Les grandes surfaces : de l’invention du discount à l’essor du e-commerce (France, 1945-2019)
- ️Daumas, Jean-Claude
1La création des grandes surfaces alimentaires – le supermarché en 1957 et l’hypermarché en 1963 – a fait entrer la France dans la distribution de masse dont le développement est indissociable de l’avènement de la société de consommation. La grande distribution a profondément modifié les méthodes de vente, les modes de consommation, l’espace urbain et, finalement, tout notre mode de vie. Son expansion extrêmement rapide s’est réalisée aux dépens du commerce traditionnel et en étendant son champ d’action de l’alimentaire au non alimentaire. Sa recomposition permanente lui a permis de s’adapter aux transformations de son environnement et de la demande des consommateurs. Toutefois, après une longue phase d’expansion, la grande distribution connaît aujourd’hui une crise profonde qui touche tout particulièrement l’hypermarché, son format dominant, laquelle est d’autant plus redoutable qu’elle coïncide avec l’essor du commerce électronique qui génère de nouvelles formes d’intermédiation.
2À l’échelle de l’Europe occidentale, le paysage commercial présente une certaine unité. Certes, il existe des particularités nationales qu’expliquent le poids relatif du petit commerce, les politiques commerciales des États, les stratégies des distributeurs, les formes d’urbanisation et les habitudes des consommateurs. Mais, de la découverte du modèle américain dans l’immédiat après-guerre à l’entrée dans l’univers du commerce digitalisé, les évolutions de la distribution dans les pays d’Europe occidentale présentent un ensemble de caractéristiques communes (Seth et Randall, 2001 et 2005 ; Les Échos-Études, 2003 ; Jessen et Langer, 2012 ; Desaï, Potia et Salsberg, 2017 ; Scott et Fridenson, 2018), si bien que l’étude de la trajectoire de la distribution française a une portée qui n’est pas seulement hexagonale.
3Cette contribution qui reprend et actualise des travaux antérieurs, n’a pas d’autre ambition que de proposer une synthèse provisoire que périmeront des recherches sur archives encore trop peu nombreuses aujourd’hui. Elle ne vise pas à embrasser l’histoire de la grande distribution dans tous ses aspects – un livre y suffirait à peine – mais seulement à l’étudier sous l’angle des rapports avec la dynamique de la consommation. Elle y distingue trois phases : une phase pionnière qui, au moment où la France découvrait la consommation de masse, a vu se cristalliser le modèle de l’hypermarché comme aboutissement de la révolution commerciale des Trente Glorieuses ; une seconde phase où la distribution a poursuivi sa croissance dans un environnement plus difficile qui l’a contrainte à redéfinir sa stratégie ; et, enfin, une dernière phase (qui n’est pas close) où la crise de la grande distribution se concentre sur l’hypermarché qui, pour survivre, tente de se « réinventer » de sorte que l’on ignore encore à quoi ressemblera le commerce de demain.
I. La naissance de la distribution de masse
4Dans les années 1950, selon la formule d’Alfred Sauvy, on « vend[ait] au compte-gouttes » ce qu’on produisait en série (Sauvy, 1964, p. 8). Toutefois, on aurait tort d’imaginer une pression irrésistible de la part des industries de consommation en faveur d’une distribution moderne fondée sur le discount. Au contraire, en France comme dans toute l’Europe, les industriels « (préféraient) simplement produire suffisamment pour satisfaire la demande existante plutôt qu’élargir le marché pour leurs produits en stimulant une nouvelle demande » (Wildden, 1955, p. 107). Si bien que ce sont des commerçants désireux de gagner de nouveaux clients et de vendre plus qui, en créant des magasins à large débit, ont été à l’origine d’une véritable révolution commerciale (Moati, 2001 ; Daumas, 2006a et b) qui assurait la continuité entre production de masse et consommation de masse en mettant à la disposition des consommateurs des produits standardisés à prix bas de plus en plus nombreux. Cependant, cette révolution commerciale n’est pas sortie toute prête du cerveau d’entrepreneurs visionnaires mais, au contraire, fut le résultat d’une série d’expérimentations et de tâtonnements.
