ses bons yeux d'enfant rieur, il regarde cette arme25 »

14Le chroniqueur insiste délibérément sur les jeux que ces enfants, innocents et inconscients de la menace, poursuivent dans l'illusion de sécurité que leur donne la clarté de la cheminée. Même opposition entre les assassins, « misérables », « monstres féroces », « sinistres gamins »26 et le sauveteur, le jeune Louis Imbert, victime potentielle et miraculée qui a échappé de justesse au massacre et a donné l'alerte. « Une victime, un héros », c'est l'intertitre imaginé par la Dépêche pour présenter la confrontation27 La comparaison est d'abord physique. Véhiculant dans ses grands traits les préjugés de la physiognomonie, elle témoigne de l'archaïsme de l'analyse journalistique qui persiste à loger la vérité des conduites dans les corps. Mais cet archaïsme est fonctionnel : les deux assassins sont décrits comme des dégénérés pleins de laideur - ils « ont le front bas et le cheveu ras et regardent sournoisement le jury » -, tandis que Louis Imbert, chargé d'incarner la norme, offre, lui, « une figure énergique et éveillée », « un regard clair et franc28 » C'est donc à partir de lui que se fait l'évaluation des personnages. Il sert de discriminateur idéologique et renvoie le lecteur au présupposé moral et culturel de l'espace journalistique et social, autant dire à un système de valeurs consensuelles. « C'est un simple et un doux, il n'a pas fait de rêves d'aventures [...] mais c'est un brave petit enfant à la conscience droite et nette29. »

le spectacle du corps : esthétique de la pitié et sensibilité sadique

15En arrière-plan de ce système d'opposition et d'évaluation se déploie la mise en scène de la souffrance et de la manière dont elle laisse une trace sur les corps. Le corps humain est l'objet, dans la chronique, de véritables descriptions d'épouvante dont le style confine au Grand-Guignol. C'est alors, et avec une permanence remarquable tout au long de la période, une débauche de notations qui conspirent à mettre en scène des corps morcelés, déchirés, broyés ou mutilés.

Le corps palpitant des victimes

16Même mort, le corps de la victime est un corps plus charnellement crédible que celui des accidentés. À cause de sa singularité d'abord. La victime unique a davantage d'identité et presque de réalité que ces suppliciés en série que sont les victimes des grands accidents. Parce qu'aussi, moins abîmé, le corps conserve plus l'apparence humaine et les traces d'une vie toute récente ; parce qu'enfin il témoigne avec éloquence de la cruauté du bourreau. Un homme blesse sa femme : « la malheureuse femme avait le ventre ouvert d'un coup de couteau ; les entrailles sortaient et pendaient. C'était horrible30 ! » D'autres la tuent : « Le cadavre sur lequel il s'est acharné est littéralement haché ; on compte plus de 30 blessures [...]. Un jet de sang qui est sorti d'une de ces blessures est allé frapper un des enfants en plein visage et l'a réveillé [...]. Les deux enfants baignaient dans le sang chaud qui s'échappait par toutes les plaies béantes31 » ; « Sa malheureuse femme presque nue était étendue sur le parquet dans une mare de sang. Sa figure était méconnaissable et ne formait qu'une plaie affreuse32 » ; « Sur le lit sa femme était couchée, la tête broyée par plusieurs balles : de son crâne troué s'échappait un filet de sang et de matière cérébrale qui coulait le long de l'oreiller jusque dans les draps33. »

17La minutie des descriptions de ces trois crimes ne répond pas seulement à la complaisance plus ou moins malsaine des chroniqueurs. Elle est un gage de la réalité de l'événement, puisque dans les faits divers le réalisme s'articule sur le spectaculaire. C'est grâce à elle que le propriétaire du corps supplicié accède pleinement au statut de victimes. Un homme a tué sa femme de 78 ans à force de coups : « Le corps de la malheureuse était littéralement couvert de plaies et de cicatrices34 »

18Le long martyre de la vieille dame ne devient accessible au lecteur que grâce à la rapide description de ce corps qui dit, mieux qu'un compte rendu précis, l'histoire de sa souffrance. Comme parle le visage de cette victime d'un crime passionnel : « Les chairs tendres du visage ont été brûlées [...] et les yeux, organes si délicats, ont été rongés35 »

Le corps détruit des accidentés

19Les corps des victimes d'accidents de chemins de fer ou de tramway, dans lesquels une administration quelconque peut être mise en cause, sont des corps broyés ou coupés en deux, aux membres écrasés et déchiquetés, aux poitrines défoncées, aux têtes fracassées. Ces descriptions n'ajoutent aucune information réelle, mais permettent au lecteur de visualiser l'événement

