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Institut Virtuel de Cryptozoologie

    Un des "ingrédients" récurrents de la littérature fantastique ou d'aventures est l'irruption d'animaux encore inconnus de la science dans le cours de l'intrigue.

    Jules Verne (1828-1905) (figure 1), que l'on considère comme le père de la science-fiction, est également l'un des premiers romanciers à avoir utilisé ce ressort littéraire dans plusieurs de ses ouvrages.


Figure 1 : Jules Verne

Fossiles vivants au centre de la Terre

    Dans un de ses premiers romans universellement connus, Voyage au centre de la Terre (1867), Jules Verne imagine la survivance de toute une faune préhistorique dans les entrailles du globe.

    Incit� � entreprendre ce "voyage extraordinaire" par la traduction d'un cryptogramme initiatique de l'alchimiste islandais Arne Saknussem, le g�ologue Otto Lidenbrock, accompagn� de son neveu Axel et du guide islandais Hans, s'enfoncent dans les ab�mes de la plan�te depuis la chemin�e volcanique du Sneffels, un volcan �teint d'Islande. Lors de leurs p�r�grinations, � une centaine de kilom�tres au-dessous de la surface de la terre, les trois explorateurs d�couvrent une gigantesque cavit� baign�e d'une lumi�re de nature �lectrique, o� s'�tend une immense mer intérieure. Lors de la travers�e en radeau de cette "mer Lidenbrock", les trois aventuriers ont recours � la p�che artisanale pour varier l'ordinaire, jusqu'alors constitu� de biscuits secs et de viande concentr�e, et capturent ainsi quelques poissons consid�r�s comme fossiles (Pterychtis et dipt�rides).

    Deux jours plus tard, le professeur Lidenbrock proc�de � des sondages, � l'aide d'un pic attach� � une longue corde. Ramenant le pic sur le radeau, il constate que le m�tal a �t� fortement comprim�, incident que le guide Hans attribue � des empreintes de dents d'un �norme animal marin. Effectivement, le lendemain, les trois occupants du radeau vont assister m�dus�s (si l'on peut s'exprimer ainsi), au combat titanesque entre des cr�atures rescap�es de la pr�histoire. Axel est le premier � apercevoir un tel monstre :

"C'est un marsouin colossal !
"� Oui, r�plique mon oncle, et voil� maintenant un l�zard de mer d'une grosseur peu commune.
"� Et plus loin un crocodile monstrueux ! Voyez sa large m�choire et les rang�es de dents dont elle est arm�e. Ah ! Il dispara�t !
"� Une baleine ! une baleine ! s'�crie alors le professeur. J'aper�ois ses nageoires �normes ! Vois l'air et l'eau qu'elle chasse par ses �vents !"
"En effet deux colonnes liquides s'�l�vent � une hauteur consid�rable au-dessus de la mer.  Nous restons surpris, stup�faits, �pouvant�s, en pr�sence de ce troupeau de monstres marins. Ils ont des dimensions surnaturelles, et le moindre d'entre eux briserait le radeau d'un coup de dent. Hans veut mettre la barre au vent, afin de fuir ce voisinage dangereux ; mais il aper�oit sur l'autre bord d'autres ennemis non moins redoutables, une tortue large de quarante pieds, et un serpent long de trente, qui darde sa t�te au-dessus des flots.
"Impossible de fuir. Ces reptiles s'approchent ; ils tournent autour du radeau avec une rapidit� que des convois lanc�s � grande vitesse ne sauraient �galer ; ils tracent autour de lui des cercles concentriques. J'ai pris ma carabine. Mais quel effet peut produire une balle sur les �cailles dont le corps de ces animaux est recouvert ?
"Nous sommes muets d'effroi. Les voici qui s'approchent ! D'un c�t� le crocodile, de l'autre le serpent. Le reste du troupeau marin a disparu. Je vais faire feu. Hans m'arr�te d'un signe. Les deux monstres passent � cinquante toises du radeau, se pr�cipitent l'un sur l'autre, et leur fureur les emp�che de nous apercevoir.
"Le combat s'engage � cent toises du radeau. Nous voyons distinctement les deux monstres aux prises.
"Mais il me semble que maintenant les autres animaux viennent prendre part � la lutte, le marsouin, la baleine, le l�zard, la tortue. A chaque instant je les entrevois. Je les montre � l'Islandais. Celui-ci remue la t�te n�gativement."