1. Des structures commerciales archaïques et figées
5En 1950, l’appareil de distribution était figé dans des structures archaïques et dispersées. On dénombrait alors 795 827 commerces, dont 375 850 dans la seule alimentation, les deux tiers n’employant aucun salarié (Quin, 1964, p. 37-40 ; INSEE, 1956, p. 24). En 1951, le petit commerce représentait 72 % du chiffre d’affaires du commerce de détail mais 85 % dans l’alimentation. Il était particulièrement dispersé, beaucoup plus que dans les pays voisins : en 1954, on comptait un établissement pour 54 habitants dans le commerce de détail (contre 83 en Allemagne, 99 en Italie, et 84 au Royaume-Uni), et un pour 101 dans le commerce alimentaire (contre respectivement 145, 158 et 172) [Jeanneney, 1954, p. 12]. Des intermédiaires – un pour six détaillants en 1960 – et des commerçants trop nombreux et des méthodes de vente traditionnelles – vendre peu mais cher – expliquaient le niveau élevé des prix. Dans les centres-villes qui concentraient l’essentiel de l’appareil commercial, l’offre était très diversifiée, quand dans les quartiers populaires, elle était réduite aux produits les plus nécessaires et où, pour vendre, épiciers, bouchers et boulangers faisaient crédit. Beaucoup de commerces étaient peu spécialisés : dans toutes les villes, et même à Paris, on trouvait des commerces de vins et charbons, et les associations cocasses ne manquaient pas comme dans ce gros bourg de Loire-Atlantique qui possédait un coiffeur-sabotier et une horlogerie-bijouterie-mercerie-parfumerie-papeterie (Rouaud, 1998). Dans les quartiers populaires comme dans les campagnes, le café-épicerie était la règle : le désordre y régnait et l’hygiène y laissait terriblement à désirer, les produits étaient tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, et les clients achetaient en petites quantités et payaient à la fin du mois (Ernaux, 1984, p. 95-98 et 102-111). Ces commerçants indépendants coexistaient avec des formes de commerce intégré – grands magasins, chaînes succursalistes, magasins populaires – dont le poids dans le chiffre d’affaires du commerce ne dépassait pas 5 % (Quin, 1964, p. 61).
2. Le modèle américain : entre appropriation et critique
6La réflexion sur la réforme du commerce débuta dès le lendemain de la guerre. En 1947, les succursalistes organisèrent des missions d’études en Europe et en Amérique où ils découvrirent le libre-service. Créée en 1948, la revue Vu et Lu pour les commerçants publiait chaque mois des reportages sur le commerce à l’étranger, notamment aux États-Unis, et s’intéressait aux nouvelles méthodes de vente (Legendre, 2017, p. 33). Les missions de productivité ont fait prendre conscience à la France de son retard en matière d’organisation du commerce. Dans le rapport qu’elle publia en 1951, la mission chargée d’étudier « les structures et les techniques commerciales américaines » faisait une large place au supermarché, au libre-service et aux méthodes de vente modernes, mais plutôt qu’une « subversion brutale », elle préconisait une modernisation progressive par l’amélioration des méthodes de vente (Catherine, 1951). En 1958 a été créé l’Institut français du libre-service qui était contrôlé par les acteurs influents du grand commerce. À la charnière des années 1950 et 1960, toute une presse spécialisée – Libre-service actualités (1958), Techniques marchandes modernes (1961), Points de vente (1962) – s’est donné pour mission d’aider les commerçants à digérer les leçons américaines. Entre 1951 et 1965, 2 347 professionnels de la distribution participèrent au séminaire sur les « méthodes marchandes modernes » organisé à Dayton par la National Cash Register Company, où Bernardo Trujillo expliquait les avantages du libre-service, du discount et de la vente en masse. Tous en revinrent persuadés que « l’oracle de Dayton » dessinait les voies de l’avenir, mais bien peu étaient décidés à passer immédiatement à l’action (Thil, 1966, p. 123-134 ; Jacques, 2017b). C’est que, selon eux, en France, le libre-service et le supermarché ne correspondaient pas à « de véritables besoins », d’autant que la psychologie de la femme française, la faiblesse du pouvoir d’achat et l’insuffisance de l’équipement des ménages en automobiles et en réfrigérateurs représentaient autant d’obstacles à leur diffusion1. De leur côté, bien décidés à enrayer l’inflation, les pouvoirs publics lancèrent en 1959 une réforme du commerce qui avait pour objectif d’en simplifier la taxation, d’améliorer le financement des investissements commerciaux, et d’en accroître la productivité en développant la formation professionnelle des commerçants, en réduisant le nombre d’intermédiaires et en favorisant l’emploi de techniques commerciales modernes (Jacques, 2017a, p. 77-91).
