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Chapitre XI. L’engagement dans la Révolution nationale

1A la déclaration de guerre les collaborateurs de Combat, de Civilisation et d’Esprit sont pour la plupart mobilisés. Toutefois le sort des directeurs des trois revues diffère : tandis que Maulnier, rapidement réformé, échappe à la “drôle de guerre”, Fabrègues est fait prisonnier et envoyé en captivité en Allemagne ; Mounier, après un service auxiliaire dans la région de Grenoble et trois semaines d’emprisonnement, revient à la vie civile fin juillet 1940. Si Maulnier et Mounier reprennent à Lyon, ville de la zone libre où s’est rassemblée une grande partie de la presse parisienne interdite, leurs activités de journalistes dès l’automne 1940, Fabrègues doit attendre un an de plus, ne rentrant de captivité qu’à l’été 1941. La situation qu’il découvre alors à Vichy le remplit de colère et de déception : cette Révolution nationale, déjà envisagée avant la guerre et si longuement préparée dans les camps, est entre les mains d’un régime où les intrigues la condamnent à l’échec. Décidé à défendre coûte que coûte son idéal, il se lance dans le débat politique qui fait alors rage autour de la jeunesse2. Engagé à Jeune France, association censée développer la doctrine maréchaliste parmi les jeunes, il s’oppose ouvertement au personnalisme d’Emmanuel Mounier.

I. Dans la défaite

2La “drôle de guerre” fait vivre à Mounier et Fabrègues la même période d’attente au sein d’une armée indécise, tandis que Thierry Maulnier est presque aussitôt démobilisé. Les trois hommes cependant, n’auront pas la même expérience de la défaite française : Fabrègues la vit dans l’humiliation et les privations d’une captivité en Autriche qui rendent d’autant plus prestigieux les échos venus de la Révolution nationale, alors que Maulnier et Mounier assistent aux démêlés du nouveau régime avec l’occupant, saisissant mieux ses contradictions et sa fragilité.

La drôle de guerre

3Thierry Maulnier reprend la vie civile dès novembre 1939, victime d’une héméralopie qui, jointe à sa myopie, le rend quasiment aveugle la nuit. Il revient donc à Paris où il retrouve sa collaboration à L’Action Française et à La Revue Universelle. Chargé de la chronique militaire du quotidien nationaliste, il reste, même après l’offensive allemande du 10 mai 1940, habité de l’espérance d’une victoire franco-anglaise. Cette conviction se situe dans la ligne de ses derniers articles de Combat. et repose sur une constatation statistique : “C’est dans le seul poids de leur puissance colossale, de leur liberté de manœuvre sur les continents et les mers, de leur fer, de leur or, de leur pétrole, de leur crédit, de leur maîtrise des points vitaux du monde et en fin de compte de leurs cinq cent soixante millions de sujets, que les empires anglais et français – fussent-ils seuls – doivent trouver le moyen de tenir en respect quatre-vingt millions d’Allemands3.” La répétition de ces arguments et l’affirmation de son patriotisme après la déclaration de guerre lui valent les moqueries de l’équipe de Je Suis Partout qui l’accuse d’anglophilie. Évoquant cette période en 1942 dans Les Décombres, Lucien Rebatet persistera à refuser de comprendre que les critiques antidémocratiques, tant de fois adressées au régime par Combat, passent pour Maulnier au second plan derrière le danger couru par la nation. La réaction de Maurras avait surgi du même réflexe patriotique lors qu’il s’était exclamé dans son éditorial du 2 septembre 1939, à l’annonce de l’invasion de la Pologne par Hitler : “Voici l’ennemi […] Il n’y a qu’une seule chose à faire : en avant ! […] Puisque nous sommes en guerre, en avant pour la victoire !”

4Après l’armistice et le vote des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, Maulnier suit la rédaction de L’Action Française qui se replie à Limoges, où le journal reparaît le 1er juillet 1940, puis à Lyon où il s’installe en septembre. A ses côtés, deux rescapés de l’équipe de Combat ont échappé à la mobilisation et écrivent aussi dans le quotidien nationaliste : François Sentein et Kléber Haedens. Dans cette ville où se rassemble une grande partie de la presse parisienne interdite, Maulnier reprend sa collaboration à La Revue Universelle et accepte sur la proposition de Pierre Brisson une participation au Figaro qu’il signe du pseudonyme de Jacques Darcy.

5Emmanuel Mounier, que sa mauvaise vue handicape lui aussi, a été versé dans les Services Auxiliaires de l’Armée. Grâce à Pierre-Aimé Touchard et à quelques collaborateurs demeurés à Paris, il a réussi à maintenir la parution d’Esprit pour laquelle il a demandé le soutien de Jean Giraudoux4. Peu après l’armistice de juin 1940, il est emprisonné par les Allemands et passe trois semaines au camp de Surgères en Charente-Maritime. A la fin de juillet il est libéré et rejoint la zone non-occupée. L’un de ses premiers soucis est alors de faire reparaître sa revue dont la parution vient de s’interrompre. Un voyage à Vichy où il rencontre le secrétaire personnel de Pétain, René Gillouin, et son ancien professeur Jacques Chevalier devenu secrétaire d’État à l’Éducation nationale, lui permet d’obtenir gain de cause : Esprit reparaît à Lyon en novembre 1940.

6Comme officier de réserve, Fabrègues est cantonné dans les Vosges où il est fait prisonnier le 15 juin 1940. Seul des trois, il va subir en Autriche une captivité de plus d’un an. Cette période s’avère déterminante pour ses prises de position ultérieures : de cette expérience naissent à la fois sa conception de la résistance et l’ardeur de son adhésion à la Révolution nationale.

A l’Oflag XVII A5

7A l’Oflag XVII A, près d’Edelbach, la promiscuité de la chambrée provoque en lui un sentiment mêlé de solitude morale et de fraternité. Il souffre jusqu’au fond de l’âme de l’humiliation française : “J’ai vu”, se rappellera-t-il, “vers le milieu du mois de juin, passer en déroute sur les routes des Vosges, les voitures écussonnées de la croix de Lorraine et d’une symbolique chaise à porteurs d’un corps d’élite. Cette croix et ce symbole, c’étaient malgré tout les visages de la France et de la France la plus intérieure : celle qui se savait une âme et une tradition à défendre. Sa honte était la nôtre, sa déroute la nôtre6”. De cette défaite il ne se sent pas responsable, rappelant qu’il fut de “ceux qui avaient donné leurs jours et leurs nuits, leur plume et leur jeunesse pour qu’elle leur fut épargnée […] Cette guerre n’était pas la leur mais celle du monde libéral.” Il s’affirme cependant solidaire du malheur qui frappe la communauté française : “Cette communauté dans le destin d’un groupe d’hommes unis par leur nation”, qu’il confie avoir “sentie mieux encore dans la captivité7.”

8Lettres et colis tardent à arriver. Beaucoup de ses amis ignorent où il se trouve. Ainsi de Jean Grenier qui s’est enquis de sa destinée aux Éditions Masson et lui envoie des encouragements de Paris le 2 décembre 1940 : “Cher Ami, j’espère qu’à cause de votre famille vous allez bientôt pouvoir revenir […] Je vous envoie mes souhaits les plus sincères8” Le message met près de deux mois à atteindre son destinataire, n’arrivant au camp que le 28 janvier 1941. Des souffrances vécues en captivité, froid, faim, promiscuité, Fabrègues n’oubliera rien. Il se souviendra aussi du retour à une pratique chrétienne régulière de certains officiers baptisés, mais que la vie quotidienne avait rendus indifférents à la religion9. Il a aussi constaté l’importance de la discipline et de l’espoir pour maintenir le moral des prisonniers. Cette expérience confortera à la fois son respect pour certains aspects de Vichy et sa volonté d’aider ses anciens compagnons de détresse à survivre ou à s’évader. Elle reste une des explications de la forme de résistance qu’il choisira contre l’Allemagne à travers les Centres d’Action des Prisonniers en même temps que de sa fidélité envers Pétain dont nul n’ignore dans les camps qu’il appelle les prisonniers “mes petits” et a “fait don de sa personne” à la France pour en “atténuer le malheur10.”