    Hans a en effet compris qu'il n'y a que deux animaux se livrant un formidable combat (figure 2), ce que confirme aussit�t le professeur Lidenbrock :

"� Oui ! le premier de ces monstres a le museau d'un marsouin, la t�te d'un l�zard, les dents d'un crocodile, et voil� ce qui nous a tromp�s. C'est le plus redoutable des reptiles ant�diluviens, l'ichtyosaurus !
"� Et l'autre ?
"� L'autre, c'est un serpent cach� dans la carapace d'une tortue, le terrible ennemi du premier, le plesiosaurus !"


Figure 2 : combat entre un ichtyosaure et un pl�siosaure
(illustration par Riou pour Voyage au centre de la Terre)

"Hans a dit vrai. Deux monstres seulement troublent ainsi la surface de la mer, et j'ai devant les yeux deux reptiles des oc�ans primitifs. J'aper�ois l'�il sanglant de l'ichtyosaurus, gros comme la t�te d'un homme. La nature l'a dou� d'un appareil d'optique d'une extr�me puissance et capable de r�sister � la pression des couches d'eau dans les profondeurs qu'il habite. On l'a justement nomm� la baleine des Sauriens, car il en a la rapidit� et la taille. Celui-ci ne mesure pas moins de cent pieds, et je peux juger de sa grandeur quand il dresse au-dessus des flots les nageoires verticales de sa queue. Sa m�choire est �norme, et d'apr�s les naturalistes, elle ne compte pas moins de cent quatre-vingt deux dents.
"Le plesiosaurus, serpent � corps cylindrique, � queue courte, a les pattes dispos�es en forme de rame. Son corps est enti�rement rev�tu d'une carapace, et son cou, flexible comme celui du cygne, se dresse � trente pieds au-dessus des flots.
"Ces animaux s'attaquent avec une indescriptible furie. Ils soul�vent des montagnes liquides qui refluent jusqu'au radeau. Vingt fois nous sommes sur le point de chavirer. Des sifflements d'une prodigieuse intensit� se font entendre. Les deux b�tes sont enlac�es. Je ne puis les distinguer l'une de l'autre. Il faut tout craindre de la rage du vainqueur.
"Une heure, deux heures se passent. La lutte continue avec le m�me acharnement. Les combattants se rapprochent du radeau et s'en �loignent tour � tour. Nous restons immobiles, pr�ts � faire feu.
"Soudain l'ichtyosaurus et le plesiosaurus disparaissent en creusant un v�ritable maelstr�m au sein des flots. Plusieurs minutes s'�coulent. Le combat va-t-il se terminer dans les profondeurs de la mer ?
"Tout � coup une t�te �norme s'�lance au-dehors, la t�te du plesiosaurus. Le monstre est bless� � mort. Je n'aper�ois plus son immense carapace. Seulement son long cou se dresse, s'abat, se rel�ve, se recourbe, cingle les flots comme un fouet gigantesque et se tort comme un ver coup�. L'eau rejaillit � une distance consid�rable. Elle nous aveugle. Mais bient�t l'agonie du reptile touche � sa fin, ses mouvements diminuent, ses contorsions s'apaisent, et ce long tron�on de serpent s'�tend comme une masse inerte sur les flots calm�s."

    Ce combat de titans, d�crit par Jules Verne avec un souffle �pique quasiment hugolien, appelle quand m�me quelques rectifications. L'ichtyosaure �tait loin d'atteindre cent pieds (30 m) de longueur (seulement le tiers environ), et le pl�siosaure n'a jamais �t� recouvert d'une carapace de tortue.

    Revenus sur le rivage de la mer int�rieure, le professeur Lidenbrock et son neveu observent d'autres animaux pr�historiques, mais rescap�s de temps beaucoup moins anciens que les poissons ou les reptiles marins pr�c�demment rencontr�s :

"[...] c'�taient des animaux gigantesques, tout un troupeau de mastodontes, non plus fossiles, mais vivants, et semblables � ceux dont les restes furent d�couverts en 1801 dans les marais de l'Ohio ! J'apercevais ces grands �l�phants dont les trompes grouillaient sous les arbres comme une l�gion de serpents. J'entendais le bruit de leurs longues d�fenses dont l'ivoire taraudait les vieux troncs. Les branches craquaient, et les feuilles arrach�es par des masses consid�rables s'engouffraient dans la vaste gueule de ces monstres."

