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L’onction

  • ️Buhot de Launay, Marc
  • ️Fri Jun 05 2015

Résumés

Partant du rite en général et de sa fonction anthropologique et sociale, il s’agit de montrer comment le passage du mythe à sa critique dans la forme symbolique « religion » en modifie la structure. L’exemple analysé est celui du rite d’onction tel qu’il se maintient depuis celle de Saül jusque dans le rituel du sacre royal et dans son abolition sous la Convention. Une hypothèse est avancée quant à la source possible, du point de vue symbolique, d’un tel rite. Cette source est une élaboration d’abord discursive et réflexive sur le mixte entre un signe matériel dont la nature est indifférente et la signification dont on le crédite.

Starring from the rite in general and from its anthropological and social function, the aim of this article is to show how the passage from the myth to its critique in the symbolic form of “Religion” modifies its structure. The example that will be analyzed here is the anointment rite as it is being maintained, from Saul’s anointment to the Royal anointment and its abolition under the Convention. A hypothesis is being suggested to explain the possible source, from a symbolic standpoint, of such a rite. This source is a discursive and reflexive elaboration on the combination between the material sign, which nature is indifferent, and the meaning it is being credited with.

Partiendo del rito en general y de su función antropológica y social, se trata de mostrar cómo el pasaje del mito a su crítica en la forma simbólica “religión” modifica su estructura. El ejemplo analizado es el rito de la unción, tal como se mantiene desde la unción de Saúl hasta el ritual de la consagración real, y en su abolición bajo la Convención. Una hipótesis se propone en cuanto a la fuente posible, desde el punto de vista simbólico, de un rito semejante. Esta fuente es una elaboración en principio discursiva y reflexiva sobre la mezcla entre un signo material cuya naturaleza es indiferente y el sentido que se le acredita.

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Texte intégral

  • 1 Cf. également, 1968, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », in Sociologie et anthropologi (...)
  • 2 C’est-à-dire par délimitation, différenciation, voire singularisation (ce que les autres communauté (...)

1La vision générale des rites les assimile la plupart du temps à des pratiques cultuelles lato sensu propres à des sociétés régies par le « mythe », par la croyance en des forces agissant partout dans le monde (mana), par ce qu’on appelle l’animisme. Pareille préférence correspond d’ailleurs à la conception développée par Max Weber et qui découle tout naturellement de l’hypothèse d’un désenchantement progressif du monde à partir du moment où s’installe véritablement la rationalité comme orientation rectrice des cultures modernes. Le rite est ainsi essentiellement ou exemplairement perçu comme un aspect de la vision magique du monde1 (M. Mauss, 1968 : 406). Lorsqu’elle élargit sa conception du rite, la sociologie a, bien entendu, compris quelles pouvaient être ses fonctions sociales : établir une communication entre sacré et profane, définir négativement et positivement une communauté2, collaborer à l’édification d’une institution « morale » (É. Durkheim, 1912 : 428, 464, 497 ; M. Weber, 1922 : 403). Ainsi, s’installe l’habitude d’interpréter les rites à partir du sens fonctionnel ou allégorique qu’ils seraient supposés tenir d’une représentation générale du monde, préalable à l’élaboration de la série des pratiques censées la traduire ou la transposer dans une liturgie. Une interprétation mythique donnerait lieu à des rituels différents selon les interprétations qu’en produiraient les hiérarques. Tel rite accompagnant la naissance, l’entrée dans la communauté adulte, la mort, etc., serait expliqué en reconstruisant un corpus doctrinal où sa gestuelle, les ingrédients utilisés, seraient intelligibles. Or, d’une part, les modalités de cette transposition ou traduction ne sont pas interrogées, et, d’autre part, le caractère prescriptif des rites serait inévitablement déduit de l’« autorité » du corpus préalable, de sa vérité imposée ou partagée. On constate pourtant bien que partager une même conception du monde n’implique nullement d’en déduire des rites similaires, et leur variété ne tient pas seulement à des facteurs géographiques séparant des cultures qui seraient dans l’impossibilité de communiquer. Même d’un point de vue purement fonctionnel, et s’il est possible d’identifier des « catégories » universalisables peu ou prou et qui sont bien des événements vécus par tous – naissance, vie, mort, etc. –, cette fonctionnalité ne livre à elle seule aucune interprétation spéciale de tel rite, une fois identifiée sa place dans le système des rôles.

2On ne peut donc pas se contenter de constater l’existence de tel ou tel rite ni de l’interpréter en fonction de la seule sémantique de ses contenus, même si elle semble souvent satisfaire l’exigence d’intelligibilité. Varron, réfléchissant au sens du terme latin ritus distingue très judicieusement un sens ordinaire, tel usage cultuel fixé, et un sens second, qui désigne plutôt la « manière », le « style caractéristique », l’habitus spécifique, et qui, partant, renvoie à la notion générale de modalité, rompant avec la roideur de ce que transmet une tradition à titre prescriptif et impératif (M. T. Varron, 2004 : VII, 88). Il y a ainsi place faite à la part d’inventivité reconnue indispensable à l’apparition des rites, c’est-à-dire la part faite à cette histoire qui précède la descendance d’une tradition léguée dont l’héritage accepté dessine une autre historicité.

Rites et mythes

  • 3 Cf. M. Mauss, 2007, Essai sur le don, Paris, Presses univ. de France (« Quadrige »).

