Regards croisés sur la soft law en droit interne, européen et international | Pascale Deumier et Jean-Marc Sorel
- ️Tue Jan 29 2019
Pascale Deumier et Jean-Marc Sorel (dir.), Regards croisés sur la soft law en droit interne, européen et international, Paris : LGDJ, coll. « Contextes – Culture du droit », 2018, 491 p.
Compte rendu par Florian Couveinhes Matsumoto (École normale supérieure, Paris)
Ni les historiens du droit, ni les juristes internistes, ni les européanistes, ni les internationalistes ne sont au clair sur ce que recouvre la notion de soft law. Ces termes de « soft law », « droit mou » ou « droit souple » sont en effet des formules doctrinales plutôt que des expressions tirées d’énoncés normatifs ou décisionnels. David Deroussin montre même dans sa contribution qu’il n’y a simplement aucun rapport chronologique entre l’existence d’actes ou de normes relevant a priori de la soft law – des actes et des normes qu’on trouve aussi bien en droit romain ou au Moyen-Âge qu’aujourd’hui – et l’invention et les usages doctrinaux de l’expression « soft law » ou de ses équivalents français. Ce qui revient à dire que cette invention et ses usages sont les fruits de choix délibérés de la part des universitaires dont les motifs et finalités doivent alors être recherchés.
Afin de mener cette recherche, il faut désormais compter avec le très substantiel ouvrage qu’ont dirigé Pascale Deumier et Jean-Marc Sorel, et auquel ont participé d’éminents spécialistes des droit français – privés et surtout publics –, du droit international – privé et surtout public – et dans une moindre mesure du droit européen et de théorie du droit. Ce que ses directeurs présentent comme son principal intérêt est en effet de « croiser les regards » sur la ou le soft law (le genre de l’expression franglaise étant débattue par plusieurs contributeurs) ou plutôt de croiser les discours des universitaires de différentes disciplines, nationalités et périodes sur la soft law.
Si l’on compare ces discours d’une manière qui fait fi de leur contexte, des fins de ceux qui les ont tenus, de leur discipline ou de la période dans lesquelles ils se sont prononcés, l’impression générale est celle d’un immense chaos : certains auteurs promeuvent la soft law et dénoncent dans une veine libérale un droit positif inamovible, excessivement rigide et autoritaire (mais presque toujours sans expliciter au regard de quel impératif politique ou éthique), tandis que les seconds pointent le danger de laisser les puissants fixer la norme de leur propre comportement, ou obscurcir par leurs discours et les incertitudes des pouvoirs publics, ce que selon le droit, ils peuvent et ne peuvent pas faire. De même, tandis que les uns promeuvent les pratiques associées à l’expression « soft law » – édiction privée de règles, régulation publique plutôt que réglementation, procédure de clémence plutôt que recours au juge, name and shame plutôt que sanctions pécuniaires –, les autres les regrettent et tentent d’en limiter le recours ou la portée.
À cette remarquable variété des jugements de valeur s’ajoute celle des définitions de la soft law suivant les auteurs et suivant les droits : non seulement la définition de la soft law en droit administratif français n’est pas la même qu’en droit de l’Union européenne et en droit international, mais à l’intérieur même de chacune de ces branches, les auteurs sont en désaccord sur ce qui relève de la soft law. Les juridictions clarifient-elles les choses ? Non, Franck Latty explique par exemple que les tribunaux internationaux ne recourent pas au soft law de manière plus uniforme que les universitaires, tandis que Maryline Grange souligne que « le Conseil d’État-juge n’a pas fait sienne la définition du droit souple du Conseil d’État-conseil ». Le choix du premier d’accueillir les recours contre certains actes de soft law ne fait de toute façon pas l’unanimité.
Un des rares points d’accord de tous les contributeurs n’est pas rassurant : il est que les actes rangés ou parfois rangés dans la catégorie soft law sont particulièrement hétérogènes. Qui voudrait en faire la liste ne terminerait jamais son travail, tandis que celui qui chercherait un noyau dur à la notion vivrait des heures compliquées. Les fonctions possibles de la soft law (informer, proposer, préciser, recommander, etc.) sont aussi diverses que ses rapports au hard law (la soft law peut le préparer, s’y substituer, empêcher son adoption ou son entrée en vigueur, l’interpréter, le « compléter », en faciliter l’application ou la compréhension ou la mise en œuvre, etc.).