    Mais Axel et son oncle ne sont pas au bout de leurs surprises, quand parmi ce troupeau ils croient distinguer un berger sous la forme d'un homme g�ant :

"En effet, � moins d'un quart de mille, appuy� au tronc d'un kauris �norme, un �tre humain, un Prot�e de ces contr�es souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable troupeau de mastodontes !
"Immanis pecoris custos, immanior ipse !
"Oui ! immanior ipse ! Ce n'�tait plus l'�tre fossile dont nous avions relev� la trace dans l'ossuaire, c'�tait un g�ant, capable de commander � ces monstres. Sa taille d�passait douze pieds. Sa t�te, grosse comme la t�te d'un buffle, disparaissait dans les broussailles d'une chevelure inculte. On e�t dit une v�ritable crini�re, semblable � celle de l'�l�phant des premiers �ges.  Il brandissait de la main une branche �norme, digne houlette de ce berger ant�diluvien."

    La citation latine, qui a certainement plong� dans la perplexit� nombre de jeunes (et m�me de moins jeunes) lecteurs de Jules Verne, peut �tre traduite par "d'un troupeau monstrueux, gardien plus monstrueux encore" ; c'est en fait le titre d'un chapitre de Notre-Dame de Paris, dans lequel Victor Hugo (1831) d�crit le personnage difforme du sonneur de cloches Quasimodo, � l'aspect encore plus effrayant que les gargouilles qu'il c�toie...

    Finalement, les trois hommes remonteront � la surface de la Terre avec une vitesse infiniment plus grande qu'ils n'ont fait le voyage � l'aller, leur radeau entra�n� dans la mont�e de la lave d'une chemin�e de volcan, qui n'est autre que le Stromboli !

    Le thème central de Voyage au centre de la Terre, � savoir une Terre creuse peupl�e d'animaux rescapés de la préhistoire, sera repris par Edgar Rice Burroughs, le créateur de Tarzan, dans le cycle de Pellucidar, à commencer par At the Earth's core.

Dans le sillage des monstres marins...

    Dès les premières pages de 20 000 lieues sous les mers (1869), un des plus c�l�bres romans de Jules Verne, nous sommes plong�s au c�ur de la cryptozoologie pr�s d'un si�cle avant l'apparition officielle de celle-ci. En effet, le point de d�part du roman est la controverse n�e de l'observation, depuis le pont de navires am�ricains ou europ�ens, d'un énorme animal marin inconnu. Ses dimensions colossales (pr�s de 100 m de long), son incroyable phosphorescence la nuit, sa prodigieuse rapidit� (pr�s de 100 km/h), les formidables jets d'eau et de vapeur qu'il �met en faisant surface et finalement les attaques qui lui sont attribu�es, donnent lieu � de vives discussions sur la nature de l'animal :

"Si c'�tait un c�tac�, il surpassait en volume tous ceux que la science avait class�s jusqu'alors. Ni Cuvier, ni Lac�p�de, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n'eussent admis l'existence d'un tel monstre � � moins de l'avoir vu, ce qui s'appelle vu de leurs propres yeux de savants."

    Les rencontres avec ce monstre marin se multiplient, ayant t�t fait d'enflammer l'imagination et la presse populaires, et l'on �voque �videmment � son propos le l�gendaire serpent-de-mer :

"Partout dans les grands centres, le monstre devint � la mode ; on le chanta dans les caf�s, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les th��tres. Les canards eurent l� une belle occasion de pondre des �ufs de toute couleur. On vit r�appara�tre dans les journaux � � court de copie � tous les �tres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible "Moby Dick" des r�gions hyperbor�ennes, jusqu'au Kraken d�mesur�, dont les tentacules peuvent enlacer un b�timent de cinq cents tonneaux et l'entra�ner dans les ab�mes de l'oc�an. On reproduisit m�me les proc�s-verbaux des temps anciens, les opinions d'Aristote et de Pline, qui admettaient l'existence de ces monstres, puis les r�cits norv�giens de l'�v�que Pontoppidan, les relations de Paul Heggede [sic], et enfin les rapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut �tre soup�onn�e, quand il affirme avoir vu, �tant � bord du Castillan [sic], en 1857, cet �norme serpent qui n'avait fr�quent� jusqu'alors que les mers de l'ancien Constitutionnel."