3L’ethnologie a fourni des matériaux suffisamment abondants pour qu’on puisse inverser la manière de voir qu’on a indiquée : « On a souligné avec raison que dans le rapport entre le mythe et les rites, les rites sont premiers et le mythe postérieur. Au lieu d’expliquer la pratique rituelle à partir du contenu de croyance [...] nous devons prendre le chemin inverse et comprendre ce qui dans le mythe appartient au monde théorique de la représentation [...] comme une interprétation médiate de ce qui est immédiatement vivant dans l’action » (E. Cassirer, 1972 : 60 sq.). Il y a, en effet, une différence manifeste entre le geste formel par lequel l’aruspice décide de découper une portion de ciel (templum) délimitée par les arbres d’une clairière (que figureront ultérieurement les colonnes des temples bâtis) et le contenu interprétatif de ce qu’il y contemplera. Le mythe résulte d’un processus qui repose sur une interaction constante entre des innovations pratiques, au terme d’un choix qui en exclut certaines et en retient d’autres, et les raisons avancées pour justifier ces choix, raisons qui sont alors les ébauches d’une sémantique plus générale aspirant à une cohérence. Avant d’être prescrit, le rite est construit, et sa prescriptibilité dépend d’une élaboration dont la principale orientation sera de masquer ou d’effacer les traces d’arbitraire au profit de sa justification motivée ; en outre, il faut bien que l’autorité des prescripteurs puisse sembler leur être supérieure, et qu’eux-mêmes puissent se présenter comme ses serviteurs : « Chaque nouvelle forme de sacrifice et de prière dévoile un nouveau contenu du divin et de l’humain, et une nouvelle relation entre eux. Seul le rapport de tension réciproque qui s’instaure entre eux donne à chacun d’eux son sens et son caractère [...] la conscience donne à l’opposition entre Dieu et l’homme une formulation toujours plus précise pour trouver ainsi les moyens de la dépasser » (E. Cassirer, 1972 : 270). Mais cela vaut pour le mythe, et ce serait une erreur que de croire valide l’extension à toute forme de « religiosité », considérée comme variation ou spécialisation dans un même ordre symbolique. Marcel Mauss avait lui-même reconnu, dans son Essai sur le don, que la caractéristique principale des rites sacrificiels se fondait sur la fonction de l’échange, mais que son expression do ut des ne pouvait plus rendre compte, par exemple, d’une prescription biblique aussi simple que l’aumône3. L’éthologie confirme cette priorité archaïque du rite sur le mythe, car la formation d’un rite peut s’observer même chez l’animal, en dépit de tout corpus théorique de représentation. Konrad Lorenz l’indique en décrivant la formation d’un « rite » chez une petite oie cendrée qui le considérait comme sa « mère » : suivant Lorenz dans sa maison, l’oie prit peur en passant brutalement de la lumière extérieure à l’ombre qui régnait dans l’entrée de la maison ; elle fit donc une sorte de demi-tour à 180° vers la lumière provenant de la fenêtre jouxtant la porte. Lorenz l’appelant pour la rassurer la fit se retourner de nouveau et finalement le suivre. Par la suite, Lorenz observa que jamais l’oie n’entrait dans la maison sans accomplir un petit demi-tour, peu à peu transformé en pas de côté. Un jour, l’oie suivit Lorenz directement sans accomplir ce mouvement, et sa frayeur se déclencha quelques pas après, lui imposa de faire demi-tour et de rentrer à nouveau dans la maison, mais en accomplissant alors le rituel du pas de côté. On comprend bien que la non-observance du « rite » déclenche le souvenir de la peur initiale avec autant de force puisque ce dernier la réactualise au sens propre, et la fonction d’abréaction d’un tel rite est patente. Ce qui est plus remarquable c’est précisément d’observer chez un animal la capacité d’élaborer une technique de protection en l’absence de tout instinct et de tout élément prescriptif ; il s’agit bien d’une invention d’ordre symbolique, même si pareille distance prise par rapport à une peur reste de part en part « utilitaire » ou relève d’une « économie psychique ». Néanmoins, l’obscure « compréhension » du fait que la non-observance du « rite » est aussi terrible que la peur initiale qu’il a permis de surmonter ne s’inscrit jamais dans l’ordre de ce qui sera héréditaire : « Les rites culturels de l’homme qui se forment au cours de l’histoire [...] ne sont pas incorporés dans le patrimoine héréditaire ; ils sont transmis par la tradition et chaque individu doit les apprendre à nouveau. Si l’on tient absolument à établir une frontière entre l’“animal” et l’homme, c’est là qu’on pourrait précisément la voir » (K. Lorenz, 1968 : 78-80). Car il y a encore loin entre le geste maniaque qui est la transposition en symptôme d’une peur et le rite dont l’élaboration suppose à tout le moins qu’un langage permette sa transmission et sa réception instruite. Sous une première forme, le rite est conçu pour en quelque sorte « agir » sur ce qui suscite la peur, voire sur la peur elle-même pour peu qu’elle soit « personnifiée », mais cette version « mythique » du rite présuppose la plénitude substantielle d’un monde compris comme totalité dotée en toutes ses parties de forces équivalentes dont les manifestations sont indifféremment polymorphes. De ce point de vue le rite est lui aussi une action dont les effets se feront inévitablement sentir dans la totalité, et sont censés y déclencher en retour d’autres effets prévisibles, d’abord utiles.