9De tous les camps d’officiers prisonniers, l’Oflag XVII A est un de ceux où la propagande maréchaliste trouve son meilleur écho. Dans ses mémoires, Henri du Moulin de Labarthète rappelle l’envoi à Pétain par cet Oflag de “Douze sonnets de France” avec dessins gravés sur bois11. Loin d’être insensible à cette vénération, Fabrègues en est largement participant. Pour maintenir le moral des 5000 prisonniers qui en sont les hôtes, un journal voit le jour le 18 janvier 1941, Le Canard en KG, d’abord hebdomadaire puis bimensuel, qui donne le ton du maréchalisme le plus ardent dès son premier numéro, publiant une notice biographique toute à la louange du Maréchal Pétain : “il s’attache vaillamment à la prodigieuse tâche du relèvement national […] qui réclame la collaboration de tous ceux qui pensent et sentent français. Le concours des exilés que nous sommes ne saurait faire défaut à l’heure du retour […] Pour ma part, aux heures où le temps pèse, je n’ai que de regarder du côté de la France, vers le nid de nos affections et de mon labeur, et d’entrevoir à travers les barbelés la figure à la fois énergique et douce de notre Pétain, auréolé de la gloire d’hier gage de la gloire de demain12.”

10En bandeau de chaque numéro, un canard en tenue de prisonnier, l’écriteau KG autour du cou, se détache sur fond de miradors, de barbelés et de vautours. L’humour ne manque pas, en effet, à cette double feuille sur mauvais papier qui ouvre une rubrique critique baptisée “Pointes de barbelés” et se souhaite “la vie la plus courte possible.” Pour mieux imiter un vrai journal, les rédacteurs iront même jusqu’à ouvrir un espace de publicité où producteurs et. vendeurs sont invités à faire connaître, adresse civile à l’appui, les produits qu’ils comptent proposer à leur retour en France. Des dessins humoristiques illustrent la première page, évoquant l’ambiance dans les “alvéoles” et les menus incidents de la vie du camp. Si elles sont peu nombreuses, les rubriques sérieuses occupent cependant une place respectable dans le journal : un article politique, une chronique religieuse et le programme des cours et conférences hebdomadaires. Car l’Oflag XVII A a entrepris de créer son Université et organise une série d’enseignements dont la liste à la Prévert va des cours d’allemand pour débutants, d’ailleurs pris d’assaut et de loin les plus nombreux, à des sessions portant sur l’élevage du ragondin ou le béton armé. De façon plus sérieuse, l’Université propose des cours de baccalauréat et de licence “pour ceux dont les études ont été interrompues par la guerre” et dont elle indique avoir “demandé à la Commission Scapini la validation ultérieure13.”

11Fabrègues participe à l’ensemble de ces activités : il enseigne à l’Université, prononçant le 21 janvier 1941 une conférence sur “Les problèmes du livre français hier et demain” et donne trois articles à l’hebdomadaire les 15 mars, 5 et 12 avril 1941. Il y dit son espérance envers la France et le Chef qu’elle s’est donné. Ce sentiment se situe moins dans le registre de l’admiration que dans celui de l’engagement : l’attente mise en Pétain tient de l’espérance chrétienne, c’est à dire d’une volonté de confiance dans l’homme et le pays, à l’image de celle accordée au plan divin. Ainsi écrit-il dans le numéro spécial de Pâques 1941 : “Espérer quelque chose d’un être, c’est le croire capable de ce que nous espérons de lui. Il s’agit pour nous de savoir si nous pouvons, si nous devons espérer encore quelque chose de la France, et il est bien sûr que nous le devons.” Les premiers messages de Pétain ne peuvent qu’encourager cette attitude : ne rendent-ils pas un son infiniment réconfortant aux oreilles de Fabrègues puisqu’ils appellent à l’effort, à la vérité, à l’honneur ?

12Un dernier élément semble avoir achevé de le convaincre de la vertu du nouveau régime : le choix des hommes. Au camp, il a connaissance de quelques noms : ce sont ceux d’hommes de sa génération, ceux de non-conformistes qui peuvent venir d’un autre horizon que le sien, mais partagent l’ambition qui fut celle de l’équipe de Combat : ramener le prolétariat au sein de la communauté nationale.

13Ainsi commente-t-il favorablement la nomination de Paul Marion au poste de Secrétaire Général à l’Information : “Il y a environ quinze ans nous nous retrouvions souvent face à face dans la cour de la Sorbonne ou sur le boulevard Saint-Michel : lui, aussi farouche doctrinaire et militant communiste, que moi nationaliste.” Puis, après avoir rappelé le rôle de Marion dans la naissance du parti néo-socialiste, il raconte le congrès de Rome auquel tous deux se rendirent parmi les représentants des “jeunes groupes doctrinaires non-conformistes”, enfin l’expérience du “Parti Populaire Français” où il “façonnait la banlieue parisienne” et leur commune certitude “qu’il fallait réunir la réforme sociale et l’ordre national14.”

14Cette famille non-conformiste, il la retrouve mieux encore dans le Comité pour la Révolution nationale dont il apprend la création sous le patronage direct du Maréchal au début du mois d’avril, alors qu’il a été lancé le 26 janvier précédent15. Agréablement surpris, confie-t-il, par la jeunesse des hommes choisis (“c’est autour de trente ans que le grand nombre se situe”), Fabrègues se félicite “qu’ils aient tous appartenu naguère à des mouvements qu’on appelait avec quelque dédain non-conformistes. Celui-ci était avec Bergery, ceux-là dans les milieux syndicalistes opposés au communisme […] Certains se sont fait connaître comme l’élite de la jeune pensée française. Voici Thierry-Maulnier et Saint-Exupéry. Et voici avec eux le Secrétaire Général de cette Union des Syndicats Agricoles qui groupe quelques 500.000 familles et l’animateur de la Confédération des Classes Moyennes16.”

15Il se réjouit de ce rassemblement sur “des intérêts réels (et) non sous les bannières des mots vides qui nous divisaient”, citant encore comme parties prenantes : les Scouts, les Syndicats, la J.O.C., la Fédération des Cadres et conclut avec allégresse : “Vous êtes étonnés de ne pas retrouver ici vos vieux cadres ? […] Voici simplement des hommes dont chacun représente une pensée propre ou une action personnelle. Voici non des titres de chapitres mais la France vivante17.”

16Le voilà donc convaincu et entreprenant : “J’ai passé ma captivité à créer dans les camps d’officiers un mouvement politique pour la Révolution nationale, tout axé sur la lutte contre l’individualisme et la restauration du sens de l’autorité”, témoignera-t-il à peine libéré18. Il a le sentiment exaltant d’être enfin de ceux qu’on attend comme des hommes neufs19. Ce moment douloureux de captivité est aussi celui où il prend conscience que le temps est venu de faire ses preuves, le temps de l’accomplissement. L’occasion lui est offerte de reprendre le combat pour un nouvel ordre politique, celui là même qui eût pu, selon lui, éviter à la France le scandale de la défaite. Si beaucoup ne savent pas très clairement ce qui se cache sous les termes de Révolution nationale, lui sait ce qu’il veut y mettre.

II. A Vichy

17Libéré fin juin 1941 comme père de quatre enfants, Fabrègues rentre à Pau où il retrouve les siens. Pour faire vivre sa nombreuse famille, il envisage à ce moment de reprendre son métier d’éditeur à Paris20. C’est alors qu’il reçoit une lettre du Secrétariat à la Jeunesse l’invitant à Vichy pour l’entretenir d’une éventuelle collaboration. Tout animé de l’enthousiasme entretenu dans son Oflag autour de la Révolution nationale, Fabrègues ne résiste pas au désir d’en faire part à son ami Gabriel Marcel qui s’efforce de le mettre en garde contre le climat d’intrigues et la confusion régnant au sein du pouvoir.

Une invitation du Secrétariat à la Jeunesse

18Le 3 juillet, Fabrègues reçoit une lettre d’un certain Pierre Schaeffer dont il connaît, indique-t-il, “tout juste le nom21”, l’invitant en termes flatteurs à collaborer à l’Association Jeune France créée depuis l’armistice sous l’égide du Secrétariat à la jeunesse. Confié à Paul Baudouin puis à Georges Lamirand22, le Secrétariat abrite à ses débuts une cohorte de jeunes et brillants militants catholiques dont Pierre Schaeffer représente assez fidèlement le modèle : âgé de trente ans en 1940, polytechnicien et boursier républicain, membre des Équipes sociales de Robert Garric, scout routier, mais aussi passionné de théâtre et de littérature, employé à la radio nationale depuis 1936 et volontaire pour animer Radio-Jeunesse, l’émission créée par le Secrétariat en août 1940. C’est de son initiative que naît l’Association Jeune France pour promouvoir dans les jeunes générations un renouveau artistique et culturel grâce à l’éducation, la création de troupes et de spectacles, la reconnaissance des traditions locales23.