    Les r�f�rences cit�es par Jules Verne sont parfaitement exactes, m�me s'il lui arrive de massacrer l'orthographe de quelques noms propres.
    Si Moby Dick est une cr�ation litt�raire du grand romancier am�ricain Herman Melville, il est exact qu'Aristote et Pline ont �t� parmi les premiers auteurs, sous l'Antiquit�, � signaler l'existence des calmars g�ants.
    De m�me, les deux eccl�siastiques scandinaves, Hans Egede et l'�v�que Erik Ludviksen Pontoppidan, ont enqu�t� au milieu du dix-huiti�me si�cle sur des rapports relatifs au le fameux serpent-de-mer. Et le t�moignage du capitaine Harrington, du Castilian, sur l'observation d'une telle cr�ature, a �t� publi� par le Times de Londres.

    L'existence controvers�e de la cr�ature, et son appartenance zoologique non moins �prement discut�e, vont d�cha�ner les passions jusque dans les publications scientifiques, et susciter finalement l'incr�dulit� g�n�rale, comme c'est trop souvent le cas dans maintes "affaires" cryptozoologiques :

"Alors �clata l'interminable pol�mique des cr�dules et des incr�dules dans les soci�t�s savantes et les journaux scientifiques. La "question du monstre" enflamma les esprits. Les journalistes qui font profession de science, en lutte avec ceux qui font profession d'esprit, vers�rent des flots d'encre pendant cette m�morable campagne ; quelques-uns m�me, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalit�s les plus offensantes.
"Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux articles de fond de l'Institut G�ographique du Br�sil, de l'Acad�mie royale des sciences de Berlin, de l'Association britannique, de l'Institution smithsonienne de Washington, aux discussions de The Indian Archipelago, du Cosmos de l'abb� Moigno, des Mittheilungen de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de l'�tranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable."

    La r�alit� du monstre, toutefois, ne saurait faire de doute, puisqu'il finit par percuter un paquebot de la c�l�bre compagnie maritime anglaise Cunard, le Scotia, causant une �norme br�che dans la coque en acier du navire. C'est alors que le professeur Pierre Aronnax, naturaliste au Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris, qui relate l'aventure � la premi�re personne, fait son entr�e en sc�ne, de retour d'une exp�dition scientifique au Nebraska (USA), dont il rapporte tr�s curieusement un babiroussa vivant, une incongruit� zoog�ographique qui ne semble pas avoir intrigu� le savant parisien, puisque ce mammif�re est originaire de l'�le de C�l�bes (au nord de l'Indon�sie actuelle) !
    Auteur d'un ouvrage sur Les myst�res des grands fonds sous-marins, le professeur Aronnax est press� par les journalistes de livrer son sentiment sur le monstre. Dans un article pour le New York Herald, il avance l'hypothèse qu'il s'agit d'un narval géant, � l'issue d'un raisonnement qui annonce les pr�misses de la m�thode cryptozoologique :

"Ainsi donc, disais-je, apr�s avoir examin� une � une les diverses hypoth�ses, toute autre supposition �tant rejet�e, il faut n�cessairement admettre l'existence d'un animal marin d'une puissance excessive.
"[...] dans ce cas, je serais dispos� � admettre l'existence d'un Narval g�ant.
"Le narval vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur de soixante pieds. Quintuplez, d�cuplez m�me cette dimension, donnez � ce c�tac� une force proportionnelle � sa taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l'animal voulu. Il aura les proportions d�termin�es par les officiers du Shannon, l'instrument exig� par la perforation du Scotia, et la puissance n�cessaire pour entamer la coque d'un steamer."