4Cette économie générale est également celle qui est prêtée au langage où les noms peuvent alors être investis de certains « pouvoirs ». Rite et « charme » vont de pair. Pareille conception pourrait fort bien perdurer, et l’a d’ailleurs fait très longtemps, mais elle est victime de sa réussite, c’est-à-dire de sa répétition : non pas que les échecs répétés des prédictions ou des rituels aient conduit ceux qui les pratiquaient à douter de l’efficacité générale de ces rites ou à mettre en cause les présupposés plus fondamentaux de leur vision du cosmos ; c’est plutôt que la répétition et le souci même de bien faire ont suscité une émulation qui détournait peu à peu de la finalité des rites au profit de leur forme. Les préoccupations sont alors d’un genre tout différent puisqu’elles gravitent précisément autour de questions formelles, dont le premier effet est de faire passer les problèmes prescriptifs au second plan par rapport à une interrogation sur l’adéquation entre le contenu du rite et sa justification « théorique » ou son contenu de représentation. En outre, le polymorphisme présupposé entre nécessairement en contradiction avec l’unité partout requise dans les rites et qui est gage de leur efficacité. Les métaphores homériques sont peut-être la trace de cette crise et laissent entrevoir une première phase de la dialectique du rite. Sa résolution n’est pas un dépassement synthétique, mais l’apparition d’une création culturelle tout à fait neuve, une poésie totalement affranchie de finalités prescriptives, faisant des « dieux » les acteurs, au même titre que les héros, d’une geste particulière. Répéter des syntagmes liés, comme le fait Homère – « Briséis aux bras blancs », par exemple – fait ironiquement se fissurer le substantialisme initial : d’une part, la caractéristique « ontologique » s’estompe au profit de la réussite linguistique (celle, notamment, de la métaphore « l’aurore aux doigts de rose »), d’autre part, la répétition en tant que telle d’une formule qui n’a plus rien de rituel met en quelque sorte à nu la compulsivité rituelle, la régressivité maniaque du rite magique : « En fait, la nouvelle idéalité, la nouvelle dimension de l’esprit qui s’ouvre grâce à la religion, n’attribue pas vraiment à l’élément mythique une nouvelle “signification” : il serait plus exact de dire que la religion introduit dans le domaine du mythe l’opposition entre la “signification” et l’“existence” » (E. Cassirer, 1972 : 280). On comprend très bien que la lutte contre l’« idolâtrie » vise essentiellement cette spécificité propre au mythe qui consiste à ne pas distinguer la représentation concrète du divin et sa divinité même. Mais un pas supplémentaire est franchi lorsque la critique du mythe parvient à maturité : les éléments de la conscience mythique sont réemployés contre les présupposés de cette conscience même, et la possibilité de les utiliser à des fins qu’elle ne pouvait ni concevoir ni intégrer présuppose un arrière-plan instrumental qui permette de réaliser ce contre-emploi. Sans la « poésie », le langage n’eût pas acquis cette capacité de convoquer des segments narratifs mythiques pour les réagencer dans une composition très subtile qui les met sans cesse en porte à faux. Le processus se développe aussi bien chez Hésiode, dans sa Théogonie, que dans la Bible, mais avec cette différence essentielle que, dans le premier cas, les effets culturels de ce travail du langage contre le mythe débouchent sur les prodromes de la « philosophie » ; dans le second, sur une orthopraxie radicale : « Dans le rituel, il n’y a rien de numineux, aucune idolâtrie ; c’est une distance prise dans la nature à l’égard de la nature » (E. Levinas, 1982 : 173). La theoria philosophique scrute la physis pour en déduire ce que devra être l’ethos humain – l’imitation de l’harmonie cosmique devient la règle. Dans l’univers biblique, la réflexion se concentre exclusivement sur les agissements humains pour en déduire des rites justifiés par l’articulation de l’éthique sur l’histoire et sur celle d’un peuple. La prééminence accordée au langage de manière si nette – « pas un verset, pas un mot dans l’Ancien Testament qui ne soit ouvert sur ce monde qui enveloppe le lisible » et plus nettement encore, « le commandement plutôt que la narration constitue le premier mouvement allant vers l’entendement humain ; [il] est, de soi, le commencement du langage » (E. Levinas, 1987a : 195 ; 1982 : 174) – a pour conséquence que « l’avènement de l’Écriture n’est pas la subordination de l’esprit à une lettre, mais la substitution de la lettre au sol » (E. Levinas, 1963 : 165), et qu’ainsi le rite « pénètre les gestes matériels de l’existence », mais « détournés de leur finalité naturelle vers le symbole » (E. Levinas, 1987b : 18).

Les rites dans l’Écriture

  • 4 Cette concession à l’univers mythique ne va cependant pas jusqu’à reconnaître une force magique rée (...)
  • 5 Cf. également, p. 145 : « Le judaïsme tout entier, par-delà son credo et son ritualisme– au moyen d (...)

5En tant que telle, la subordination du monde vécu à des rites, qui prennent en considération ses moindres aspects et semblent alors la corseter de règles, n’offre pas immédiatement de garantie définitive contre le retour plus ou moins insidieux du substantialisme mythique. Et c’est bien pour cela que les rites, dont la Bible nous raconte comment ils s’instaurent et s’établissent, ne sont pas des décrets dont l’évidence et l’autorité eussent été à ce point écrasantes d’évidence qu’elles se fussent imposées sans lutte. Au contraire, les « récits » – les formes allégoriques adaptées à la communication intelligible de processus complexes – qui rendent compte du bouleversement qu’a dû être l’abandon du mythe et la crise que fut certainement le passage à des rites dont la signification était si différente ne cessent de décrire des tentations régressives. On ne peut pas manquer d’interpréter dans ce sens le fait que les Tables ne peuvent parvenir au peuple hébreu sans avoir d’abord été brisées (Exode 32, 19), sans que ce dernier ait été tenté, Aaron lui aussi, par la fabrication d’une idole ; au moment même où Aaron et ses fils, Nadab et Abihu, pratiquent les premiers sacrifices, ces frères succombent à la tentation archaïque d’infléchir le rite en revenant à sa finalité théurgique, et le « feu étrange » ou « étranger » (les deux valeurs sont sans doute également présentes) qu’ils allument les dévore aussitôt (Lévitique 10, 1-2). Plus remarquable encore, dans cette perspective, l’une des prescriptions portant sur la construction du coffre destiné à contenir les Tables : le « propitiatoire », qui en sera le couvercle aura la forme d’un rectangle, et chacune de ses largeurs supportera une tête de chérubin dont les ailes étendues perpendiculairement aux dites largeurs couvriront le bord des longueurs (Exode 25, 18-21). N’est-il pas surprenant que réapparaisse deux « figures » sculptées sur le coffre destiné à protéger les commandements dont le deuxième interdit toute représentation (Ex. 20, 4) ? Que font là ces chérubins ? Ils sont le rappel de Genèse 3, 24 : les chérubins sont placés à l’est de l’Éden pour en interdire à tout jamais l’accès. Plus précisément, ils n’apparaissent qu’en raison d’un possible désir d’éternité qui surgirait chez les hommes après qu’ils se furent approprié le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Or ils ont bien cru s’approprier le savoir touchant à la distinction des valeurs fondamentales sans comprendre que c’était sur un mode régressif : la manducation. Trait mythique courant qui consiste à s’approprier les vertus supposées des animaux (peut-être d’autres hommes) en se nourrissant de leur chair. Cette appropriation régressive rappelle l’un des présupposés fondamentaux de la conscience mythique, et qui consiste à se croire devenir ce dont on s’est emparé, grâce à la métamorphose que l’on suppose avoir de ce fait subie par la magie d’une incorporation. Détenir le savoir non pas de ce qui est bien ni de ce qui est mal, mais de ce qui en est le degré supérieur – leur différence –, voilà qui permet de se croire divin et, partant, soustrait au temps. Mais il n’existe aucun moyen « formel » de dissuader quiconque d’aspirer à l’« éternité » : il faut alors avoir recours à des figures apotropéiques concrètes, dont la présence est également une leçon sur l’impossibilité, reconnue vraisemblable, d’en finir à jamais avec les mythes4. Du même coup, c’est avec les moyens légués malgré tout par les représentations mythiques qu’il faut édifier de quoi résister à leur charme ; et le rite prend tout son sens dans la perspective historique où il répète que le dépassement de la conscience mythique est bien un processus, que ce dernier est inachevé, et qu’il se confond en quelque manière avec une sortie continuée d’Égypte : « Le rite juif n’est peut-être que cela ! La passion se méfiant de son pathos, devenant et redevenant conscience5 ! » (E. Levinas, 1963 : 17).