20Cette fascination pour la mutilation révèle une phobie, celle de la machine folle, animalisée ou humanisée, contre laquelle l'homme n'a pas une ombre de chance. Il en est la victime absolue. Un grand classique de la description des accidents de chemins de fer consiste en l'évocation des débris humains qui sont comme autant de témoignages de la tragédie. Un homme est heurté par un train : « On découvre des débris humains épars sur une longueur de 150 mètres [...] Détail horrible : lors de l'arrivée en gare du train [...], la machine était éclaboussée de sang et des lambeaux de chair y adhéraient encore36 » À ces descriptions des corps s'ajoute l'évocation des cris, puis des gémissements angoissés et des pleurs des victimes. L'importance du spectaculaire est mise en relief par la Dépêche. Une fillette a été renversée et tuée par un tramway : « Durant toute le journée les curieux se sont montré une large tache de sang sur le boulevard de Strasbourg. On croyait que c'était le sang de la victime. Mais ils se trompaient ; les blessures de l'enfant ont relativement assez peu saigné. La mare rouge devant laquelle on s'arrêtait provenait d'un gros chien qui a été littéralement décapité par un tramway37. » L'équation sang = victime, dans laquelle le sang est comme la métaphore de toutes les souffrances corporelles, est donc clairement posée.

21Ce faisant, le récit de fait divers marque le surgissement du corps, de ce corps refoulé par les sociétés occidentales modernes et tout particulièrement par la société du xixe siècle. En évoquant la souffrance des victimes, il rappelle à l'homme que le corps est « le support matériel, l'opérateur de toutes les pratiques sociales et de tous les échanges entre les acteurs38 ».

22C'est aussi cela qui choque dans l'accident et le crime : le corps désarmé, offert au regard et dont la présence discursive transgresse toutes les données de régulation et toute la ritualisation des activités corporelles fondées sur l'évitement et l'absence. Le désordre du corps est toujours l'indice d'un désordre plus grand, plus général ou caché, un désordre à la fois moral et social.

l'état mis en accusation

23Les catastrophes liées à des machines et leurs victimes font l'objet d'un traitement particulier. La souffrance ou la mort des victimes ne sont pas liées à une fatalité, elles sont toujours, pour la presse, le fait d'un dysfonctionnement qui bascule facilement du côté de la faute. À partir de 1910, la nationalisation des chemins de fer donne à certains journaux l'occasion d'attribuer à l'État la responsabilité de tous les accidents.

24Cette année-là, après une catastrophe ferroviaire, le Courrier de la Montagne, hebdomadaire conservateur de l'arrondissement de Pontarlier dans le Doubs, signale cinq autres accidents collectifs qui provoquent quelques décès et de nombreux blessés. Très vite, la critique de l'administration de la compagnie de l'État prend une allure très politique. Le Courrier attaque vivement le principe, les conditions et les conséquences supposées de la nationalisation, en titrant à plusieurs reprises : « Encore un déraillement sur l'État » ; « Nouvelle catastrophe » ; « Mauvais entretien de la voie ».

25Et en expliquant : « Le haut personnel ne fait pas son service et son incapacité est notoire39 » ou aussi « Encore une catastrophe sur l'Ouest-État, chaque jour aura bientôt la sienne. On marquera d'une croix blanche ceux où quelques douzaines de voyageurs n'auront pas été écrabouillés40 »

26C'est l'État, pour ne pas dire la République, qui, cette fois, incarne le mal et qui a ses victimes... Responsable ou bourreau, il est à l'origine d'une injustice.

conclusion

27La définition médiatique de la victime se fait donc toujours peu ou prou à partir d'une opposition : opposition entre l'aisance et la sécurité dont jouissaient les représentants des catégories sociales supérieures et l'affreuse violence faite à leurs corps, opposition aussi entre l'innocence absolue des petits enfants et des vieilles femmes assassinés et la noirceur de leurs meurtriers. C'est bien pourquoi, et sauf dans le cas particulier des accidents de chemin de fer ou de tramway, qui mettent en jeu des administrations, le récit d'accident reste impuissant à circonscrire de vraies victimes : il ne permet pas de construire des récits fondés sur l'opposition, il manque au total de vertus pathétiques. Il ne parvient pas à mettre en scène un spectacle de la souffrance qui suscite une vraie compassion : on est d' autant plus compatissant envers celui qui souffre qu'on a quelqu'un à blâmer. Ce qui signifie que pour la presse, ce n'est pas la blessure qui fait la victime, mais l'injure subie. Si l'accident de chemin de fer suscite l'indignation, c'est conformément à l'idée qu'il était évitable. De la même manière, si des enfants tuent d'autres enfants, on peut pointer la défaillance des parents ; et lorsque des jeunes gens assassinent des vieilles dames sans défense, celle de la société tout entière. Dans tous les cas, ce qui s'est produit n'aurait pas dû se produire, il y a faute. En ce sens, toute victime est victime d'une injustice.

28Il faut insister sur la dimension morale de cette définition de la victime, parce qu'elle suppose aussi l'existence de remèdes. S'il y a faute, responsabilité, on peut agir... Et par là, la figure médiatique de la victime investit le champ, non seulement des représentations sociales, mais aussi, potentiellement, des pratiques.

29Anne-Claude Ambroise-Rendu