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Frédéric Lordon (Dir.), Conflits et pouvoirs dans les institutions ...

  • ️Lamarche, Thomas
  • ️Wed Mar 11 2009

1Cet ouvrage collectif, édité sous la responsabilité de Frédéric Lordon, est profondément ancré dans la pensée régulationniste ; il en découle une certaine façon de voir et de penser les rapports de pouvoirs qui renouvelle et renforce l’analyse de la dynamique des rapports sociaux propres au capitalisme. Conjointement, il constitue un axe de renouvellement, de renforcement et de dynamisation pour la compréhension des rapports sociaux du capitalisme.

2Le présent ouvrage nous semble important, le lecteur de cette note le saisira rapidement, car il noue, ou renoue pour être exact, de façon directe et assumée avec le politique, en y puisant les outils d’une caractérisation du capitalisme (dans une position assumée de critique du capitalisme). C’est peut-être une des originalités fondamentales de la théorie de la régulation que de penser la théorie dans une acception somme toute très méthodologique, en construisant des concepts, en fin de compte très mésoéconomiques qui permettent une caractérisation située, historicisée. En affirmant une posture attentive au réel, et à l’enquête tout particulièrement, l’ouvrage défend une économie en phase avec les sciences sociales dans leur ensemble. Comme le précise Frédéric Lordon : « aller voir est le geste spontané que l’économie politique hétérodoxe partage le plus volontiers avec les autres sciences sociales » (p. 324). Cet « aller voir » (p. 323 et s.) se nourrit de travaux de terrain pluridisciplinaires, il façonne une communauté de vue, de méthode et, d’un certain point de vue, d’exigence. Cela permet à Frédéric Lordon de renvoyer la « New political economy » à la maigreur de son approche politique. L’enjeu de fond de l’ouvrage, et de ce qu’il propose comme programme ou méthode, est de forger une approche du politique qui accepte et internalise les formes de conflits, et cela particulièrement pour éclairer les mécanismes qui gouvernent la genèse des institutions.

3Les auteurs réunis dans cet ouvrage investiguent en profondeur et en finesse les mécanismes qui éclairent la genèse et le changement des institutions. C’est un peu comme si l’enjeu central, qui est aussi celui de la théorie de la régulation, pour contribuer à une économie politique du capitalisme, était de mettre à jour les conditions de production des règles et institutions.

4Le titre de l’ouvrage Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme est à lui seul un condensé du programme de recherche régulationniste. Ré-instiller ou, plus sûrement, accepter les modalités multiples et variées du conflit et les enjeux de la domination constitue, non pas une nouveauté, mais un atout certain, permettant de faire face à la question sensible du compromis.

5Comme le présente Frédéric Lordon à propos de l’unité méthodologique des chercheurs ici rassemblés, il n’y a pas à chercher une marque de fabrique ou un dogme, car nombreux sont les chercheurs à travailler sur ou à partir de terrains. Et c’est évident dans les sciences sociales. C’est d’ailleurs une des sources de recomposition de la pensée économique en phase avec différentes composantes ou manières de penser les sciences sociales… Mais au sein des sciences économiques, réaffirmer comme mode de pensée, comme méthode, voire comme ambition, que le politique est au cœur des rapports sociaux et que l’on doit descendre dans le réel – ou (re)partir du réel – pour saisir et analyser les faits et les processus, oui cela constitue un point de ralliement hétérodoxe.

  • 1  Orléan A., (2005), « La sociologie économique et la question de l’unité des sciences sociales », L (...)

6Sans venir ici plus en détail sur le terrain de la relation avec la sociologie économique, l’ouvrage renvoie de façon assez lisible à la critique qu’adresse André Orléan à la nouvelle sociologie économique1 : il s’agit de trouver des espaces de discussion, de définir des modalités d’échanges et d’enrichissement entre sociologues et économistes (et plus largement, dans les sciences sociales : anthropologie, droit, histoire, géographie…) et non de renvoyer l’économie à l’analyse néo-classique dominante. Il me semble que nous progressons sur la voie d’une discussion de ce qui nous « est commun », pour reprendre l’expression d’André Orléan, voie qui ouvre vers la thématique de l’unidiscipline des sciences sociales qui n’est pas à proprement parler l’objet de l’ouvrage, mais qui traverse ses manières de penser. L’outillage analytique qui nourrit l’économie politique hétérodoxe dans son ensemble, et la théorie de la régulation dans ses particularités, enrichit la critique et constitue en ce sens un puissant enjeu pour l’économie : pour l’économie en tant que science ou discipline, et pour l’économie considérée en tant que fait social.