6Exode 24, 7 donne une indication précieuse quant à la manière dont le rite accompagne d’emblée la réception même des Tables : non seulement Moïse prépare la lecture qu’il va en faire par une disposition sacrificielle, chaque tribu devant procéder à un holocauste (ola : réparation de fautes commises en pensée) et à des shelamim (actions de grâce) ; mais une fois la lecture faite, le peuple dit unanimement « néassé vé nishma – nous ferons et nous entendrons », dans cet ordre, c’est-à-dire dans un ordre où l’agir précède l’écoute obédiente et réflexive. L’étude, suspension de l’action, n’a lieu qu’à shabbat, au terme de la semaine, et achève la durée des jours ouvrés. La priorité du faire n’instaure pas ainsi une préséance d’ordre pragmatique, mais souligne que les commandements n’ont pas de sens à être d’abord contemplés si leur accomplissement devait ainsi être différé ; car ce dernier vaut en permanence et s’impose également au temps de l’étude – la résonance de cette priorité règle jusqu’à l’usage du langage parlé : « La parole est de l’ordre de la morale avant d’être de l’ordre de la théorie » (E. Levinas, 1963 : 21). De même qu’il est impossible de penser un commandement ou une prescription sans se poser la question des conditions de son accomplissement ou de son application, savoir l’accomplir ou l’appliquer ne peut pas obéir à des règles qui seraient elles-mêmes prescrites, car on aurait alors affaire à un syllogisme ou à un regressus ad infinitum : il faudrait imaginer des règles fixant l’application des règles, puis encore d’autres règles fixant l’application des règles déterminant celle des autres, etc. Le rite s’accompagne donc d’une « loi orale » qui, Levinas le dit bien, « est une casuistique » : « Elle s’occupe du passage du principe général incarné par la Loi à son exécution possible, à sa concrétude. Si ce passage était purement déductible, la Loi, comme loi particulière, n’aurait pas demandé une adhésion à part. Mais il se trouve – et c’est là la grande sagesse dont la conscience anime le Talmud – que les principes généraux et généreux peuvent s’investir dans l’application » (E. Levinas, 1982 : 98).

7Nombre de rites, outre la fonction évidente d’assurer la cohésion d’un groupe en lui proposant des signes de reconnaissance différentielle, jouent le rôle plus généralement didactique de transmission sélective d’une nouvelle conception de l’histoire : « Ce n’est pas parce qu’Israël a miraculeusement survécu qu’il s’arroge une liberté à l’égard de l’histoire. C’est parce que, d’emblée, il a su refuser la juridiction des événements, que le judaïsme s’est maintenu comme une conscience, une à travers l’histoire » (E. Levinas, 1987a : 93). Le rite est, en effet, conçu pour être, dans cette perspective, la « temporalisation [d’un] présent » renvoyé en même temps à un passé qu’il rappelle et à un avenir idéal qu’il espère : « Les pratiques sont insérées par l’interprétation dans la texture des événements » (E. Levinas, 1987a : 194). Ce n’est nullement un hasard si le récit de la prescription de porter des « franges », en Nombres 15, s’accompagne d’une double injonction divine : « Vous vous souviendrez de tous les commandements divins pour les mettre en pratique » et « Soyez saints ! » L’impératif confère au présent un statut paradoxal : il n’y a pas d’accomplissement au « présent », mais l’accomplissement lui-même devient l’articulation actualisante du passé sur l’avenir – ne rien oublier, tout espérer. Ce n’est pas le présent de l’accomplissement qui compte, c’est l’accomplissement qui affranchit des liens du présent. Et la « sainteté » qui est exprimée comme un impératif, précisément, n’a rien d’actuel ni d’effectif – les franges ne sont pas des amulettes qu’on pourrait imaginer dotées de charmes. Immédiatement après le récit de cette prescription a lieu la révolte de Qora’h dont le principal argument consiste à brandir, face à l’assemblée des Lévites comme à l’encontre de Moïse, un mot d’ordre qui déborde largement la contestation du « pouvoir » de ce dernier : « Nous sommes tous saints ! » Qora’h veut confondre, en un précipité de type apocalyptique, être et devoir-être. Il préfigure de manière emblématique toutes les critiques faites au « légalisme » juif, et il est aussi l’anticipation des faux messies.

L’onction du prêtre et du roi

  • 6 Des objets cultuels ou sacrificiels peuvent également faire l’objet d’une « onction ».
  • 7 Cf. Exode 29, 5-7 et Lévitique 8, 7-9, 12. Gen. 28, 16-22 parle bien d’une onction d’huile, mais ce (...)
  • 8 Cf. L’Enquête, I, 195. On peut en constater la persistance dans le Nouveau Testament où elle est ut (...)
  • 9 Cf. également, 1 Rois 1, 39 ; 2 Rois 9,1 et 6.
  • 10 Le détail du rituel entérine une différence de considération entre le grand prêtre et le roi : l’hu (...)