19Sur la recommandation de Claude Roy, membre du Conseil d’administration de Jeune France et de Jean Renon, de la direction des services généraux24, qu’il cite comme faisant partie de ses collaborateurs, Schaeffer s’adresse à Fabrègues : “Je n’ai jamais eu l’occasion de vous rencontrer, mais j’ai toujours suivi avec beaucoup d’intérêt l’œuvre que vous avez menée successivement à La Revue du Siècle, à Combat et à Civilisation […] Nous avons besoin d’hommes qui aient déjà eu, comme vous, le souci d’une rénovation culturelle de la France. Je sais également quel rassembleur d’hommes vous avez été […] Vous auriez toute possibilité, à Jeune France, de poursuivre l’action que vous avez menée pendant l’entre-deux-guerres”, et il propose un rendez-vous le 8 juillet suivant25.

20C’est donc aux idées et aux relations de Fabrègues que son correspondant fait appel, mais en reconnaissant ses convictions et en lui donnant toute liberté d’action. Habité comme il l’est de l’intense désir de “continuer cette Révolution nationale dont nous étions si participants dans nos camps26”, comme il l’écrit quelques semaines plus tard, Fabrègues ne peut que se sentir intéressé par l’invitation.

Un climat d’intrigues

21Tous les témoignages de l’époque concordent pour souligner le climat d’intrigues qui règne alors dans la classe politique dirigeante et l’hétérogénéité du gouvernement formé par Darlan. Des académiciens, des professeurs, héritiers d’une notabilité acquise sous la Troisième République, voisinent avec de jeunes technocrates et financiers dont l’alliance semble si puissante qu’ils seront soupçonnés de faire partie d’une “synarchie” rassemblée autour du polytechnicien Jean Coutrot27. “Votre ministère me rappelle le nom d’un café de ma ville natale du Ségalas : aux jeunes cyclistes et aux anciens Romains” lance en plaisantant Henry Moysset à François Darlan28. Paul Marion figure parmi les “jeunes cyclistes” aux côtés de Pierre Pucheu. Leur importance au gouvernement s’affirme pendant l’été. Le second est aussi familier à Fabrègues que le premier pour avoir également participé au PPF avant la guerre : fils d’ouvrier, boursier, normalien ès-lettres puis industriel et homme d’affaires, Pucheu offre, dans un autre style, un profil et un parcours aussi atypiques que ceux de Marion. Les deux hommes illustrent le caractère autoritaire de Vichy, une fermeté dont manque cruellement par ailleurs la direction du Maréchal Pétain.

22Lors de la création du Comité de rassemblement pour la Révolution nationale, Fabrègues avait pu penser voir s’affirmer autour du vieux Maréchal l’influence d’une droite intransigeante et à majorité catholique, rappelant celle qui s’était réunie avant-guerre dans le mouvement Civilisation29. Décomplexés par la réconciliation de Maurras avec le Vatican30 et satisfaits des mesures prises par le nouveau pouvoir en faveur de l’Église et de l’enseignement privé31, un certain nombre de catholiques de droite avaient en effet rejoint Vichy. Mais Fabrègues, de retour en France, est contraint de constater surtout le climat d’intrigues et l’imbroglio politique régnant à Vichy. L’ensemble se nourrit des interrogations planant sur l’avenir d’une France largement occupée, soumise aux exigences du vainqueur par la politique de collaboration acceptée à Montoire et alimente une politique étrangère incohérente.

23Le seul point sur lequel les différents membres du gouvernement s’accordent est le maintien de la souveraineté française sur son Empire. Cependant les buts sont loin d’être les mêmes : pour Darlan il s’agirait de faire prendre à la France, aux côtés de l’Allemagne, le rôle de grande puissance coloniale et maritime assumé jusque là par l’Angleterre32. Pour Weygand accouru d’Afrique du Nord début juin afin de défendre son point de vue, il y a lieu seulement d’appliquer l’armistice, ce qui signifie interdire tout empiétement de l’autorité allemande sur les colonies et toute mainmise sur la flotte. Enfin, Fabrègues se voit libéré au moment où l’Allemagne vient d’entreprendre l’invasion de l’URSS le 22 juin 1941. A ses yeux, ce retournement de situation remplace le danger d’une bolchevisation de la France dans le sillage de l’armée allemande, par celui d’une polonisation consécutive aux attentats communistes aussitôt organisés contre l’occupant. En tout état de cause, une chose semble sûre : la guerre qui pouvait jusque-là se terminer rapidement par l’écrasement de l’Angleterre promet désormais d’être longue. “La France, la France seule !” proclame la manchette quotidienne de L’Action Française. Mais, dans ces conditions, que peut faire la France ?

Une mise en garde de Gabriel Marcel

24“Bien cher ami, quelle joie de vous savoir de retour ! Il me tarde de vous voir33”, s’écrie Gabriel Marcel à l’annonce de la libération de Fabrègues. Réfugié au château du Perret, à Ligneyrac en Corrèze, il n’en ignore pas moins la situation nationale et s’efforce de mettre en garde son ami contre les dérives du pouvoir et son impuissance : “Vous me semblez minimiser certaines difficultés, certaines inconnues. Le Maréchal aussi sans doute […] Il m’arrive de me demander s’il ne devient pas l’icône qu’on sort aux jours de fête. Et sur ce “on” toutes les questions se posent hélas !” Fabrègues a dû témoigner d’une position proche de celle de Maurras ou de Weygand à cette période car Gabriel Marcel reconnaît : “Certes, en principe, vous avez raison, la France ne devrait compter que sur elle-même. Les inconcevables gaffes, le mot est faible, commises par les Anglais, nous empêchent de les considérer comme des sauveurs possibles, à supposer qu’ils gagnent ce qui est chaque jour plus douteux.” Il considère toutefois “le slogan la France, la France seule” comme “une énigme de l’esprit […] La France ne sera qu’en fonction d’un ordre où elle prendra sa place34.”

25Cet ordre, réfléchit-il, peut être imposé par l’Allemagne (il doute toutefois que les dirigeants allemands soient d’accord entre eux sur ce point) ou résulter de la victoire du bolchevisme (qu’il juge moins vraisemblable depuis la déclaration de guerre à la Russie). Pour sa part, c’est un sort comparable à celui de la République de Weimar qu’il craint plutôt : “Beaucoup d’initiatives et surtout beaucoup de formules irréprochables en soi et qui correspondent à tout ce que nous avons souhaité sont irrémédiablement compromises aux yeux du plus grand nombre par le contexte dans lequel elles se produisent. On n’arrive pas à discerner ce qui est libre et ce qui est imposé. (Ainsi) le statut des juifs suffit à dévaloriser totalement le gouvernement qui l’a promulgué35. On me dira : il a été contraint de le promulguer. Soit. C’est donc qu’il n’est pas souverain.” Et Gabriel Marcel conclut, reprenant l’image d’“incarnation” utilisée par Gustave Thibon en 193836 : “Voyez-vous, je pense que nos formules d’avant-guerre restent en elles-mêmes valables. Mais il faut trouver moyen de les incarner dans le monde bouleversé qui est le nôtre et que nul d’entre nous n’avait imaginé37.”

26Dans cet esprit, il demeure fidèle à la perspective royaliste qu’il rappelle à mots couverts : “J’ai eu un petit mot d’Henri38, du Maroc. Je lui avais fait passer un mot par Loisy. Cela reste le seul espoir à la longue.” De la restauration du Comte de Paris à la tête du pays, le bruit courait en effet que certains ministres comme Alibert, Baudouin et Bouthillier étaient partisans sans exclure le Maréchal lui-même39. Il y avait là une solution à long terme dont le régime de Vichy, malgré ses incohérences, pouvait représenter l’antichambre. Dans ce contexte, Jeune France paraissait à Gabriel Marcel le lieu le plus propice d’“incarnation” de l’idéal de la Jeune Droite Catholique puisqu’il signalait à Fabrègues que son propre fils Jean-Marie avait “la grande chance d’être à la tête du service photographique” de l’Association40.

27Muni de ces conseils et de cet encouragement, Fabrègues se rend donc à Lyon pour y rencontrer Pierre Schaeffer et se laisse convaincre d’entrer à Jeune France. Mais il ne tarde pas à comprendre que l’opération de charme menée à son égard par le Secrétaire général de l’Association s’inscrit dans un débat idéologique opposant les différents responsables de la politique de Vichy envers la jeunesse : au cœur du conflit figurent Mounier et Esprit.

