La revue Europe (1923-1939). Du pacifisme rollandien à l'antifascisme compagnon de route - Persée
- ️Racine-Furlaud, Nicole
- ️Tue Apr 05 2016
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La revue Europe (1 923-1 939).
Du pacifisme rollandien à l'antifascisme
compagnon de route
1 . On se reportera à l'ouvrage de Joseph Kvapil, Romain Rolland et les amis d'Europe, Prague, Acta Universitatis Palackianae Olomucensis 48, Philologica XXVII, 1971, qui consacre une trentaine de pages à l'histoire d'Europe pendant l'entre-deux-guerres. On consultera avec profit l'article de Pierre Abraham, «La naissance d'une revue», Europe, sept.-oct. 1973, p.5-13. Sur Européen l'Allemagne, on se reportera à Janine Buenzod, «Sur le fil du rasoir : les intellectuels français et le défi allemand (le problème du pacifisme et la mobilisation contre la nazisme)», dans La Paix et la guerre dans les lettres françaises de la guerre du Rifà la guerre d'Espagne (1925-1939), Reims, Presses Universitaires de Reims, 1983, p. 89-97. Je renvoie également à mon étude sur «La revue Europe et l'Allemagne 1929-1 936» dans Entre Locarno et Vichy, Les relations culturelles franco-allemandes dans les années trente, sous la direction de Hans Manfred Bock, Reinhart Meyer-Kalkus, Michel Trebitsch, Paris, CNRS Editions, 1 993, ainsi qu'à ma communication : «La revue Europe et le pacifisme dans les années vingt», in Colloque international de Reims : Le pacifisme en Europe des années vingt aux années cinquante, sous la dir. de Maurice Vaïsse, à paraître aux Ed. Bruy- Ianten1993.
Fondée en février 1923 sous le patronage moral de Romain Rolland, la revue Europe1, au titre précurseur pour l'époque, a joué un rôle original dans la cristallisation du pacifisme intellectuel né de la Première Guerre mondiale2. Animée par des intellectuels de générations différentes mais tous marqués par la guerre, elle devint un foyer d'idées et d'action pacifiste qui intervint à plusieurs reprises dans le débat public, au début des années vingt au sujet de la reconstruction de l'Europe, comme au début des années trente au moment de la montée des périls. Son histoire est, à bien des égards, emblématique du destin de la gauche intellec- tuelle française qui, au début des années vingt, a rejeté le communisme et s'est reconnue dans l'idéal rollandien de « l'indépendance de l'esprit » et qui, à la fin des années trente, se retrouve « compagnon de route » du communisme dans la lutte contre le fascisme.
Un premier réseau rollandien
Dès la fin des hostilités, Romain Rolland eut l'idée d'une revue de culture internationale. Il en fait mention dans une lettre à Tagore en août 1 91 9. Il écrit à Einstein en avril 1922 pour lui demander de collaborer à la future revue; il lui en parle comme « d'une grande revue française de pensée libre et vraiment internationale - en dehors de tout parti politique ou social, et même en laissant la politique résolument de côté. Nous voudrions qu'elle fût un centre de ralliement pour la pensée littéraire, scientifique, artistique, philosophique, dans ce qu'elle a d'universellement humain »3. Romain Rolland tient à ce que la future revue soit ouverte à tous les courants de pensée, en dehors des partis politiques; il vient d'ailleurs dans sa fameuse controverse avec Henri Barbusse (fin 1 921 - début 1 922) de refuser avec éclat d'aliéner l'indépendance de sa pensée et de se rallier à la théorie et à la pratique du communisme bolchevik, comme le lui propose le fondateur de « Clarté »4.
Le poète René Arcos5 qui a fait partie du petit cercle d'écrivains, d'artistes et de militants qui se sont groupés autour de Romain Rolland pendant la guerre en Suisse, accepte de prendre en charge les destinées d'Europe (dont il trouve le nom) avec le titre de rédacteur en chef; il va partager le titre avec Paul Colin,
tique d'art belge, qui a pris le parti de Romain Rolland dans sa revue, L'Art libre, lors de sa controverse avec Barbusse. Les Editions Rieder acceptent de publier la nouvelle revue.