8Mashia’h que traduit le grec christos signifie d’abord celui qui a bénéficié d’une onction6. Par exemple Isaïe 45, 1-7 parle de Cyrus comme d’un mashia’h adonaï parce que, au vie siècle avant notre ère, il laisse les Juifs rentrer à Jérusalem et y rebâtir le Temple après l’exil babylonien. Aaron, lui aussi (ainsi que deux de ses fils), bénéficie d’une onction (Ex. 29, 1) parce qu’il est le premier grand prêtre à l’origine même du culte, et l’introduction de cette première occurrence de l’onction dans le texte biblique est confirmée7 par Lév. 16, 32 et 21, 10. Dans la mesure où cette pratique est introduite comme allant de soi, on peut supposer, d’une part que la rédaction du texte est simplement postérieure à la pratique du rite et, d’autre part, que la pratique de l’onction, habituelle dans le monde assyro-babylonien, également en vigueur en Égypte, ainsi qu’en Israël, ne demandait pas davantage à être explicitée : Hérodote la mentionne comme un geste ordinaire chez les Mésopotamiens8. Mais ce sont aussi des rois qui jouissent d’une onction, Saül (1 Samuel, 10) et David9 (1 Samuel, 16, 12-13), tous deux oints par Samuel qui est à la fois juge et considéré comme prophète (tout du moins « voyant »), et, dans ce cas, la signification du rite ne peut pas être la même. L’onction du grand prêtre connote la « purification » et la « sanctification » dans un contexte cultuel où elles ont pour fonction de distinguer, tandis que celle des rois, même si elle conserve un halo sacral par analogie évidente, renvoie davantage à un acte conférant autorité et légitimant un pouvoir. Plus précisément la distinction est entre kodesh (Lév. 16, 19), la « sacralité » attachée à l’onction du grand prêtre, et kavoda (Juges 9) qui qualifie l’onction royale comme ce qui attribue « poids », « autorité », « honneur » (E. Kutsch, 1963 : 25). Les prophètes, à l’exception d’Élisée (I Rois 19, 16), ne sont pas oints, ce qui autorise l’esquisse, certes très fragile, mais néanmoins recevable à titre d’hypothèse, d’un « système » où l’onction serait le rite commun, par sa présence ou son absence et ses différences : prophète, prêtre, roi assumant des rôles distincts et complémentaires. Directement inspiré, le prophète se passe d’onction tant sa parole ex ingenio le dispense d’un quelconque signe distinctif qui, en outre, assujettirait peu ou prou cette parole aux contraintes d’un rite puisqu’elle serait précisément chargée d’en légitimer le sens et, par conséquent, de se situer en amont de sa pratique ; le prêtre ex officio a besoin d’être distingué de la personne qu’il est aussi et de tout un chacun parce que ses fonctions en font un gardien de la Loi dont il faut rappeler la légitimité supérieure ; le roi, ex professo, doit assurer un ordre qui assure la paix et la sécurité et, surtout, préserve l’ensemble de la vie cultuelle et le Temple, tout en restant encadré par la Loi et, par conséquent, subordonné dans ses actions à une justification d’ordre transcendant – ce n’est pas un hasard si c’est justement un prophète qui le consacre par l’onction10.

  • 11 Cf. Hébreux 9, Tite 3, 4-6 et Actes 10, 38.
  • 12 Paul le confirme dans 1 Jean 2, 27.
  • 13 Sur la question sociopolitique du rôle joué par la croyance dans la fondation des institutions poli (...)

9Il est ainsi remarquable que ce rite ait pu se perpétuer si longtemps dans l’histoire, après une phase de quasi-rejet dans le christianisme paulinien. Soucieux, en effet, de substituer la Loi nouvelle à l’ancienne, Paul en use avec l’onction d’une manière analogue à son traitement de la circoncision. Au rite charnel, il préfère la « circoncision du cœur » ; à l’onction, l’image du Saint-Esprit répandant la parole divine telle une huile sur l’esprit de ceux qui vont confesser le Christ. Dans l’esprit11 de Rom. 8, 9, Paul défend une « spiritualisation » et une « intériorisation » du rite : « Celui qui nous affermit avec vous en Christ et qui nous a consacrés par son onction, c’est Dieu ; il nous a aussi marqués de son empreinte et a mis l’Esprit comme un gage dans notre cœur12 » (2 Cor. 1, 22-23). Or cette spiritualisation du rite pouvait valoir au cours d’une période en quelque sorte préinstitutionnelle de l’Église ; très vite l’onction réapparaît pour sanctifier l’entrée en fonction d’un évêque, pour baptiser les enfants, et, plus tardivement, au xiie siècle, pour accompagner les derniers instants d’un mourant. L’onction des malades, justifiée par Jacques 5, 14-15, était une pratique répandue, et l’on perçoit aisément toute l’atmosphère plus ou moins magique attachée aux traitements des guérisseurs, comme en témoigne directement Marc 6, 13. Mais, surtout, la spiritualisation d’un rite, autrement dit, la dissolution de sa réalité « matérielle », a pour conséquence l’évanouissement connexe de sa fonction proprement sociale qui est de donner corps précisément à la croyance laquelle, faute de cet enracinement, devient la « foi », c’est-à-dire une autre forme de lien communautaire dont le sens est sans cesse à rétablir par le biais d’autorités dont l’interprétation accroît peu à peu le règne puisqu’elles seules sont en mesure d’être la source du sens qu’il faut accorder à cette foi, sans le secours d’aucune pratique. La signification symbolique de cette dernière importe alors moins que la juste manière de l’accomplir, ce qui est à la portée de tout un chacun, tandis que garder en mémoire le sens d’une « foi » égare davantage l’esprit vers des spéculations privées ; et ces dernières ont besoin d’un permanent retour à leurs « sources », moins livresques d’ailleurs que justifiées par le recours aux détenteurs institutionnels du sens. En outre, le lien social immédiatement partagé dans le rite concret s’estompe d’autant plus qu’il faut en permanence recréer les conditions d’une concertation orale pour s’assurer que la communauté n’est pas menacée d’errance ou de vaticination doctrinales. La prétérition du rituel risque d’entraîner la prévarication des chefs spirituels chargés d’y suppléer13.

  • 14 Max Weber montre assez avec quelle obstination cohérente la Tora entend instaurer une éthique contr (...)
  • 15 « Le trait remarquable [...] était que les couches plébéiennes fussent devenues les porteurs d’une (...)