    En r�alit�, le narval (Monodon monoceros) est loin d'atteindre les 60 pieds (18 m) de longueur, puisque ce c�tac� des mers bor�ales est trois fois moins grand...
    Le distingu� naturaliste s'embarque alors � bord de la fr�gate am�ricaine Abraham Lincoln, en compagnie de son domestique Conseil et du harponneur canadien Ned Land, avec pour mission de trouver et de tuer cette redoutable cr�ature. Il r�alisera son erreur d'identification lorsque le pr�tendu "narval g�ant" percutera la fr�gate, lanc�e � sa poursuite dans les mers du Japon. Tomb�s � la mer lors de la collision, Aronnax, Conseil et Ned Land trouvent refuge sur le dos du "monstre", qui se r�v�le �tre un engin sous-marin de construction humaine, le Nautilus, � bord duquel ils vont vivre mille aventures extraordinaires, � la fois h�tes et prisonniers du myst�rieux capitaine Nemo.

    Jules Verne fait alors preuve de beaucoup moins d'imagination cryptozoologique dans la suite du r�cit. Alors que l'on d�couvre encore de nos jours 150 � 200 esp�ces nouvelles de poissons chaque ann�e, sans parler des innombrables invert�br�s, il n'est pas une seule esp�ce animale que ne soit capable d'identifier le professeur Aronnax, contre toute vraisemblance zoologique. Il ne s'�tonne m�me pas de trouver une salamandre g�ante du Japon, un batracien d'eau douce, en pleine mer, et des morses typiques des mers bor�ales en Antarctide !

    Lors d'une plongée au milieu des ruines de l'Atlantide, le savant français et le capitaine Nemo vont cependant approcher des cr�atures que le savant parisien n'a pas encore catalogu�es (figure 3) :

"La masse rocheuse �tait creus�e d'imp�n�trables anfractuosit�s, de grottes profondes, d'insondables trous, au fond desquels j'entendais remuer des choses formidables. Le sang me refluait jusqu'au c�ur, quand j'apercevais une antenne �norme qui me barrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dans l'ombre des cavit�s ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieu des t�n�bres. C'�taient les yeux de crustac�s gigantesques, tapis dans leur tani�re, des homards g�ants se redressant comme des hallebardiers et remuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques, braqu�s comme des canons sur leurs aff�ts, et des poulpes effroyables entrela�ant leurs tentacules comme une broussaille vivante de serpents."


Figure 3 : "des homards g�ants... des crabes titanesques... des poulpes effroyables"
(illustration par de Neuville pour Vingt mille lieues sous les mers)

    C'est quand m�me l'épisode du Nautilus attaqué par des "poulpes" géants (que Jules Verne confond avec les calmars géants Architeuthis), qui reste un des plus célèbres de la littérature vernienne. Le sous-marin se trouve au large des �les Lucayes (Bahamas), par 1500 m de profondeur, face � de hautes falaises creus�es d'immenses grottes inexplor�es, o� vivent tapies ces cr�atures, donnant l'occasion au savant et � ses deux amis d'�voquer les monstres marins.


Figure 4 : "c'�tait un calmar de dimensions colossales"
(illustration par de Neuville pour Vingt mille lieues sous les mers)

    Jules Verne croit que les termes de calmar et de poulpe sont interchangeables, alors qu'ils d�signent deux ordres bien distincts de c�phalopodes. L'illustrateur de Neuville n'a fait que traduire en images cette confusion, puisque le monstre est tant�t repr�sent� comme un poulpe (figure 4), tant�t comme un calmar reconnaissable notamment � ses tentacules spatul�s (figure 6).
    Reste que Jules Verne confirme ici encore son statut d'�crivain visionnaire, car l'hypoth�se de l'existence d'une esp�ce encore inconnue de poulpe colossal aux Bahamas est fond�e, non seulement sur des l�gendes ou des t�moignages, mais sur un �chouage tr�s document� � Saint-Augustine (Floride) en 1896, le tr�s controvers� Octopus giganteus du professeur Addison Emery Verrill. Mieux encore, c'est dans  le New York Herald que Verrill publia l'article le plus d�taill� sur cette cr�ature fabuleuse, autrement dit dans le m�me quotidien am�ricain o�, dans la fiction vernienne, le professeur Aronnax pr�sente sa th�se du narval g�ant !