7Une tension toute particulière ressort de l’ouvrage entre un travail de terrain, historicisé, juridique, sociologique, anthropologique… et une remontée en généralité permettant de / visant à / caractériser les mécanismes fondamentaux, les institutions, leur engendrement et leur transformation…

8Cette tension particulière, cette difficulté pour le chercheur reconnaissons-le, est une posture que l’économie politique requiert, mais que la pente « scientifique » (formaliste et techniciste) actuelle des sciences économiques rend marginale ou délicate. Dans ce sens, l’ouvrage et ses contributions portent en eux, une posture scientifique forte et il me semble que la Revue de la régulation ne peut que se sentir en phase.

9Cette posture au sein des sciences sociales et des sciences économiques nous renvoie à ce double projet d’unidiscipline dans les sciences sociales et de théorie générale des institutions, que l’on retrouve particulièrement chez André Orléan et Frédéric Lordon. Sociologues et économistes travaillent ici de concert. L’économie politique hétérodoxe, comme le précise Frédéric Lordon, « joue à fond le rapprochement des disciplines » (p. 16). Une réflexion sur la tension entre la notion d’unidiscipline, qui pourrait laisser entendre la construction d’un nouveau paradigme, voire d’une nouvelle doxa, et la pluralité des modes de pensée qui pourraient trouver place en son sein serait profitable. En effet, la perspective de rétrécir la pensée critique en la regroupant sous une bannière, ou plus encore en la figeant au sein d’une discipline, constituerait une perspective de fermeture et non d’ouverture. Par contre, travailler à déterminer ce qui est commun aux sciences sociales, en insérant l’économie en son sein, pour veiller à définir ce qui nous unit face à des objets dont la nature est sociale et politique peut constituer une démarche constructive. Et cela à la condition que l’on pense la discipline comme suffisamment plastique pour y laisser s’épanouir des pensées multiples. En somme, et pour l’analyse régulationniste cela ne devrait pas poser souci : il convient de penser l’unité dynamique au-delà des contradictions ou des conflits.

10On pourrait cependant opposer à Frédéric Lordon que le qualificatif d’hétérodoxe risque de marginaliser un peu plus encore la pensée institutionnaliste critique comme marginale, ce que nous ne connaissons que trop. Mais comment penser les chemins d’une démarginalisation (voire d’une réhabilitation) ? La dénomination d’« économie politique hétérodoxe » est-elle pertinente ? Ne participe-t-elle pas à son propre retrait vis-à-vis de la pensée économique dominante ?

11Pour éviter cette position intrinsèquement marginale, nombreux sont les économistes critiques qui ouvrent les voies d’une recomposition d’une pensée d’économie politique à l’extérieur des sciences économiques (notamment en dehors des instances qui structurent en France les sciences économiques), visant la (re)construction d’une discipline distincte, dans l’esprit de la nouvelle sociologie économique ou de la socio-économie. Mais ces deux dernières perspectives ne laissent-elles pas l’économie en tant que discipline aux économistes standards ?

12Pour élargir à un propos qui n’est pas l’objet du livre, il semble possible de situer trois voies ou stratégies qui coexistent : construction d’une nouvelle discipline (une économie politique institutionnaliste), action collective d’un pôle hétérodoxe d’insiders, réimplantation de l’économie (politique) au sein des sciences sociales, que celle-ci soit motivée ou non par les perspectives d’une unidiscipline.

13Comment fonder/qualifier/nommer une pensée économique qui ne renvoie pas à une posture d’outsider au sein des institutions professionnelles ? Il ne s’agit pas de nier qu’il y a dans les sciences économiques une pensée dominante, qui peut justifier la caractérisation d’hétérodoxie, il s’agit de savoir comment fonder, au sein des sciences sociales et non ailleurs, un espace institué qui permette le développement d’une pensée proprement économique, située, institutionnaliste, historicisée. Ce n’est donc pas tant une hétérodoxie, mais une discipline à part entière, profondément ancrée et reconnue institutionnellement qui pourrait être l’enjeu de la période. À quand une section « économie institutionnelle », voire « économie politique » au CNU ?