III. Le débat politique autour de la jeunesse

28La jeunesse est avec les prisonniers l’un des grands enjeux de la Révolution nationale. Mais l’action de celle-ci porte sur une réalité ancienne et diverse : scoutisme, ACJF, catholicisme social, marquant l’influence des Églises. Le débat entre liberté et autorité oppose les partisans du pluralisme des mouvements à ceux de leur unité. Mounier et l’équipe d’Esprit se sont aussitôt impliqués dans les efforts fournis par le régime pour encadrer la jeunesse. Mais leur action a très vite donné lieu à des critiques. On leur reproche leur libéralisme : Révolution nationale et révolution personnaliste sont-elles compatibles ?

Vichy et la jeunesse

29La défaite puis l’armistice avaient laissé les jeunes Français dans le découragement et l’inaction. Souvent séparés de leur famille par la ligne de démarcation, beaucoup prenaient des habitudes de vagabondage, menaçant de céder à toutes les tentations. En zone occupée, la propagande allemande cherchait à tirer parti de cette oisiveté forcée en vantant les attraits du travail en Allemagne. En zone non occupée, le gouvernement se demandait que faire de ceux qui auraient dû être mobilisés en juin 1940 et comment occuper les adolescents. Les principaux groupements de jeunes demeuraient ceux du scoutisme et de l’Action Catholique. Or en août 1940, ceux-ci sont directement visés en zone occupée par l’interdiction des associations prononcée par l’occupant. La tolérance dont ils bénéficient finalement, grâce aux interventions de la hiérarchie qui insiste sur le mandat de l’Église à leur égard, demeure fragile41. Il n’est donc pas surprenant que les catholiques envahissent les mouvements créés par Vichy en zone non occupée. Ceux-ci sont nombreux, car ils répondent non seulement à un souci d’encadrement social, mais visent aussi à associer la jeunesse au redressement français attendu de la Révolution nationale. Plusieurs initiatives marquent ainsi dès l’été 1940 la sollicitude de Vichy envers les jeunes, parmi lesquelles en particulier : les Compagnons de France, les Chantiers de Jeunesse et Uriage.

30Les Compagnons de France naissent sous le patronage du Général Weygand et de Jean Ybarnegaray, secrétaire d’État à la famille, à l’initiative d’Henry Dhavernas, inspecteur des finances, commissaire général des Scouts de France et chargé de mission au cabinet de Paul Baudouin. Les jeunes gens se voient proposer à partir de seize ans un apprentissage, puis un lieu de vie et de travail, dans le but de participer au relèvement du pays. Encadrés par des délégués du scoutisme, de l’ACJF, de syndicats, d’associations sportives, ils sont organisés en équipes formant des compagnies, rattachées elles-mêmes à une province. Un uniforme (costume bleu marine, cravate grise, de couleur pour les Chefs), un emblème (coq blanc sur fond rouge) et une devise (“Unir pour servir”) marquent l’appartenance au groupe42.

31Le Général de La Porte du Theil lance les Chantiers de Jeunesse pour incorporer les soldats du contingent laissés sans affectation par la défaite, puis assurer pendant des périodes de huit mois le service militaire des classes suivantes. Polytechnicien, ancien commissaire des scouts de France, Joseph de La Porte du Theil organise l’accueil des jeunes gens mobilisés dans des camps de plein air où les journées sont rythmées par l’exercice physique, la formation morale et l’instruction civique, dans une fidélité absolue à la personne du Maréchal Pétain. Un commissariat général chapeaute six commissariats régionaux. Le port de l’uniforme, le salut aux couleurs, les défilés expliquent la conviction de beaucoup de participer à la reconstitution d’une armée. L’importance des valeurs religieuses se manifeste à travers la présence de nombreux aumôniers43.

32L’École nationale d’Uriage, enfin, complète cet ensemble en organisant la formation de cadres à la doctrine de la Révolution nationale. Elle bénéficie du dévouement de son fondateur Pierre Dunoyer de Segonzac. Fervent catholique et capitaine de cavalerie, celui-ci entreprend de restaurer une élite prête à assumer la direction du pays au-delà des seules ambitions du régime. La réflexion intellectuelle suscitée par des cycles de conférences s’accompagne d’un mode de vie quasi militaire. Comme aux Chantiers, les prêtres catholiques sont influents depuis l’origine44.

33Cet encadrement de la jeunesse se trouve donc en place et rôdé au retour de Fabrègues à l’été 1941. Il est fortement marqué par le scoutisme et la tradition catholique. Or, dans chacune de ces organisations, Mounier a pris pied depuis sa création.

Mounier contre Vichy

34“A Vichy, la Jeunesse (Ministère et Compagnons) est certainement ce qu’il y a de mieux […] bien que peu lourde d’idées mais avec des volontés nettes et saines. Nous allons y travailler”, écrit Mounier à Xavier Schorderet le 15 octobre 194045. Ce genre de confidences et le fait qu’il ait insisté auprès des autorités pour obtenir la reparution d’Esprit en novembre 1940, comme le contenu plutôt favorable à la Révolution nationale du premier numéro de la revue, ont alimenté de multiples commentaires sur les ambiguïtés de la position de Mounier et de son mouvement à l’égard du régime de Vichy.

35Plusieurs explications de la présence de Mounier à Vichy sont envisageables. Il faut d’abord se rappeler qu’au lendemain de l’armistice, nul n’envisage une guerre longue mais plutôt une paix prochaine : “Je passe quelques jours à mille mètres. Après quoi j’irai à Lyon, à Vichy etc. voir des amis et sentir le vent. Esprit serait-il possible avant la paix ?” écrit Mounier à Émile-Albert Niklaus le 24 juillet 194046. Il faut ensuite se poser la question des motifs de son adhésion éventuelle à la mise en place du nouveau régime. A cet égard, l’attitude du philosophe et de son équipe s’éclaire si l’on se souvient qu’Esprit avait semblé se rallier à la veille de la guerre à la nécessité d’une régénération nationale, allant jusqu’à envisager une politique de “salut public” pour lui donner naissance et qu’il reste antidémocrate au moment de la guerre par hostilité aux faiblesses des institutions précédentes. Mounier ne s’en cache pas, lorsqu’il rappelle en février 1941 à Étienne Borne avoir “dit à Jacques Maritain, après sa conférence des Ambassadeurs, (que) certains de nos amis plus ou moins dans l’orbe de L’Aube s’engageaient à nouveau dangereusement dans la formule défense de la démocratie. Chez Maritain qui venait d’Amérique, cela avait des consonances américaines très différentes des nôtres, il le reconnaissait. Mais en France où il fallait à tout prix créer du neuf, cela bloquait l’esprit même de création47.”

36Cette hostilité de Mounier à la démocratie, considérée comme une expérience nocive et périmée pour la France, peut expliquer la participation de monarchistes proches de Fabrègues, François Perroux et Gabriel Marcel par exemple, à la reparution d’Esprit en novembre 1940. Par ailleurs, d’autres facteurs permettent de comprendre leur attrait commun envers un régime de plus grande autorité politique. Depuis août 1939, l’association de l’Allemagne et de l’URSS, née du pacte germano-soviétique, avait bouleversé les données de l’ancien clivage fascisme/antifascisme, plaçant les deux idéologies dans le même camp. Face à ce danger, la Troisième République paraissait sans défense, d’autant que le terrible choc de la défaite avait ajouté à ses faiblesses antérieures son effet anesthésiant : “Est mort ce qui était mort. Un nouveau visage est imposé à l’histoire qui nous attend, un visage autoritaire48”, avait constaté Mounier le 4 août 1940. Ce parti pris de réalisme politique n’excluait pas cependant la poursuite de l’idéal personnaliste. Les circonstances exigeaient simplement l’emploi de nouveaux moyens : “Il ne reste qu’à assurer les mêmes fidélités avec des gestes et des formes nouvelles, dans la matière nouvelle. Blondel a une bonne formule : faire de l’armement spirituel clandestin, c’est-à-dire profiter des similitudes de noms entre nos valeurs et les valeurs publiquement proclamées pour y introduire, à la faveur de cette coïncidence, le contenu désirable49.”