    Mentionnons pour l'anecdote que dans une adaptation t�l�vis�e du roman de Jules Verne (avec Michael Caine dans le r�le du capitaine Nemo), c'est le fils du professeur Aronnax qui tient la vedette, et qui est l'auteur d'un livre intitul� Cryptozoology of the ocean depths (cryptozoologie des profondeurs oc�aniques), ce qui est un impardonnable anachronisme, le mot de "cryptozoologie" n'ayant �t� cr�� que vers 1958 par Bernard Heuvelmans !

moa, minhocao, serpent-de-mer et hommes-singes

    Les enfants du capitaine Grant (1867) est le r�cit de la recherche par deux enfants anglais, de leur p�re, le capitaine Grant, naufrag� sur une terre situ�e par 37� de latitude sud, mais de longitude h�las inconnue. Le message r�dig� en trois langues qu'il a confi� � une bouteille jet�e � la mer, a en effet �t� partiellement effac� par l'humidit�, rendant son d�chiffrement probl�matique (Jules Verne confirme ainsi, trois ans apr�s Voyage au centre de la Terre, sa fascination pour la cryptographie, autant que la cryptozoologie !). Voil� qui oblige donc l'exp�dition men�e par lord Glenarvan, partie � la recherche du capitaine Grant, de faire le tour du monde le long du 37�me parall�le. Les enfants retrouveront leur p�re apr�s maintes p�rip�ties, dont la trahison d'un marin, Ayrton, alli� des pirates qui veulent s'emparer du yacht de lord Glenarvan. En punition, il sera abandonn� sur l'�le Tabor, une �le d�serte o� a surv�cu le capitaine Grant. Ayrton refera son apparition dans L'�le myst�rieuse, compl�tement transform� par une solitude r�demptrice.
     Quand l'exp�dition Glenarvan se trouve en Nouvelle-Z�lande, le géographe français Jacques Paganel observe un moa vivant, un très grand oiseau coureur de la Nouvelle-Zélande supposé éteint depuis plusieurs siècles :

"Il arriva même à Paganel d'apercevoir au loin, dans un épais fourré un couple de volatiles gigantesques. Son instinct de naturaliste se réveilla. Il appela ses compagnons, et, malgré leur fatigue, le major, Robert et lui se lancèrent sur les traces de ces animaux.
"On comprendra l'ardente curiosité du géographe, car il avait reconnu ou cru reconnaître ces oiseaux pour des "moas", appartenant à l'espèce des "dinornis", que plusieurs savants rangent parmi les variétés disparues. Or, cette rencontre confirmait l'opinion de M. de Hochstetter et autres voyageurs sur l'existence actuelle de ces géants sans ailes de la Nouvelle-Zélande.
"Ces moas que poursuivait Paganel, ces contemporains des megatheriums et des ptérodactyles, devaient avoir dix-huit pieds de hauteur. C'étaient des autruches démesurées et peu courageuses, car elles fuyaient avec une extrême rapidité. Après quelques minutes de chasse, ces insaisissables moas disparurent derrière les grands arbres, et les chasseurs en furent pour leurs frais de poudre et de déplacement."

    Par parenthèse, Jules Verne exagère copieusement la taille de cet oiseau : 18 pieds (5,40 m), alors que le plus grand moa, le Dinornis maximus, n'atteignait "que" 3,50 m de haut, ce qui est tout de même près du double de l'autruche ! Et Jules Verne mélange à plaisir les ères géologiques : si les moas de Nouvelle-Zélande et le Megatherium (un mammifère fossile sud-américain) datent tous deux du quaternaire, en revanche les ptérodactyles sont supposés éteints depuis la fin du secondaire ! Il est vrai qu'il existe quantité de rumeurs, et même de rapports précis, sur l'existence actuelle, en Afrique, de cr�atures ail�es � allure de ptérodactyle (voir à ce sujet le livre de Bernard Heuvelmans, Les derniers dragons d'Afrique, 1978), mais comme dirait Rudyard Kipling, ceci est une autre histoire... Ce qui est vrai en revanche, c'est que des observations d'un moa de petite taille ont été rapportées à plusieurs reprises en Nouvelle-Zélande, notamment par le naturaliste allemand Hochstetter.