Des approches variées des institutions économiques

14Les contributions de l’ouvrage, comme les synthétise Frédéric Lordon, « toutes ont en commun de montrer in situ les opérations de la grammaire de la puissance par laquelle sont saisies les institutions du capitalisme… » (p. 326) La méthode propre à cette économie politique hétérodoxe, qui conclut l’ouvrage (sans que pour autant ce soit un manifeste signé par les auteurs) vise à caractériser les « formes variées de la domination économique ».

15L’ouvrage situe l’ambition à une échelle mésoéconomique, qui tranche avec le fondement macro de la théorie de la régulation, insistant sur les combinaisons multiples que l’on doit saisir entre les logiques de l’action à l’échelle microéconomique et les régularités macroéconomiques. La thèse qui nous paraît relever d’une mésoéconomie institutionnaliste consiste à saisir ce qui construit les modalités de l’action, à définir les cadres juridiques, institutionnels, politiques, intellectuels qui encapsulent l’action des agents, pour reprendre les termes de Sabine Montagne.

16La contribution d’André Orléan vise à produire une théorie de l’économie marchande qui place en son centre le rapport monétaire. Il s’agit ainsi de saisir la manière dont le rapport salarial s’intègre à l’ordre monétaire. La thèse d’André Orléan prend à revers nombre d’approches de la monnaie en montrant qu’on ne peut se satisfaire d’une monnaie qui n’interviendrait qu’après l’émergence d’une économie marchande. Saisir les liens entre l’ordre monétaire et le rapport salarial, et travailler le fait monétaire en termes d’institution de la puissance et de la domination, est non seulement une méthode forte, qu’André Orléan a par ailleurs longuement explorée, mais permet aussi de saisir une des raisons de l’effacement des recherches sur le rapport salarial dans les années 1990-2000.

17La monnaie constitue le cœur de la mesure de la valeur, les règles de monnayage sont ainsi des institutions de pouvoir majeures. La monnaie est ainsi saisie comme instrument de la puissance. Il convient de faire une analyse conceptuelle et historicisée pour saisir comment les échanges marchands, et le rapport salarial en l’occurrence, ne peuvent exister hors de la monnaie.

  • 2  Théret B. (éd.), La monnaie dévoilée par ses crises, Paris, éditions de l’EHESS, 2008. Voir la not (...)

18Alexandre Roig propose une analyse qui n’a pas la même portée conceptuelle. Il s’agit pour lui de comprendre un moment et un processus qui se condensent dans des événements, des relations de personnes, des conflits, des idées… et cela en vue de « lancer la convertibilité » en Argentine en 1991. Alexandre Roig mène une investigation au plus proche du terrain et des acteurs de cette décision, il propose une mise en perspective des modalités de cette décision. Il y a dans la réflexion sur ce cas une volonté d’aller chercher les modalités fines des tensions qui n’est pas sans rappeler La monnaie dévoilée par ses crises2.

19En travaillant sur le troc comme forme monétaire et non comme régression (ou un moment primitif), Pepita Ould-Ahmed interroge la nature de la monnaie. Elle ne se contente pas de qualifier la monnaie par une de ses fonctions (moyen de circulation). Elle nous montre ainsi comment il faut accepter d’interroger la monnaie pour montrer que la notion de transaction monétaire diffère de la notion de transaction avec monnaie. Le cas du troc, dans lequel des biens jouent le rôle de monnaie n’est pas un retour en arrière, il y a bien dans le cas présent, nous dit Pepita Ould-Ahmed, un fait monétaire. La prise de position contre une vision classique, fonctionnelle de la monnaie est importante, le troc assure pleinement le rôle de la monnaie, y compris son rôle sacré, symbolique. Ayant un pouvoir libératoire, la marchandise qui sert au troc agit bien en tant que monnaie. Dans ce sens, le troc est un système institué, à travers notamment des réseaux de troc. Pepita Ould-Ahmed nous montre ainsi de quelle façon les institutions, les règles de monnayage (ici celles du troc), façonnent les comportements des acteurs. C’est une position théorique forte, qui permet de situer les modalités de l’action des acteurs. Ses travaux permettent notamment d’opposer à l’idée de crise de la monnaie couramment avancée, celle de crise de l’ordre monétaire, en se référant ainsi à un ordre politique. Ce politique n’est pas seulement constitué à l’échelle de l’État, en effet les fondements de la confiance reposent, dans le cas présent, sur des réseaux anciens, issus de la période soviétique. En fin de compte, l’approche empirique permet de s’attaquer aux illusions de la pensée classique en matière de monnaie, qui dans le cas présent ne fournit pas de repères permettant de saisir d’autres formes monétaires en usage. Une fois encore, c’est la situation de crise qui permet de révéler la nature de la monnaie.