10On comprend alors pourquoi l’Église devenue institution et assumant des rôles multiples, mais d’abord politiques lato sensu ait cherché à rétablir des rites dotés d’un appareil substantiel et empirique. Le danger qui menace les rites réside dans la polarité à laquelle leur part symbolique est constamment soumise. Un symbole sans enracinement concret dans une pratique rituelle cesse tout simplement d’en être un, et les progrès du pôle spirituel qui tendent à une intériorisation ou à une idéalisation accélèrent la dissolution du rite vers l’allégorisation ; d’un autre côté, l’accent mis trop évidemment sur les détails concrets de la réalisation rituelle retombe vers ce que la symbolisation voulait dépasser, ce avec quoi elle entendait rompre aussi radicalement que possible, à savoir les diverses formes de théurgie et l’univers de la magie14. Dans les deux cas, le fragile équilibre dynamique du symbole qui sous-tend le rite se rompt, et ce qui s’effondre essentiellement c’est le rapport à une histoire ouverte : d’une part, l’allégorisation fige cette temporalité historique en l’évacuant du musée inchoatif des notions au terme de leur évolution vers des concepts arrêtés ; d’autre part, la dérive magique fait revivre un monde organique et cosmologique, clos par nature sur ses principes, tout autant figés en dépit de leur polymorphisme de montre, et nécessairement cyclique. Contrairement à l’allégorisation dont les images sont délibérément des fictions didactiques dont le sens est déjà là puisque c’est en fonction de sa forme arrêtée qu’elles sont élaborées, le symbole doit payer tribut à l’irrépressible besoin de représentation mais en admettant une analogie assez vague pour que son contenu représentatif puisse faire fond sur d’autres « ressemblances » – le symbole accepte par avance une dette vis-à-vis du mythe ; or cela implique, du point de vue de l’histoire culturelle, qu’en dépit de tous les efforts pour réprimer ce besoin impérieux il est impossible de déclarer obsolète cet univers « archaïque » et pourtant toujours présent. Il est, par exemple, impossible d’imaginer tarir le désir de vengeance par l’instauration d’un droit formel quand bien même ce dernier est la seule réponse qui permette de sortir de l’univers des vendetta indéfinies, grevant jusqu’à la succession des générations. Mais aucune allégorie de la justice ne tient compte de cette collision persistante, dans l’univers sociopolitique, entre des aspirations personnelles irrépressibles et les nécessités collectives qui passent par la création continuée des mœurs, puis des règles et des lois ; l’allégorie de la justice renvoie à l’idée simple et parfaite d’équité en même temps qu’elle en présente l’idéal comme effectivement irréalisable, mais sans aller plus avant : l’opposition est figée, et n’est pas non plus thématisée comme telle, elle n’ouvre donc sur aucune perspective historique réelle. L’image notionnelle représente un idéal, et ne dit rien sur la brutalité des conflits au sein desquels ceux qui aspirent à la justice, victimes ou réformateurs et législateurs, se débattent. Un symbole de la justice, en revanche, offre d’abord une représentation de cette collision dans la forme même qu’il adopte. Quelle que soit l’idio-genèse d’un symbole, elle sera toujours en attente de sa validation au terme d’une sociogenèse, et cette dernière jouit d’une marge de manœuvre par rapport aux propositions de la première qui ne s’impose jamais comme l’allégorie, cet académisme qui résume ce que déjà tout le monde sait. L’allégorie met en images des éléments connus et sert en quelque sorte de pense-bête ; le symbole organise une socialité de l’interprétation, car l’analogie qu’il offre se présente comme une possible résolution du conflit entre les deux registres qu’il articule à sa manière, datée, historique, mais ouverte. Il ne préjuge pas d’une dissolution des conflits dont il tire sa raison d’être, mais offre leur solution au sensus communis comme à l’acribie des plus habiles interprètes15 (M. Weber, 2010 : 394-395).

De Saül à la Convention

11L’onction royale se rétablit avec le « baptême » – à la toute fin du ve siècle – ou la « conversion » de Clovis (manifestement calquée par les chroniqueurs qui la rapportent sur celle de Constantin) qui est l’occasion d’un miracle puisque le saint chrême est apporté à l’évêque Rémi par un ange ayant revêtu l’aspect d’une colombe, à en croire Hincmar, lui aussi évêque de Reims trois siècles plus tard ; mais le rite du sacre royal débute avec Pépin le Bref, au viiie siècle, et se poursuit, à l’exception d’Henri IV... et de Louis XVIII, jusqu’à la Révolution (les empereurs du Saint-Empire seront également oints dès le sacre d’Otton Ier) et au sacre de Charles X, en 1825. La persistance du rite sur une si longue période est déjà remarquable, mais ce qui l’est davantage pour la compréhension du symbole qui est la matrice de sa signification, c’est l’irruption d’une volonté d’y mettre fin. En effet, la décision d’en finir avec ce symbole de l’Ancien Régime éclaire plus nettement l’endurance symbolique.

12La Sainte-Ampoule, relique de cristal enchâssée dans un cadre d’argent était censée contenir, mêlée au chrême ordinairement utilisé pour les autres usages ecclésiastiques, une part du baume miraculeusement offert par l’ange à l’occasion du baptême de Clovis ; elle était conservée à l’abbaye Saint-Rémi de Reims. En 1793, Philippe Rühl reçut de la Convention la mission explicite de détruire cette ampoule. Elle fut brisée le 7 octobre sur l’actuelle place Royale, par ledit conventionnel qui organisa, à cet effet, une cérémonie lors de laquelle il réduisit à coups de marteau la relique en fragments sur le socle de la statue de Louis XV qui avait été déboulonnée et fondue pour les besoins de l’artillerie de la République. Le sens de pareille cérémonie est obvie, mais ce qui apparaît moins immédiatement, c’est sa naïveté, qui fait exactement pendant à celle du crédit accordé au miracle matériel de la composition du chrême : accorder foi à l’efficace du matériau qui sert de support au rite symbolique implique qu’on se place précisément sur le même terrain que ceux dont on veut abolir la croyance. Admettre que le contenu de l’ampoule puisse réellement conférer un « pouvoir » spécial relève de la magie, que l’on soit du côté des « royalistes » ou dans le camp des conventionnels persuadés que la destruction du support matériel d’un sacre mettrait du même coup fin à une possible restauration. Car n’ont pas manqué ceux qui, parmi l’assistance, se targuèrent d’avoir récupéré sur leurs habits quelques parcelles du baume, de l’avoir secrètement conservé pour le mettre à la disposition des futurs évêques en charge d’un sacre à venir ; convaincus furent aussi les adversaires naïfs de la royauté qui crurent en avoir véritablement fini avec l’institution en la constatant privée d’une des sources de sa légitimité supérieure. Autrement dit, le conventionnel Rühl, persuadé de détruire un symbole n’a fait qu’en confirmer la survie par-delà son versant empirique. L’onction ne réside pas dans l’élément concret de sa pratique, même si ce dernier est indispensable puisque, précisément, cet élément empirique nécessaire peut fort bien être différent à condition d’offrir une analogie compatible avec la fonction symbolique qui doit présenter une différence irréconciliable in concreto entre deux registres distincts : peu importe que le baume ou le chrême soit préparés de telle ou telle manière ; leur droit à figurer comme face empirique du symbole de l’onction royale tient uniquement au maintien d’une ancestrale tradition, biblique en l’occurrence. Il serait parfaitement imaginable de remplacer l’huile, le baume ou le chrême par tout autre matière précieuse ou noble connotant la dignité, l’autorité, au sein de l’état de développement et d’évolution de la culture où le rite est pratiqué.

