Poings levés et bras tendus. la contagion des symboles au temps du front populaire - Persée
- ️Burrin, Philippe
- ️Thu Jul 18 2019
POINGS LEVES ET BRAS TENDUS
LA CONTAGION DES SYMBOLES AU TEMPS DU FRONT POPULAIRE
Philippe Burrin
Si Marx ne prisait guère la Révolution française costumée à l'antique, les partis marxistes du Front populaire coiffèrent le bonnet phrygien. Mieux : pour prendre leurs nouvelles Bastilles, ils levèrent le poing, défilèrent en chœur et colorèrent les chemises de leurs jeunes troupes. Sans doute, cette activation du symbolique combat la contagion des gesticulations du fascisme. Mais Philippe Burrin sait lire de l'inquiétude et des faiblesses dans ces manifestations spectaculaires de l'espoir de « 36 ».
Le champ du Front populaire a été, pour l'essentiel, tourné et retourné par les historiens. La conclusion de l'alliance entre le Parti socialiste et le Parti communiste à l'été 1934, son élargissement au Parti radical l'année suivante, la victoire électorale et l'expérience gouvernementale, tout cela a fait l'objet de travaux érudits qui ont mis en lumière les calculs et les œillères des principaux acteurs, la confrontation des idéologies et la pression des structures, les espoirs et les inquiétudes des différents secteurs de l'opinion publique. Pourtant, et paradoxalement si l'on considère sa situation éminemment visible, un secteur de ce champ est resté en friche : celui du Front populaire comme lieu de production et de consommation de
symboles politiques, comme période privilégiée d'effervescence symbolique et rituelle telle qu'il n'y en eut pas de comparable dans la France de ce siècle.
Le spectaculaire succès d'un geste comme le poing levé, la mise en scène de manifestations et de fêtes grandioses, la réappropriation massive de la tradition révolutionnaire nationale, autant d'expressions d'une activation symbolique qui donna au paysage politique des années 1934-1936 son visage particulier. Composante de la réalité vécue par de nombreux Français, cette activation fut, avec les nuances que l'on verra, le produit d'une politique délibérée de la part des partis ouvriers, une politique dont tout le propos était de resserrer la réunion des fidèles par le partage d'une identité et d'une finalité émotionnellement éprouvées, de rehausser la dimension communautaire plutôt qu'associative de leur engagement. L'essai qui suit n'a d'autre ambition que d'explorer sous cet angle la démarche des deux partis marxistes français dans le cadre de leur lutte antifasciste. Avant d'y venir par le détour de l'expérience de l'Allemagne de Weimar qui fut en quelque sorte le laboratoire de tout ce phénomène, il faut commencer par situer le mouvement marxiste dans son attitude envers le symbolisme politique et rappeler la position de cet ennemi fasciste qui le défiait.