20La démarche de Ramine Motamed-Nejad est de nature plus directement socio-politique. Son travail repose sur une analyse du système de pouvoir dans l’Iran post-révolutionnaire (1979 et suite) qu’il appréhende dans ses interactions avec l’ordre monétaire. Et cette démarche est en résonance avec un aspect patrimonial du pouvoir : ordre politique et ordre monétaire sont ainsi situés dans un ordre patrimonial. À nouveau, à l’instar du travail de Pepita Ould-Ahmed, nous trouvons une analyse de la monnaie qui part du politique. Ramine Motamed-Nejad analyse le processus par lequel le pouvoir religieux assoit son hégémonie sur et par la monnaie. Construire, capturer et façonner les règles de monnayage est, nous le saisissons à nouveau, un enjeu de pouvoir crucial. Les exemples historiques et géographiques fournissent autant d’occasions de travailler sur le changement des institutions, changement qui ne se comprend que situé dans les conflits de pouvoirs.

21Sabine Montagne s’attèle à un objet lancinant des transformations économiques des vingt dernières années, les fonds de pension, en ouvrant sur une problématique fondamentale : la construction des règles juridiques et leurs effets sur le comportement des acteurs. Il s’agit de saisir l’engendrement des règles tout en comprenant le rôle des acteurs dans la production de ces règles, en pensant notamment les formes de captation de la règle. Il s’agit pour Sabine Montagne de qualifier le retournement qui s’opère dans la firme aux dépens du salariat et le pouvoir pris par les marchés financiers. Ce pouvoir s’appuie sur la maîtrise des Trusts, il conduit à une financiarisation du rapport salarial dans le sens d’une soumission de l’emploi et des règles salariales aux modalités de rémunération des fonds d’investissement. Les relations salariales sont mises sous tension par les représentations véhiculées par la finance.

22L’analyse de Sabine Montagne renvoie à une analyse économique du droit en lien à l’action économique et aux conditions de production de ce droit. Elle nous montre de quelle façon « la tradition institutionnaliste invite à prendre en compte le droit à trois niveaux : en tant que cadre canalisant les métamorphoses du capitalisme selon une certaine “logique des institutions” ; en tant que structure d’action “encapsulant” les comportements à l’intérieur de principes généraux, définis abstraitement selon une méthode structurale ; en tant que réseau de règles dont le sens, défini empiriquement, contribue à créer un “régime d’action” » (p. 233). En visitant précisément le mécanisme du Trust, Sabine Montagne produit une clé précieuse pour comprendre un rouage juridique essentiel du capitalisme patrimonial. C’est une fois encore en rendant intelligibles les modalités d’un conflit de pouvoir que l’on peut saisir les institutions du capitalisme, en s’attelant à prendre le droit et les règles comme des objets construits dans les rapports sociaux de production et de répartition.

23Neil Fligstein et Tae-Jin Shin s’intéressent aux modalités de basculement des entreprises américaines vers la valeur actionnariale. Ils nous montrent ainsi de quelle façon ce mode de pensée s’est imposé, et cela par secteur. Le mélange de concurrence, d’imitation et de croyances collectives fonde une sorte d’injonction à se soumettre à la logique de production de la valeur actionnariale. L’article vise, comme la plupart des contributions de l’ouvrage, à saisir le comportement des acteurs en tant que construit (social et politique). Les auteurs nous donnent ainsi une lecture de la construction sociale du downsizing et de quelques modes managériales des années 1990-2000. Le fil conducteur est l’accroissement du retour sur actif… alors même que la preuve de la profitabilité de telles modes ou méthodes n’est pas avérée. La mise à distance du travail et des salariés, de moins en moins parties prenantes et de plus en plus simples facteurs de production est un des effets induits. Cela nous renvoyant à nouveau à une tension entre les structures de la finance et le rapport salarial.

24En fin de compte, les contributions font alterner la question des moments durant lesquels se condensent les rapports sociaux et se trament les transformations historiques et celle des structures de l’action, qui permet de traiter des cadres dans lesquels agissent les acteurs. L’ouvrage nous rappelle le besoin impérieux de travaux fins, historicisant la production des règles, montrant les spécificités politiques et locales des règles, dans le but de déconstruire les mécanismes économiques et les institutions qui leur donnent vie.