37La faveur de Vichy envers les catholiques allait favoriser grandement ce projet qui se traduirait non seulement par un travail d’investissement des valeurs de la révolution personnaliste à l’intérieur même de la Révolution nationale, mais encore par une stratégie d’entrisme dans les organisations de Vichy, en particulier celles de la jeunesse50. C’est ainsi que Mounier collabora avec son équipe au mouvement des Compagnons de France, obtint la reparution d’Esprit dont la diffusion se fit largement, selon lui, dans les Chantiers de jeunesse, multiplia les conférences dans ces organismes et à l’École des Cadres d’Uriage, s’imposa enfin à Jeune France.

38A toutes ces occasions, c’est une véritable doctrine révolutionnaire que le philosophe s’exerce à définir, marquée par “la fin du bourgeois français51”, c’est à dire de l’égoïsme du possédant, mais aussi du conservatisme et du formalisme. Ce sont précisément les défauts qu’il reproche à Vichy : il se targue de “ne pas perdre une occasion de faire avouer que la Révolution nationale est pour les deux tiers de ses chefs une révolution de parti et de classe, sous la réalité d’une démission nationale52” et résume un peu plus tard : “Au fond, les gens de ce régime, la peur d’oser les caractérise. Sénilité et manque de foi53.” L’ensemble de cette position explique pourquoi, dès l’origine, la personnalité de Mounier ne fit pas l’unanimité au sein de l’administration responsable de la jeunesse à Vichy. La méfiance allait se changer en hostilité ouverte avec la nomination du gouvernement Darlan en février 1941.

Le débat sur la jeunesse unique

39C’est un milieu catholique attaché à la tradition et plutôt intransigeant qui domine à l’origine l’élaboration de la politique envers la jeunesse. Jusqu’en décembre 1940, la responsabilité en incombe à Paul Baudouin et à Georges Lamirand auquel Pétain lui-même a confié la jeunesse54. Sous leur direction s’élabore une politique maréchaliste et peu favorable à la collaboration qui privilégie les méthodes du catholicisme social et du scoutisme. “Nous étions. dans une épreuve terrible. Il y avait l’occupant, le boche qui était là. Ce que nous devions faire, c’est que la jeunesse de France ait confiance dans l’avenir. Et qu’elle se décide à gagner la partie”, raconte Georges Lamirand pour qui la Révolution nationale “était une espérance, point un endoctrinement ou une idéologie d’État55”. L’état d’esprit de l’équipe Baudouin/Lamirand correspond alors à celui de Maxime Weygand de la part duquel ils remettent le 28 juin 1940 au Maréchal Pétain la note suivante : “L’ancien ordre des choses c’est à dire un régime politique de compromissions maçonniques, capitalistes et internationales, nous a conduit où nous sommes. La France n’en veut plus. Il faut revenir au culte et à la pratique d’un idéal résumé dans ces quelques mots : Dieu, Patrie, Famille. L’éducation de notre jeunesse est à réformer. Ces réformes sont trop fondamentales pour qu’elles puissent être accomplies par un personnel usé qui n’inspire plus confiance. A programme nouveau, hommes nouveaux56.”

40Cette volonté de remise en ordre morale s’accompagne d’un désir de simplification du foisonnement des groupements de jeunesse. En novembre 1940, Georges Lamirand et Pierre Goutet, pour les Scouts de France, proposent une “Charte de la jeunesse” derrière laquelle se rassemblerait l’ensemble des groupements de jeunes laïcs et confessionnels dans la communauté d’un même esprit de dévouement civique aux idéaux maréchalistes. Attachée à la diversité de ses mouvement de jeunesse, l’Église s’émeut et certains catholiques n’hésitent pas à parler d’un danger d’étatisation. Mounier et les démocrates chrétiens de l’ACJF sont de ceux-là. Le 12 août 1940, un discours de Pétain s’est pourtant employé à désamorcer ces craintes57. Mais Mounier, partisan d’un pluralisme absolu, ne désarme pas.

41Il se trouve alors poussé hors du mouvement des Compagnons de France, le plus diversifié de tous les groupements de jeunesse de Vichy58, mais aussi l’un des plus soutenus financièrement par le régime qui souhaite en faire le grand mouvement de la jeunesse française. Or le pluralisme s’y révèle justement facteur d’une confusion extrême que les personnalistes sont accusés d’entretenir. “Dans un esprit de révolte juvénile”, analyse Bernard Comte, “l’anticapitalisme et les perspectives socialistes d’anciens militants de gauche rencontrent l’antiparlementarisme et l’antilibéralisme d’anciens disciples de Maurras, tandis que les catholiques sont partagés entre les influences conservatrices et personnalistes59.” Et Emmanuel Mounier écrit le 9 novembre 1940 : “Mon cas est arrivé sur une situation brûlante. Le conflit s’aggrave entre ceux qui veulent faire des Compagnons le grand mouvement de la jeunesse française et ceux qui n’y voient qu’un carrefour avec postes d’observation et de surveillance60.”

42Dans le numéro d’Esprit de janvier 1941 paraît un “Programme pour le mouvement de jeunesse français” que Mounier destine aux responsables de Vichy et où il montre son désir de conciliation : s’il y remet en question une pédagogie trop exclusivement sportive, il n’en prône pas moins “une pensée chaque jour plus solide sur l’idéologie […], la confusion, les passions partisanes.” S’il refuse que la jeunesse soit “étatisée et politisée”, il n’en affirme pas moins qu’“une fusion nationale organique s’opérera en elle et par elle61.” Le vocabulaire employé se veut proche de celui de la Révolution nationale : le texte utilise les expressions de “France(s) réelle(s)”, de “Nation”, de “corps de chefs”, ce qui permet à Pierre Schaeffer, sympathisant d’Esprit, de pressentir Mounier fin janvier pour une collaboration à Jeune France. Celui-ci accepte la responsabilité de la Maîtrise et des Maisons de la culture au sein de l’Association.

43Tout semble donc s’être arrangé pour lui lorsque, en février suivant, arrive le gouvernement Darlan. Paul Marion à l’Information et Pierre Pucheu à l’Intérieur (comme secrétaire d’État puis ministre), s’intéressent au Secrétariat d’État à la Jeunesse pour en faire l’instrument d’une révolution opérée “par le haut”. Parmi les animateurs catholiques des organisations de jeunesse revient alors, plus vive que jamais, la crainte d’une jeunesse unique. Le 6 février 1941, l’Assemblée des Archevêques et Évêques de la zone libre s’oppose “à toute tentative susceptible d’aboutir directement ou indirectement à un mouvement unique de la jeunesse62”. Le 24 juillet, c’est le tour de celle de la zone occupée : “On parle de plus en plus de jeunesse unique […] Jeunesse unie au service du pays ? Oui. Jeunesse unique ? Non63 !”

44Entre-temps cependant, en avril, Mounier a été écarté du “Bureau permanent d’études” que Dunoyer de Segonzac avait proposé de former pour Uriage. Sous les “influences latérales” qui s’exercent contre lui, le philosophe croit discerner “Massis notamment”64 : Massis, toujours maurrassien, chantre de la Révolution nationale, conseiller du Maréchal, chargé de mission auprès du ministère de la Jeunesse, Massis qui estimait pour sa part que “l’État français se recomposait parce qu’en dépit des circonstances contraires, il n’entendait pas remettre à plus tard d’exercer son rôle protecteur sur l’intelligence, sans prétendre pour autant à diriger. sa littérature ou sa pensée65.” S’il y avait un Chef aux catholiques intransigeants de Vichy, c’était sans nul doute celui-là. Nommé au Conseil National en janvier 1941, il avait entrepris d’y imposer la position de l’Église : jeunesse unie mais pas unique et obtiendra qu’elle soit reprise un an plus tard par Pétain.

45Pour lors, c’est la procédure de l’agrément assortie d’une subvention qui assure la reconnaissance de la pluralité des mouvements mais les lie à l’État, ce que dénonce aussitôt l’ACJF. L’initiative vient de Louis Garrone, l’ancien directeur de l’École des Roches, nouvellement nommé au poste de la Formation du Secrétariat Général à la Jeunesse, qui espère peut-être ainsi donner satisfaction à l’ensemble des catholiques, libéraux et intransigeants. Est-ce le même espoir de réconciliation qui anime Pierre Schaeffer lorsqu’il introduit Fabrègues à Jeune France où se trouve Emmanuel Mounier ?