Le signe de Caïn

13Cela ne signifie pourtant pas que l’onction serait elle-même frappée d’arbitraire dès lors qu’on ne sacrerait plus de rois (que le baptême aurait disparu, que les évêques seraient un souvenir historique, etc.). En effet, le sens de la symbolique de l’onction ne se réduit pas à ses diverses fonctions telles qu’elles sont énumérées dans le corpus biblique, puis reprises et remises en vigueur par l’Église catholique ou orthodoxe, voire dans d’autres confessions chrétiennes. Le sens de cette symbolique ne peut pas avoir pour point de départ une pratique très généralement répandue dans la culture égyptienne, mésopotamienne qui serait simplement acceptée à titre de legs culturel dans l’univers vétérotestamentaire. Pour des raisons qui tiennent d’abord à la volonté manifeste tout au long du Pentateuque de rompre aussi radicalement que possible avec cet environnement culturel ; mais aussi en raison du mode de rupture choisi qui ne consiste pas à opposer pratique contre pratique, rituel contre rituel, qui, donc, ne pratique pas la substitution imitative. La rupture consiste en un nouveau statut accordé à la « nature » (cosmos) et, de manière strictement corollaire, au langage. Ainsi, la pratique de la magie n’est pas réprouvée simplement comme telle (parce qu’elle ferait concession à l’environnement qu’on veut bannir), mais parce qu’elle véhicule un rapport à la nature qui désormais ne peut plus être le même : il n’y a tout simplement plus de cosmos ou d’ordre naturel qui imposerait ses principes. Plus aucun principe d’organisation de la vie en général, de la conduite, de la pratique cultuelle, etc. ne se fonde désormais sur l’imitation de cette nature qui, par conséquent, n’est plus en rien source de légitimité. Est désormais fondateur le langage qui dit la Loi, et cette Loi ne vaut qu’en instaurant un ordre qui ne doit plus rien à la nature et tout au texte qui l’énonce. Les concessions à l’héritage mythique n’y sont pas absentes, mais elles changent complètement de poids puisqu’elles sont distribuées en fonction d’une mytho-logie qui sait chaque fois prendre une distance réflexive et installer ces mythèmes au sein d’une composition où ils changent de significations. L’onction, avant d’être un rite, est donc un « signe » (oth), certes de provenance et de destination qui, même indirectement, sont affirmées transcendantes, un « signe » néanmoins installé dans un texte qui fait sa valence essentielle.

  • 16 Le deuxième est l’arc-en-ciel qui est censé rappeler le premier principe de l’alliance avec Noé, c’ (...)

14Le premier « signe » qu’offre le texte biblique en Gen. 4, 15 est le signe dont Dieu marque Caïn juste après que ce dernier a reconnu l’abomination de son fratricide16 ; mais ce signe n’est pas une manière de rappeler le meurtre d’Abel, il n’a pas pour fonction d’être un symbole de mémoire dont la signification serait d’entériner ce passé atroce parce que Caïn admettrait sa faute en esquissant un début de remords. Le signe dont Caïn sera marqué est exclusivement destiné à ceux qui voudraient le punir. Sa fonction serait-elle donc de protéger Caïn d’un châtiment ? Placé sous la tutelle d’une marque miséricordieuse, ce dernier serait désormais préservé. Le signe aurait alors l’une des caractéristiques communes à de nombreux rites, un effet apotropaïque propre aux conjurations des mauvais sorts, voire aux tabous. Mais le texte biblique présente une complexité plus grande, même si nombre de commentateurs choisissent une interprétation qui rend familière la traduction ordinaire : Dieu met un signe sur Caïn afin que quiconque le rencontre ne le tue pas ; Caïn sera vengé sept fois si la vengeance avait pourtant lieu. En effet, le texte présente une syntaxe plus complexe, que relève Rachi : d’abord, le sort de qui voudrait tuer Caïn est laissé dans un suspense dramatisant – « puisqu’il en est ainsi, tout homme qui tuera Caïn !... » –, et la suite du texte reprend en faisant de Caïn et non de son meurtrier éventuel le destinataire de la « septuple punition ». La suite du texte, aux versets 23-24, fait dire à Lamech, se targuant devant ses femmes d’avoir tué un homme et un enfant, qu’il sera puni soixante-dix-sept fois puisque Caïn le sera sept fois. La surenchère est difficile à interpréter littéralement : on ne tue personne sept fois ; rien n’indique non plus que la punition frapperait sept ou soixante-dix-sept générations (« Vengeance » et « punition » traduisent le même mot ; J. A. Soggin, 1997). Munk (E. Munk, 1981) reprend la version de Nahmanide et adopte l’idée (d’accord avec L. Pirot, 1953) qu’il s’agit d’une emphase et qu’il faut comprendre « beaucoup » ou « à l’extrême ». C’est la position qu’adopte Benno Jacob (B. Jacob, 1936) tout en tenant compte de la spécificité syntaxique ; le châtiment de Caïn n’est pas purement et simplement supprimé, il est suspendu, et, de fait, il aura bien lieu lorsque le déluge n’épargnera aucun descendant caïnite pour ne laisser subsister qu’un membre de la lignée de Seth. La suspension syntaxique qui ne dit rien du châtiment promis à quiconque portera atteinte aux jours de Caïn répond très exactement à l’absence de description empirique du « signe » dont il est marqué. La tentation est très grande alors de proposer des hypothèses concrètes : une lettre du nom divin, pour Rachi ; un tatouage, pour d’autres (dont Gunkel, 1901), comme s’il fallait accréditer dans un récit tenu pour mythique une vraisemblance étayée par un référent réaliste. S’il est légitime d’interroger le versant empirique d’un symbole, il est d’abord impératif de comprendre ce que le texte dit en proposant un symbole sans aller jusqu’à offrir son support dans l’ordre de la représentation. Un signe dont l’aspect substantiel n’est délibérément pas donné oriente l’attention sur son versant formel en accentuant précisément sa scrutation. Caïn n’échappera pas au châtiment pour l’acte qu’il a commis ; il ne sera pas puni sept fois, pas plus que Lamech le sera soixante-dix-sept fois, mais, différée, la mort le frappera comme toute sa lignée. Celui qui voudrait le tuer encourt une peine dont la nature reste en suspens et ce suspens est censé être d’autant plus dissuasif qu’il n’est pas formulé. Le signe renvoie d’abord au caractère purement formel du principe qui s’ébauche alors d’une justice qui refuse la vengeance et sa spirale indéfinie, qui refuse l’immédiateté de la rétribution. Ce signe peut être considéré comme le premier jalon vers le principe d’équivalence qui commande la « loi du talion » – la peine doit être rigoureusement proportionnée à la gravité du crime ou du dommage subi. Échappant à l’ordre de la représentation, le signe de Caïn devient alors le schème de tout signe rituel par la suite rencontré dans le texte : la volonté d’en finir avec la forme dominante du mythe implique une transformation des rites. En effet, ces derniers qui continuent d’être présents ne peuvent plus maintenir la croyance en la substantialité agissante de leur part concrète ; ils doivent donc d’emblée indiquer que cette dernière est désormais contingente, sans efficace magique, qu’elle est donc fonctionnelle même si sa justification repose sur une analogie. Les signes, à partir de ce schème, orientent d’emblée l’attention sur l’intention formelle des pratiques rituelles et cultuelles, et ils ouvrent ainsi à l’histoire un avenir qui n’est plus grevé par rien qui soit naturel et cyclique ; en effet, les matériaux des rites ne peuvent plus imposer la logique répétitive des forces qui n’y sont plus agissantes, et seul leur accomplissement est répétitif, principalement liturgique.