A la veille du lancement d'Europe, Romain Rolland, comme on peut le constater à la lecture de ses Carnets et de sa correspondance6, s'inquiète du manque de préparation du projet, qu'aucun concours international n'ait été sollicité, que les membres de la petite équipe (Arcos, Duhamel, J.-R. Bloch, Vildrac, Werth et Colin) aient seulement donné leur accord de principe et que Duhamel, Vildrac, Durtain aient été déjà « agréés » (et agrégés par la Nouvelle Revue Française). Il se dit frappé par leur manque d'esprit pratique, par la « mollesse de conception » qu'il y a chez eux, qui « ne parviennent pas à sortir de leur tout petit cercle, qui est tout au plus une paroisse, une "Abbaye" ». Il déplore leur manque de curiosité d'esprit et que le seul qui ait des relations actives avec l'étranger, Paul Colin, ne s'intéresse qu'à l'art et à la littérature de l'Allemagne nouvelle « expressionniste ».
Romain Rolland aurait aimé qu'outre Arcos, la dirigent des personnalités comme Georges Duhamel (mais celui-ci s'éloigna) ou Jean-Richard Bloch, personnalités qui pourraient la marquer de leur empreinte. Dans ses Carnets de décembre 1922, Romain Rolland écrit que Jean-Richard Bloch est le seul « capable de sentir les battements de la puissante vie du monde et des vrais artistes qui en sont les voix »7; mais l'auteur de Carnaval est mort qui, effectivement, possède les dons d'un créateur et les convictions d'un intellectuel attiré par la politique, refusera de sacrifier son oeuvre d'écrivain à la direction d'une revue.
Romain Rolland dut se résigner à l'arrivée, en janvier 1924, d'Albert Cré- mieux, directeur des éditions Rieder, qui prend le titre officiel de directeur, assumant la direction de la revue jusqu'en 1932, Arcos restant rédacteur en chef jusqu'à l'arrivée de Guéhenno en 1929. De janvier 1925 à sa mort en décembre 1928, Léon Bazalgette, le traducteur de Walt Whitman en français, directeur de la collection « Prosateurs étrangers modernes » de chez Rieder, contribue à ouvrir Europe sur les littératures étrangères.
Romain Rolland, qui a espéré qu'Europe pourrait regrouper l'élite intellectuelle de tous les pays et devenir une grande revue d'idées de portée internationale, marqua assez vite sa déception. Après la publication de son Mahatma Gandhi (février, mars, avril, mai 1923), il ne donna plus que des textes politiques de circonstance; il faudra attendre la fin 1928 pour qu'il accepte de donner à Europe la primeur de ses travaux sur l'Inde. Cependant, si Europe n'a pas répondu aux ambitions que Romain Rolland a nourries pour elle, la revue s'affirme peu à peu, dans les limites plus modestes d'une revue de gauche française, ouverte sur les littératures étrangères et préoccupée par les problèmes internationaux. Après que Romain Rolland a imposé la publication du récit Kyra Kyralina du « Gorki balkanique », Panait Istrati, dans Europe en août 1 923, la revue, grâce à l'action de Bazalgette, Robertfrance et Guéhenno, publia aussi bien des romanciers de la jeune littérature soviétique comme Babel, Pil- niak, que des romanciers américains comme Dos Passos.
La génération qui anime Europe à ses débuts peut être appelée « rollandiste », si on entend par rollandisme, en ce début des années vingt, dépasser les frontières intellectuelles et politiques, et l'aspiration à un ordre international nouveau. Aux noms de René Arcos (né en 1881), de Paul Colin (1880), de Jean- Richard Bloch (1884), de Léon Bazalgette (1873), Georges Duhamel (1884) déjà cités, il faut ajouter ceux de Charles Vildrac (1882), Luc Durtain (1881), Georges Chennevière (1884), Léon Werth (1878).
La plupart de ces écrivains, comme Jean-Richard Bloch, Léon Bazalgette, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Luc Durtain, ont fait la guerre et en ont vu de près l'horreur. Certains ont signé la « Déclaration d'Indépendance de l'esprit » lancée par Romain Rolland le 26 juin 1919 (René Arcos, Léon Bazalgette, Jean-Richard Bloch, Georges Chennevière, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Léon Werth; la « Déclaration » a été aussi signée par Henri Barbusse); c'est dans leurs rangs qu'au lendemain de la fondation du mouvement Clarté par Barbusse, en mai 1919, se forme, au sein du Comité directeur, le petit groupe d'amis de Romain Rolland