IV. A jeune France

46Fabrègues prend début août la responsabilité des éditions de Jeune France pour la zone Sud. Il est sous les ordres de René Barjavel qui dirige l’ensemble du service des éditions. Sa correspondance avec les services du ministère de l’Intérieur dont dépend l’Association le montre maréchaliste et prêt à prendre en mains la Révolution nationale. Scandalisé par l’état de démembrement dans lequel se trouve la France après la défaite, il est prêt à favoriser l’installation d’un pouvoir autoritaire. C’est à ce prix, pense-t-il, qu’on pourra rendre à la politique sa légitimité spirituelle. Il est ainsi amené à s’opposer violemment à ceux des catholiques pour lesquels, depuis l’installation du gouvernement Darlan, le danger d’une dictature prime toute remise en ordre du pays : tenants de la démocratie chrétienne et d’Esprit.

Un ordre nouveau

47“Vous me demandez de vous dire ce que je pense de votre attitude à Jeune France, au moment où j’en faisais partie”, écrit Barjavel à Fabrègues au lendemain de la guerre, “Autant que je m’en souvienne, vous étiez maréchaliste, comme je l’étais, comme tout le monde l’était. Rappelez-vous que c’était, si j’ai bonne mémoire, au début de 1941. Chacun se rappelait encore les coups de pieds au cul que nous venions de recevoir et, pour ma part, je vénérais le vieillard qui avait obtenu ce premier miracle : que la France ne fut pas entièrement occupée. Vous deviez être dans des sentiments analogues66.” Certes, Fabrègues est bien alors acquis à la personne du Maréchal et à la reconnaissance du service rendu à la France, mais plus passionnément encore, à la mise en œuvre des principes de la Révolution nationale en vue de la reconstruction du pays.

48Dans les “Paroles aux Français”, c’est à dire dans la succession de déclarations et de textes donnés par le nouveau Chef de l’État depuis la veille de l’armistice, il lit une synthèse des valeurs auxquelles il souhaite depuis toujours voir obéir le régime de la France. Paul Valéry recevant Philippe Pétain à l’Académie Française en 1931 le complimentait pour sa “règle constante d’accepter le réel.” C’est cette qualité que Fabrègues apprécie lui aussi au fondement de la Révolution nationale qui a su reconnaître la défaite et, de cet examen de conscience, tirer les ferments d’un ordre nouveau. Quel est cet ordre ou du moins comment peut-il lui apparaître ? Avant tout porteur d’un message chrétien de vérité et de moralité : “Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal […] La vie n’est pas neutre […] Il n’y a pas de neutralité possible entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, entre la santé et la maladie, entre l’ordre et le désordre, entre la France et l’anti-France67.” Pour un catholique, ces phrases évoquent le message évangélique : que votre oui soit oui, votre non, non, et c’est bien le message qu’entend faire passer Pétain : “La France remettra à l’honneur les grandes vérités de la morale chrétienne qui ont formé la base solide de notre civilisation68”. Cette morale repose sur l’exemplarité du sacrifice (celui de Pétain pour la France à l’image de celui du Christ pour l’humanité), la dimension chrétienne du travail, le mépris de l’argent, les “disciplines familiales”, la communauté nationale fondée sur la réalité de la terre et la solidarité de l’histoire.

49De telles valeurs vont à l’inverse de celles de la démocratie libérale : “Un peuple n’est pas un nombre déterminé d’individus arbitrairement comptés au sein d’un corps social69”, et de sa traduction économique, le capitalisme : “Je reprendrai contre le capitalisme égoïste et aveugle la lutte que les souverains de France ont entreprise et gagnée contre les féodalités70”. Face à l’échec du socialisme, elles inspirent une organisation sociale corporatiste : “Les causes de la lutte des classes ne pourront être supprimées que si le prolétaire, qui vit aujourd’hui accablé par son isolement, retrouve dans une communauté de travail les conditions d’une vie digne et libre71”.

50Comment Fabrègues ne reconnaîtrait-il pas dans de telles paroles l’éthique même de Combat et de Civilisation ? Mais que peut-il penser par ailleurs des mesures prises en application de ces principes ?

Prendre en mains la Révolution nationale

51A Jeune France, Fabrègues retrouve Robert Loustau, ancien de L’Ordre Nouveau et des Croix de Feu, passé avec lui au PPF, d’abord directeur de cabinet de Paul Baudouin puis délégué du Secrétariat à l’Intérieur auprès de l’association. Par lui il a accès à Yves Paringaux, le directeur de cabinet de Pierre Pucheu, ancien volontaire national des Croix de Feu du Colonel de La Rocque. A Loustau, il avoue qu’il est l’un des éléments sur lesquels il pensait pouvoir s’appuyer : “en toute confiance et communauté de pensée72.” C’est donc un milieu autoritaire vers lequel il choisit aussitôt de se diriger, une droite dure qu’il sait avant tout patriote : Pucheu et Loustau ont quitté le PPF en 1938 pour le mêmes raisons que lui, celles de la soumission du parti aux exigences allemandes.

52Il s’enorgueillit, lui confie-t-il, d’avoir “passé sa captivité à créer dans les camps d’officiers un mouvement politique pour la Révolution nationale tout axé sur la lutte contre l’individualisme et la restauration du sens de l’autorité.” Les circonstances de la défaite obligent en effet à adopter une attitude exceptionnelle qui ne remet pas en cause son idéal fondamental : “Ne vous y trompez pas, je n’ai rien renié de l’essentiel de mes idées : je suis catholique toujours et toujours convaincu qu’un gouvernement d’autorité modérée par des institutions fortes (syndicales, corporatives, régionales) doit être notre but. Mais quoi ? Cela, c’est un gouvernement normal, pour un pays normal, en temps normal. Or, qu’est la France aujourd’hui ? Une poussière, un pays démembré73.”

53Dans sa façon de voir, on peut supposer que Vichy tient à la fois de la notion de gouvernement de Salut public évoquée par Mounier et du “fascisme minimum” envisagé par Maulnier. Certes, le régime est autoritaire et même absolutiste, au point que Laval lui-même pourra faire remarquer au Maréchal qu’il détient plus de pouvoirs que Louis XIV. Mais Fabrègues est en droit de n’y discerner aucun caractère totalitaire : la suppression de la quasi totalité des élections et des principaux organes représentatifs n’est pas assortie d’un dirigisme d’État tout-puissant, notamment dans l’agriculture organisée selon les règles de la Corporation paysanne, ni de la mise en place d’un parti unique : Weygand et Rougier parviennent à faire échapper à ce sort la Légion Française des Combattants débutante. Les Chantiers de Jeunesse et les Compagnons de France laissent subsister les organes de la jeunesse chrétienne. L’Église et l’enseignement catholiques sont encouragés et respectés. L’ensemble s’inspire du modèle militaire plutôt que du fascisme proprement dit : à une organisation économique corporative se superpose un pouvoir politique et administratif inspiré de l’Armée. Les ordres de l’État sont transmis de proche en proche, au travers des différents échelons de la province, de la région et du département comme ceux du Chef des Armées aux différents corps, puis aux bataillons et aux compagnies. Gouverneurs, Préfets et sous-préfets servent de courroies de transmission à l’autorité supérieure.

54Il semble que Fabrègues se soit alors rallié à l’idée de “révolution par en haut”, mais à la manière du scoutisme, de la responsabilisation d’une élite, non à celle du fascisme et encore moins du nazisme. A Paringaux il précise : “J’ai expliqué à Loustau comment nous avions constitué dans les camps une organisation de formation politique, cherchant le recrutement d’une aristocratie humaine devant se pénétrer des principes de la Révolution nationale et la prendre en mains. Élite choisie, aussi élite attachant la plus grande importance à définir une doctrine de reconstruction qu’elle trouvait dans les discours du Maréchal : redressement intellectuel d’abord, hostilité à l’individualisme, c’est-à-dire primauté du sens communautaire, résolution de la question prolétarienne, nationalisme renouvelé et ouvert, nécessité d’une élite nouvelle et d’une rigoureuse autorité etc74.” Ainsi, la question n’est pas tant, pour Fabrègues, d’approuver ou de critiquer les mesures prises au nom de la Révolution nationale que de la “prendre en mains”, comme il l’écrit, pour la “définir” et lui donner le sens d’une “doctrine de reconstruction”. Et il rappelle à cet égard son activité passée à Combat et à Civilisation, citant comme ayant fait partie de ses collaborateurs Thierry Maulnier75, Albert Rivaud, Daniel Halévy76 et même un moment pendant son passage au PPF, Drieu, et Fernandez77, énumération qui n’est pas faite pour adoucir le caractère autoritaire du régime projeté78.