15L’onction du prêtre et celle du roi indiquent le caractère spécial de leur mandat, sa provenance et sa destination en fin de compte transcendantes ; elles distinguent la personne du prêtre de la fonction qu’il exerce, de même, celle du roi de son rôle – or c’est un texte qui forge et qui établit le sens d’une intuition, d’une croyance, qui crée ce sens, littéralement, par des moyens qui ne sont pas empruntés à un autre registre que celui du langage. L’onction, esquissée dans le signe de Caïn, est alors révélatrice d’un tournant qui s’opère quand a lieu une désubstantialisation de la nature au profit presque exclusif du langage, et quand ce dernier devient l’unique moyen légitime de développer la critique d’un univers mythique auquel on tourne le dos, et d’ouvrir à une historicité affranchie des cycles. L’onction dit un avenir ouvert dans la séparation enfin acquise du rite.

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Bibliographie

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Notes

1 Cf. également, 1968, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », in Sociologie et anthropologie, Paris, Presses univ. de France, 4e éd.

2 C’est-à-dire par délimitation, différenciation, voire singularisation (ce que les autres communautés ne font ni ne pratiquent) et par identification (dotation d’un contenu positif de règles).

3 Cf. M. Mauss, 2007, Essai sur le don, Paris, Presses univ. de France (« Quadrige »).

4 Cette concession à l’univers mythique ne va cependant pas jusqu’à reconnaître une force magique réelle à ces figures qui n’ont plus la valeur d’authentiques talismans vecteurs d’effets matériels, car ce ne sont que des symboles dont la fonction est celle d’un rappel et d’une injonction déjà abstraits : « Car si [la nature] est conservée dans un domaine bien défini, elle doit, pour être conservée, être en même temps anéantie, c’est-à-dire dépouillée de ses déterminations matérielles et, par la référence à l’opposition du bien et du mal, renvoyée dans une tout autre dimension de la pensée » (E. Cassirer, 1972 : 284).

5 Cf. également, p. 145 : « Le judaïsme tout entier, par-delà son credo et son ritualisme– au moyen de sa foi et de ses pratiques – n’a peut-être voulu que la fin des mythologies, des violences qu’elles exercent sur la raison et qu’elles perpétuent dans les mœurs ».

6 Des objets cultuels ou sacrificiels peuvent également faire l’objet d’une « onction ».

7 Cf. Exode 29, 5-7 et Lévitique 8, 7-9, 12. Gen. 28, 16-22 parle bien d’une onction d’huile, mais ce n’est pas une personne qui en bénéficie : Jacob verse de l’huile sur la pierre dont il s’est servi pour dormir et qu’il érige ensuite en l’oignant et en lui donnant le nom deBethel.

8 Cf. L’Enquête, I, 195. On peut en constater la persistance dans le Nouveau Testament où elle est utilisée, notamment, comme remède (Jacques 5, 15). II Chroniques 28, 15 mentionne que les prisonniers libérés sont oints. L’huile (d’olive) est généralement tenue pour une sorte de panacée ou d’accompagnement nécessaire à toutes sortes de manifestations où l’on rend hommage, honore, cherche à fortifier, à soulager, etc.

9 Cf. également, 1 Rois 1, 39 ; 2 Rois 9,1 et 6.

10 Le détail du rituel entérine une différence de considération entre le grand prêtre et le roi : l’huile qui sert à oindre le grand prêtre est parfumée, de la myrrhe et de la cinnamome (produit importé de fort loin et très coûteux) entrent dans sa composition, tandis que le roi est oint avec de l’huile d’olive simple (qui reste néanmoins un produit « noble », ce que confirme la multiplicité des vertus qu’on lui prêtait).

11 Cf. Hébreux 9, Tite 3, 4-6 et Actes 10, 38.

12 Paul le confirme dans 1 Jean 2, 27.

13 Sur la question sociopolitique du rôle joué par la croyance dans la fondation des institutions politiques, cf. l’éclairage très original donné par Bruno Karsenti dans sa présentation d’une réédition de La cité antique de Fustel de Coulanges (Paris, Flammarion, 2009), ainsi que son ouvrage Moïse et l’idée de peuple, 2012, Paris, Éditions du Cerf.

14 Max Weber montre assez avec quelle obstination cohérente la Tora entend instaurer une éthique contre la magie qui grevait les pratiques culturelles habituelles ; le chapitre 19 de la première partie de son vaste essai sur Le judaïsme antique en témoigne (M. Weber, 2010 : p. 392 et 395).

15 « Le trait remarquable [...] était que les couches plébéiennes fussent devenues les porteurs d’une éthique religieuse rationnelle. Ce fut le cas en Israël, mais nulle part ailleurs. »

16 Le deuxième est l’arc-en-ciel qui est censé rappeler le premier principe de l’alliance avec Noé, c’est-à-dire garantir, contre le polymorphisme mythique, que Dieu ne modifiera pas l’ordre de la nature pour réagir aux violences et aux maux de provenance humaine. Le symbole comporte donc une part empirique empruntée par analogie aux manifestations naturelles en rappelant les conditions d’apparition de ce phénomène.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marc Buhot de Launay, « L’onction », Archives de sciences sociales des religions, 169 | 2015, 47-62.

Référence électronique

Marc Buhot de Launay, « L’onction », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 169 | Janvier-mars 2015, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/26613 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.26613

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