    La Jangada (1880) relate la descente de l'Amazone sur un immense radeau, avec l'in�vitable pr�sence d'un "m�chant", auteur d'un vol sanglant, dont est accus� � tort Joam Garral, qui m�ne cette exp�dition. Encore une fois, c'est un cryptogramme, dont la cl� ne sera trouv�e qu'� la fin du r�cit, qui permet d'innocenter le h�ros (alors qu'� l'inverse c'est le d�chiffrement d'un autre message secret qui envoie en forteresse Mathias Sandorf et ses compagnons, h�ros de l'ind�pendance hongroise).
    Jules Verne s'attarde sur la faune de l'Amazone, et fait une allusion � deux cr�atures l�gendaires, que Minha, la fille de Joam Garral, d�crit ainsi :

"� [...] vous ignorez, entre autres fables, qu'un �norme reptile, nomm� le Minhocao, vient quelquefois visiter l'Amazone, et que les eaux du fleuve croissent ou d�croissent, suivant que ce serpent s'y plonge ou qu'il en sort, tant il est gigantesque ! [...]
"� Et la Mae d'Agua, reprit la jeune fille, cette superbe et redoutable femme, dont le regard fascine et entra�ne sous les eaux du fleuve les imprudents qui la contemplent ?"

    Les rapports sur le minhocao ont �t� recueillis par plusieurs auteurs, dont le naturaliste fran�ais Auguste de Saint-Hilaire (1846), qui en faisait une sorte de Lepidosiren g�ant.
    Quant � la mae de agua, "la m�re de l'eau", c'est �videmment la sir�ne mythique, dont l'origine est en fait le lamantin de l'Amazone (Trichechus). Les noms vernaculaires de ce sir�nien sont d'ailleurs significatifs, puisqu'il est nomm� mamadilo (maman de l'eau) en Guyane fran�aise ou mamy water (maman de l'eau) en Afrique occidentale.

    Publié en 1901, le roman intitul� Les histoires de Jean-Marie Cabidoulin (figure 7), un des moins connus de Jules Verne, est consacré au légendaire Serpent-de-Mer.


Figure 7 : page titre du roman de Jules Verne :
Les histoires de Jean-Marie Cabidoulin.

    Son auteur y cite plusieurs observations célèbres, dont le docteur Filhol, le m�decin du Saint-Enoch � bord duquel se d�roule le r�cit, et qui joue le r�le du savant vernien, dresse une liste qui n'est pas d�nu�e d'erreurs, qu'il recopie en fait d'un ouvrage d'Arthur Mangin, Les myst�res de l'oc�an (1864) :

Texte de Jules Verne Commentaires
"Ce qui est certain, c'est que, en 1819, le sloop Concordia [sic],  se trouvant � quinze milles de Race-Point, rencontra une sorte de reptile �mergeant de cinq � six pieds, � peau noir�tre, � t�te de cheval, mais ne mesurant qu'une cinquantaine de pieds, donc inf�rieur aux cachalots et aux baleines.     Il s'agit en fait du serpent-de-mer du Concord.
"En 1848, � bord du Peking [sic], l'�quipage crut voir une b�te �norme, de plus de cent pieds de longueur, qui se mouvait � la surface de la mer. V�rification faite, ce n'�tait qu'une algue d�mesur�e couverte de parasites marins de toutes sortes.     Il s'agit en fait du serpent-de-mer du Pekin.
"En 1849, dans le goulet qui s�pare l'�le Osterssen du continent, le capitaine Schielderup d�clara avoir rencontr� un serpent de six cents pieds endormi sous les eaux.     Ce cas ne semble pas r�pertori�.
"En 1857, les vigies du Castillan [sic] signal�rent la pr�sence d'un monstre � grosse t�te en forme de tonneau, dont la longueur pouvait �tre �valu�e � deux cents pieds.     Jules Verne comment la m�me erreur que dans Vingt mille lieues sous les mers : il s'agit en fait du serpent-de-mer du Castilian.
"[...] En 1864, � quelque cent milles au large de San Francisco, le navire hollandais Corn�lis entra en collision avec un poulpe dont l'un des tentacules, charg� de ventouses, vint s'enrouler autour des sous-barbes de beaupr� et le fit enfoncer jusqu'au ras de l'eau. Lorsque ce tentacule eut �t� tranch� � coups de hache, deux autres s'accroch�rent aux caps de mouton des haubans de misaine et au cabestan. Puis, apr�s amputation, il fallut encore couper huit autres tentacules qui faisaient donner au b�timent une forte bande sur tribord.     A ma connaissance, cet incident n'a jamais �t� cit� dans la litt�rature sur les c�phalopodes g�ants, . On notera cependant que la cr�ature est affubl�e de 11 appendices, ce qui fait 3 de trop pour un poulpe, et encore un de trop pour un calmar g�ant Architeuthis, qui reste malgr� tout l'explication la plus plausible.
"Quelques ann�es apr�s, dans le golfe du Mexique, on aper�ut un batracien � t�te de grenouille, aux yeux saillants, pourvu de deux bras glauques et dont les larges mains saisirent le plat-bord d'une embarcation. Six balles de revolver firent � peine l�cher prise � cette "manta", dont les bras se reliaient au corps par une membrane semblable � celle des chauves-souris, et qui jeta l'�pouvante dans ces parages du golfe.    Il s'agit � l'�vidence d'une raie manta (Manta birostris).
"En 1873, c'est le cutter Lida [sic], qui dans le d�troit de Sleat, entre l'�le de Skye et la terre ferme, rencontre une masse vivante par le travers de son sillage. C'est le Nestor qui, entre Malacca et Penang, passe non loin d'un g�ant oc�anique long de deux cent cinquante pieds, large de cinquante, � t�te carr�e, z�br�e de bandes noires et jaunes, ressemblant � une salamandre.     Il s'agit en fait du serpent-de-mer du Leda (1872) et du Nestor (1876).
"Enfin, en 1875, � vingt milles du cap San Roque, pointe nord-est du Br�sil, le commandant de la Pauline, George Drivor, croit apercevoir un �norme serpent enroul� autour d'une baleine comme un boa constrictor. Ce serpent, � couleur de congre, qui devait mesurer de cent soixante � cent soixante-dix pieds de longueur, jouait avec sa proie et finit par l'entra�ner dans l'ab�me."     Il s'agit en fait du capitaine Drevar.