55Cette correspondance se situe en pleine crise du pouvoir. Quelques jours plus tôt, le 11 août 1941, Pucheu a été promu au poste de ministre de l’Intérieur dans la perspective d’un durcissement politique. Le lendemain, Pétain a prononcé l’un de ses discours les plus autoritaires, dit “du vent mauvais”, rédigé par le catholique Du Moulin de Labarthète. Cette intervention annonce une radicalisation du pouvoir dans sa reprise de la vie politique du pays : suspension des partis dont le PPF, élimination des francs-maçons de la Fonction publique, mise en jugement des responsables présumés de la défaite et institution du serment de fidélité envers le Chef de l’État. Une aggravation du statut des juifs, en juin, a précédé ce discours.

56Ces nouvelles mesures accentuent le caractère répressif du régime envers ce qu’il considère comme ses ennemis intérieurs : les francs-maçons (en fait l’ensemble des sociétés secrètes à la demande du syndicaliste Belin, ancien Secrétaire adjoint de la CGT), les anciens responsables de la Troisième République, ceux qui ont quitté le territoire entre le dix mai et le trente juin 1940, les étrangers, les juifs. Les délits d’opinion et d’appartenance sont réintroduits dans le droit français et l’ensemble reçoit un effet rétroactif. Tout se passe comme si, dans sa volonté de renouvellement, le pouvoir était pris d’un délire d’épuration contre ceux qu’il accuse d’être responsables de la déchéance française. Les bases de cette législation d’exception sont jetées en 1940/1941 dans une période où le gouvernement dispose encore d’une semi-liberté et peut espérer sauver une partie de sa souveraineté.

57La profondeur de l’humiliation subie peut seule expliquer l’ampleur de ce rejet. Mais un tel degré d’intolérance est-il admissible par une conscience catholique ?

58Pour le Gouvernement, le “vent mauvais” est fait des souffles joints de toutes les oppositions. Or, parmi eux vient de renaître le plus redouté, celui des communistes. Dès l’attaque d’Hitler contre l’URSS le 22 juin, le parti communiste quittant ouvertement son attitude germanophile organise les premiers sabotages sur les voies ferrées. Le 21 août, le meurtre d’un officier allemand par le futur Colonel Fabien au métro Barbès-Rochechouart déclenche le terrible chantage aux exécutions d’otages par l’occupant. “L’acharnement des chefs communistes à préparer par tous les moyens et sous tous les masques la ruine de la France éclate aux yeux !” s’écrie alors Wladimir d’Ormesson dans Le Figaro79. La soudaine résistance des membres du parti n’était-elle pas destinée à maintenir les troupes allemandes en France au plus grand profit de la défense soviétique ? Ne détruisait-elle pas toute chance pour Vichy de maintenir à son profit les avantages de l’armistice et de la collaboration d’État ?

59Il est envisageable que Fabrègues se soit senti confirmé dans son désir d’un pouvoir autoritaire par ce dernier élément. Comme sur beaucoup de catholiques à l’époque, le danger communiste agit sur lui à la manière d’un chiffon rouge, occultant les aspects inacceptables d’un comportement80 : avant 1930, les injures et l’orgueil de l’Action Française, cette fois l’intolérable dureté des mesures prises par le régime, en particulier envers les juifs.

60Certes les quelques prises de position de Fabrègues avant-guerre n’étaient pas sans manifester un certain antijudaïsme semblable à celui d’un Bernanos : son roman de jeunesse, Les corps portent les âmes, montrait une condamnation du rôle joué par les juifs dans la société capitaliste et libérale et insistait sur leur refus de la civilisation chrétienne. Telle était aussi la position de René Vincent s’inspirant de Léon Bloy : le salut vient des juifs, mais à travers la conversion du monde au christianisme. Antijudaïsme de caractère politique et culturel, mais en aucun cas antisémitisme. A cette époque où nul n’avait en France le moindre indice d’une solution finale, où aucune rafle n’avait encore eu lieu, où l’Église elle-même donnait l’exemple de son soutien au régime, Fabrègues se satisfaisait-il de limiter la portée de ces mesures à un caractère exclusivement politique et provisoire ? Ou à la manière de Gabriel Marcel, pouvait-il penser qu’une telle sévérité était imposée par l’antisémitisme de l’Allemagne ?

61Peut-être un élément de réponse réside-t-il dans la profondeur de son hostilité à la démocratie telle qu’il l’avait vu fonctionner pendant l’entre-deux-guerres. Il la voyait alors divisée par les ambitions partisanes, affairiste et antichrétienne. A cette France encore fragilisée par la défaite, pour tenir tête à Hitler et au nazisme, il fallait à tout prix maintenir un gouvernement. Dans l’exemplaire d’un livre d Halévy qui paraît alors, tout à la gloire du Maréchal, comparant sa gestion de la défaite de 1940 avec celle des épreuves de 1814 et 1871, Fabrègues a marqué plusieurs passages81 : ils ont trait à la réflexion de Proudhon suivant laquelle “la France a perdu ses mœurs’ ; à la faiblesse de l’État tenu de “regagner en force intellectuelle ce qu’il a perdu en force physique” ; à “la crise du monde” dont la guerre n’est qu’un épisode et qui tend “à recouvrir la crise nationale”, alors que “l’obsession sur les problèmes extérieurs” fait oublier que “l’essentiel pour un peuple réside en toute circonstance dans la qualité de ses équilibres intérieurs” ; et, pour finir, le plus souligné d’entre eux, à propos de Metternich : “les formes diverses de la légitimité incarnaient pour lui ces autorités diverses, spirituelles et temporelles, qui seules rendent stables la société des hommes.” Ces choix de citations évoquent le diagnostic de crise de civilisation déjà porté en 1930 et le désir de régénérer la société française. Elles témoignent de la volonté d’animer la vie culturelle française de l’idéal chrétien pour la rendre plus résistante aux idéologies.

62Or, à Jeune France où s’est établi Emmanuel Mounier règne un libéralisme de pensée qui paraît à Fabrègues menacer ce résultat.

Communauté nationale contre communauté personnaliste

63“Depuis quinze jours, je vais de surprise en surprise”, se plaint-il à Robert Loustau, “je m’aperçois que ce lieu de diffusion d’une culture nationale, et particulièrement populaire, qui soit en accord avec les principes de la Révolution nationale, est en réalité entre les mains d’une bande de démo-chrétiens et autres spiritualistes déchaînés82”.

64Conformément à sa stratégie d’entrisme, Mounier a effectivement attiré depuis l’origine tous ceux qui, venus d’Esprit ou d’autres mouvements, soutenaient sa conception pluraliste, apolitique et ouverte des organisations de jeunesse : Henri-Irénée Marrou (Henri Davenson), Max-Pol Fouchet, Marc Beigbeder, des rédacteurs d’Esprit comme Roger Leenhardt que les services de Pucheu accuseront ensuite de “gaullisme notoire”, Roger Breuilh, Louis Blanchard, Henri Petit, François Bergé, Henri Chatreix. Il est bien décidé à rester à l’écart des projets du régime83. Avec la complicité de Schaeffer, il a refusé les candidatures venues de la Jeune Droite Catholique comme celle de René Vincent ou de proches de Massis comme Raoul Girardet. Fabrègues est informé qu’un autre de ses amis, Kléber Haedens, a été écarté quelques jours plus tôt pour avoir manifesté son désaccord sur l’organisation d’un 14 juillet républicain recommandé par la radio de Londres84. Jean Renon lui apprend enfin qu’il est intervenu pour que Mounier n’obtienne pas la direction des maîtrises. Toutefois le directeur d’Esprit demeure l’adjoint de Schaeffer et l’inspirateur culturel de Jeune France.

65Alors Fabrègues laisse éclater sa colère : “Il y a ici un service de culture générale, qui en est maître ? Qui donne des directives à l’ensemble de Jeune France et, par la bande, aux écoles de cadres ? M. Emmanuel Mounier, directeur d’Esprit, hier allié des maisons de la culture, aujourd’hui faisant paraître dans sa revue des textes attaquant parodiquement le Maréchal85 […] Il est question de faire paraître une revue Jeune France. C’est M. Mounier encore qui doit en faire l’éditorial. Le service de direction générale, c’est toujours M. Mounier. Je ne comprends plus. La Révolution nationale tient-elle à mettre ses ennemis au lieu où ils peuvent lui faire le plus de mal86 ?”