Si la notion est si large, si malléable et si incertaine, comprendre la signification de ses usages implique inévitablement un détour par l’étude de sa généalogie, une étude que l’ouvrage facilite particulièrement. En effet, un autre point d’accord de tous les contributeurs est que c’est d’abord la doctrine internationaliste qui s’est intéressée à la notion de soft law et en a débattu, dans les années 1970 et surtout 1980. Si elle – ou plutôt certains de ses membres – ont employé la notion de soft law à propos des actes concertés non-conventionnels, de traités au contenu vague, et surtout de résolutions « non-contraignantes » de l’Assemblée générale des Nations unies, c’était en vue de remettre en cause des règles de droit conventionnel ou coutumier que la plupart des États récemment décolonisés jugeaient inéquitables. L’idée était d’opposer les opinions et pratiques des nouveaux États à des règles coutumières reconnues, qui s’appuyaient quant à elles presque exclusivement sur les opinions et pratiques des États colonisateurs ; elle était aussi d’accorder davantage d’importance au nombre d’États souhaitant une règle (à l’Assemblée générale), qu’à l’expression formelle du consentement à être lié (et donc qu’aux traités). Bref, les partisans de la soft law étaient des militants favorables au Nouvel ordre économique international et au droit du développement (M. Bedjaoui, G. Abi-Saab, A. Pellet, etc.), tandis que leurs opposants, essentiellement européens, y étaient beaucoup moins favorables.
Chacun sait qui a gagné dans cette querelle puisque « le nouvel ordre économique international et le droit du développement ont été emportés par la vague néolibérale des années 1990, qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui » (Hervé Ascensio) et qui s’est, quant à elle, avant tout inscrite dans le droit international le plus « dur » (les traités d’investissements, les accords de libre-échange). Dans le droit de l’Union européenne et le droit public français en revanche, la vague néolibérale est largement passée par la promotion et l’emploi massif de la soft law. Si beaucoup d’universitaires s’y sont opposés aux côtés du Conseil d’État, d’autres ont travaillé – dès les années 1980 pour les publicistes, et surtout dans les années 2000 pour les privatistes – à sa diffusion et à sa reconnaissance. C’est en partie à la suite de ces pressions que le Conseil d’État a fini par baisser les bras dans les années 2010, avec un rapport plutôt favorable en 2013 et les affaires Numericable et Fairvesta International en 2016.
Dans toute cette période, les deux fonctions politiques complémentaires remplies par la notion de soft law ont été de justifier « l’adoucissement » de la réglementation économique et financière d’une part, et « l’autorégulation » des grands acteurs économiques d’autre part. La valorisation de ces deux objectifs a été obtenue en appliquant le mot « droit » aux produits de ces deux politiques (une soft law publique d’une part, une soft law privée d’autre part), en leur attachant ce faisant les connotations positives et l’autorité véhiculés par le mot « droit » (une technique bien identifiée par Pierre Brunet). La soft law publique et la soft law privée ont marché main dans la main, ce qu’a traduit à sa manière le choix doctrinal de désigner d’une même expression ces deux ensembles bien différents. Naturellement, cette évolution a aussi touché le droit international où elle a aussi « rév[élé]de façon de plus en plus manifeste, une privatisation de l’autorité et de l’exercice du pouvoir politique » (François Brunet). Comme en droit de l’Union européenne ou en droit français, on y trouve d’un côté une protection juridique « dure » des intérêts et pouvoirs des grands acteurs économiques, et des obligations seulement soft pesant sur eux en matière d’écologie ou de droits de l’homme – la fameuse « responsabilité sociale des entreprises ».
À travers l’histoire de la soft law, le lecteur prend peu à peu conscience de l’intérêt stratégique de cette notion doctrinale, des groupes sociaux et des finalités qu’elle a servis, et que sert aujourd’hui tel ou tel de ses usages. En permettant ainsi aux universitaires de se servir du langage juridique de manière plus consciente, ce livre choral leur rend un fier service. Il servira également indirectement aux citoyens, si les universitaires informés entendent les aider à prendre en main leur destin à travers la maîtrise de ce langage.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ds (29 janvier 2019). Regards croisés sur la soft law en droit interne, européen et international | Pascale Deumier et Jean-Marc Sorel. Droit & Société. Consulté le 11 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/nxfv