    Arriv� au large du Kamtchatka, le Saint-Enoch sera remorqué sur une distance énorme à une allure considérable, emporté par un tsunami (raz-de-marée) et non remorqué par le monstre, comme le pensait le tonnelier Jean-Marie Cabidoulin, toujours prêt à verser dans le fantastique.

    Le village a�rien, publi� �galement en 1901, est un des moins connus de Jules Verne, o� l'auteur imagine une population "d'hommes-singes" bip�des, appel�s Wagddis, dans la for�t du Congo. Jules Verne s'inspire pour partie du pith�canthrope de Java, que l'on consid�rait � cette �poque comme le "cha�non manquant" entre le singe et l'homme :

"Leur station, identique � celle de l'homme, indiquait qu'ils avaient l'habitude de marcher debout, ayant ainsi droit � ce qualificatif d'erectus donn� par le docteur Eug�ne Dubois aux pith�canthropus trouv�s dans les for�ts de Java, � caract�re anthropog�nique que ce savant regarde comme l'un des plus importants de l'interm�diaire entre l'homme et les singes conform�ment aux pr�visions de Darwin.
"Si les anthropologistes ont pu dire que les plus �lev�s des quadrumanes dans l'�chelle simienne, ceux qui se rapprochent davantage de la conformation humaine, en diff�rent cependant par cette particularit� qu'ils se servent de leurs quatre membres quand ils fuient, il semblait bien que cette remarque n'aurait pu s'appliquer aux habitants du village a�rien."

    Jules Verne aurait �t� ravi de savoir qu'une vingtaine d'ann�es plus tard, on allait d�couvrir en Afrique du Sud, les restes d'un hominid� encore plus ancien que le pith�canthrope, � savoir l'australopith�que. Et chose amusante, des cr�atures humano�des et velues �voquant ces australopith�ques sont signal�es dans les for�ts de l'ancien Congo belge, sous le nom de kikomba et kakundari.

Pour en savoir plus :

SAINT-HILAIRE (Auguste de) :
1846 Sur le minhoc�o des Goyanais. Comptes-Rendus de l'Acad�mie des Sciences, 23 : 1145-1147 (28 d�cembre).

VERNE, Jules
1864 Voyage au centre de la Terre. Paris, Hetzel.
1867 Les Enfants du capitaine Grant. Paris, Hetzel.
1869 Vingt mille lieues sous les mers. Paris, Hetzel.
1880 La Jangada. Paris, Hetzel.
1901 Les histoires de Jean-Marie Cabidoulin. Paris, Hetzel.
1901 Le village a�rien. Paris, Hetzel.