66A Mounier Fabrègues adresse en fait deux reproches. Le premier est de dire ouvertement son “non-conformisme politique pour vivre dans le plus impénitent des libéralismes” et refuser toute structure institutionnelle. Il s’entoure de la bande de ceux qui “ils le disent, attendent l’avènement du communisme (et) espèrent en avoir le moins de dommage possible”. Ce libéralisme va de pair avec une recherche doctrinale qui ne lui paraît plus de mise dans les circonstances de la défaite. Alors que le pays est envahi, “démembré […], on nous parle dans ces milieux démocrates-chrétiens et spiritualistes de protéger la personne humaine, l’autonomie de la pensée, les structures organiques de la cité,. on nous dit même qu’il faut laisser à ces structures le soin de refaire la France […] Je n’en crois pas mes oreilles87.” Parler de la liberté, même s’il s’agit de celle de la personne humaine, n’est envisageable que dans le cadre d’une nation unie et organisée. Dans les circonstances où se trouve le pays, la communauté personnaliste de Mounier s’oppose à la communauté nationale que veut reconstruire Fabrègues : disciplinée, soumise à une autorité soucieuse du Bien commun : “Un beau courant de réforme morale est présent dans les mouvements de jeunesse” écrit-il alors, “trop souvent, il risque d’oublier que les cités, leurs structures, leurs institutions sont aussi quelque chose à servir. et à quoi il faut obéir si l’on veut servir les hommes. Un beau souci de la liberté humaine et de la personne risque à son tour de tourner contre cette liberté et cette personne : l’homme n’est pas libre s’il n’est entouré de défenses et d’institutions protectrices88.”

67Le second tort de Mounier aux yeux de Fabrègues, consiste à vouloir “écarter les jeunes de la politique. On écrit par exemple : le Français attache trop d’importance à la politique (thème détaillé par Emmanuel Mounier) et l’on ne précise pas quelle politique. Ainsi nous prépare-t-on des hommes émasculés, incomplets. Il faut qu’ils fassent de la politique, mais constructive : qu’ils fassent la politique de la France89.” Ce refus de l’engagement politique traduit à ses yeux un éloignement de la vie, un refus d’incarner l’idéal spirituel : “On baigne dans tout ce milieu dans une eau tiède qui est fort loin de la vie. Il est sans cesse question des droits de la pensée. Je pense qu’il est vrai qu’il y a des droits de la pensée, mais en parler de cette manière, c’est supposer qu’il y a séparation et même antinomie entre l’esprit et la vie. C’est au nom de notre attachement même aux valeurs spirituelles que nous devons refuser ces positions : c’est admettre déjà qu’il y a fossé entre l’esprit et la vie.” L’ensemble de cette attitude aboutit à ce que, “sous le manteau de la Révolution nationale on maintient les gens hors de la Révolution nationale” alors qu’il y a “la France à reconstruire90.”

68Ces accusations portent d’autant plus de fruits qu’elles viennent après de nombreuses autres : Mounier n’est plus autorisé à Uriage fin juillet et, le 20 août, Esprit est interdit. Le 18 septembre suivant, le philosophe est démis d’office de Jeune France. Malgré un viatique financier de quelques mois de salaires, ce dernier coup n’est pas sans le toucher en profondeur : “La vie continuait, produisait, avançait et là, avec ma revue morte et cette proscription générale, je sentais cette jeunesse me pousser vers la mort. En une heure je vieillissais d’une génération91”, écrit-il au lendemain de la réunion de Lourmarin où il est présent à Jeune France pour la dernière fois.

69La voie semble donc libre pour Fabrègues à propos duquel Loustau écrit à Pucheu le 23 août : “C’est un catholique solide, du genre dur, d’une moralité parfaite et d’un grand et tenace dévouement à ses idées. Il a de forts appuis dans le milieu catholique avec lequel il faut travailler […] Il faut lui confier le soin de rédiger une doctrine de la jeunesse française.” Pourtant Fabrègues quitte à son tour l’association à la fin de l’année, comme René Barjavel et Maurice Blanchot l’ont déjà fait avant lui. Victime de ses divisions (des rescapés d’Esprit comme Leenhardt sont restés en place) et de la mauvaise gestion de Schaeffer, Jeune France disparaît elle-même en juillet 1942. Entre-temps, Fabrègues a reconstitué son équipe et repris pied dans son milieu de prédilection, celui des créateurs de revues. Faut-il en conclure qu’il a échoué à faire passer sa conception de la Révolution nationale dans l’action politique ? Il s’en tiendra écarté désormais, lui préférant l’activité sur le terrain au travers de l’aide aux prisonniers rapatriés devenue vite clandestine.

70Les circonstances de l’entrée de Fabrègues dans la guerre obéissent ainsi à deux moments successifs, la captivité et le retour à Vichy, qui n’en forment en réalité qu’un seul : l’engagement dans la Révolution nationale. C’est parce qu’il se refuse à porter la responsabilité de la défaite, mais s’en ressent intimement solidaire qu’il accepte de participer à ce qu’il pense être la voie de la reconstruction morale de la France : hors du libéralisme, de la division partisane, des querelles idéologiques, dans la discipline nationale, l’exigence morale, la fidélité à la patrie. Seul le choc de l’invasion pouvait amener ce non-conformiste impénitent à devenir le serviteur dévoué du pouvoir. Mais seul aussi un régime autoritaire pouvait inviter ce catholique intransigeant à participer à la restauration de l’ordre dans un pays démantelé. Qu’on vienne le chercher à la sortie même du camp le confirme dans le sentiment d’une mission. Mais Vichy n’est pas ce milieu de décision homogène qu’il entrevoyait peut-être du fond de son Oflag. C’est une foire d’ambitions et d’intrigues où nombreux sont ceux qui jouent double jeu sous le regard de l’ennemi, une dictature qui croit trouver dans l’intolérance cette autorité qui lui échappe. Dans ce contexte incertain, le mieux est de se tenir à l’inspiration des valeurs de la Révolution. Nationale et de s’en remettre à des hommes qu’on croit connaître pour leur ardeur patriotique.

71Mounier ne revient pas d’une captivité d’un an, il n’a pas vécu l’expérience des Cercles Pétain et des nombreuses organisations qui visent dans les camps non seulement à entretenir l’image du pouvoir, mais aussi à maintenir le moral des soldats dans une perspective nationale. Au reste, tout en étant habité d’un solide sens civique, il ne ressent pas pour la France cette ferveur amoureuse qui a rapproché autrefois Fabrègues de Bernanos. Au sein de Vichy, son réflexe a été avant tout de préserver Esprit : d’abord pour ensemencer le nouveau régime, ensuite, effrayé par ses tendances dictatoriales, pour le miner de l’intérieur. Dans le retournement des communistes contre l’Allemagne il veut voir surtout un espoir de victoire contre le nazisme. Fabrègues en revanche, reste habité par un refus de tous les totalitarismes qui lui interdit d’admettre une quelconque connivence avec le communisme.

72Les deux hommes ont en commun leur intérêt pour la jeunesse. Toutefois leur façon de l’aborder diffère, en particulier au plan de l’animation socio-religieuse : Fabrègues est plus familier du scoutisme et d’un catholicisme social traditionnel. Il privilégie l’éducation du caractère par rapport à celle de l’esprit. Mounier a une conception plus culturelle de l’éducation, non dénuée d’un certain intellectualisme qui reste étrangère à l’aspect militaire et sportif privilégié aux Chantiers et même à Uriage. Il serait trompeur toutefois d’opposer un Mounier libéral et pluraliste à un Fabrègues autoritaire et partisan d’un projet de jeunesse unique. Si un tel projet fut envisagé par certains responsables de Vichy, il resta toujours étranger à Fabrègues en raison de sa formation catholique et de son rejet du totalitarisme.

73L’opposition de la communauté personnaliste de Mounier et de la communauté nationale de Fabrègues illustre le conflit de la liberté et de l’autorité au cœur de l’organisation de la société. Elle place les institutions au centre du débat politique. Elle met enfin en jeu le statut de la politique dans l’éducation. Plus profondément, elle oppose deux systèmes de pensée qui, pour s’appuyer sur la même foi chrétienne, s’affrontent autour d’une vision plus ou moins charnelle ou idéale de la communauté française. C’est en défendant la dignité de la personne que Mounier entend protéger la communauté nationale, en défendant la communauté nationale que Fabrègues estime protéger la dignité de la personne. Le premier article signé de Fabrègues en novembre 1941 s’intitule Qu’est-ce que la communauté française ? Tandis qu’au même moment Mounier achève de rédiger sa Déclaration des droits de la personne. Cet affrontement entre deux formes de fidélité aux valeurs chrétiennes est un des éléments qui fonde la différence d’attitudes de Fabrègues et de Mounier sous l’Occupation.