7À mesure que la France se modernisait et que les consommateurs s’habituaient aux formes nouvelles de distribution, les critiques perdaient de leur vigueur. Selon une enquête de LSA, le libre-service et le supermarché répondaient bien aux attentes des nouveaux consommateurs qui, plus urbains et pressés, se contentaient d’articles de qualité standard et étaient d’abord soucieux de prix bas2. Malgré tout, la poussée des grandes surfaces se heurtait à la résistance du petit commerce dont la CGPME se faisait le porte-parole en dénonçant dans le supermarché un instrument d’uniformisation d’une France où « […] tous les Français [mangeraient] le même menu, à la même heure et le même jour, [et] nos femmes se [promèneraient] avec la même robe, le même chapeau, le même manteau » (Roy, 1971, p. 103).
3. Les premières innovations commerciales
8Les innovations se sont multipliées dès la fin des années 1940. Le premier libre-service est né à Paris en 1948 à l’initiative de Goulet-Turpin dont les dirigeants avaient découvert la formule aux États-Unis. La recette est simple : libre choix des articles sans intervention d’un vendeur, produits préemballés, affichage très lisible des prix, paniers mis à la disposition du client et caisse à la sortie. Goulet-Turpin fut rapidement imité par les autres succursalistes, notamment les Docks de France et Casino. Cependant, après avoir remporté un succès de curiosité, le libre-service a vu ses résultats retomber, si bien que, à l’exception de Goulet-Turpin, la plupart des distributeurs l’ont rapidement abandonné. Si le libre-service s’est diffusé lentement, c’est parce qu’une série de freins – un sens obligatoire de circulation dans le magasin avec flèches et barrières, l’obligation d’utiliser un panier métallique, et des prix trop élevés (les clients ne comprenaient pas que les prix ne baissaient pas alors qu’ils faisaient le travail du vendeur) – réduisaient sa force d’attraction (Londeix, 2018, p. 381-394). Aussi, fin 1959, la France ne comptait encore que cinq magasins en libre-service pour 100 000 habitants quand le Royaume-Uni en avait 15, la Suisse 28, la RFA 32 et la Suède 65, mais l’Italie seulement deux (Uhrich, 1962, p. 150).
9On doit le discount à Édouard Leclerc qui a trouvé son inspiration dans la doctrine sociale de l’Église et non en Amérique où il est le seul patron de la distribution à ne pas avoir fait le pèlerinage de Dayton, ce qui en fait le moins américain de tous les dirigeants du secteur. C’est en 1951 qu’il s’est lancé dans le commerce de détail de produits courants (épicerie, hygiène, entretien). Pour vendre moins cher que ses concurrents, il s’approvisionnait directement chez les fabricants, traquait les frais généraux (aménagement rudimentaire des magasins, absence de publicité et d’animation commerciale, etc.), proposait un choix restreint de produits de base à rotation rapide, et vendait avec une marge réduite (Legendre, 2018, p. 37-40). D’abord cantonné à la Bretagne rurale et pauvre, le mouvement s’est étendu à la France urbaine après la « bataille de Grenoble » où, en 1958, l’affrontement entre Leclerc et un autre discounter, Berthier, à la tête des magasins Saveco, provoqua localement une baisse impressionnante des prix de détail (Jacques, 2017a, p. 67-71). Édouard Leclerc y gagna une grande notoriété, encore renforcée par la première implantation de son Mouvement en région parisienne l’année suivante. La capacité du modèle Leclerc à faire baisser les prix explique l’expansion du Mouvement qui comptait 61 « centres distributeurs » alimentaires en 1960, mais si Leclerc a bien perçu le potentiel révolutionnaire du discount, en revanche, il est passé à côté des autres innovations commerciales de la période, le libre-service et le supermarché (Thil, 1964 ; Leclerc, 1974 ; Carluer-Lossouarn, 2008 ; Legendre, 2017, p. 19-71). Du reste, même après sa conversion au supermarché au début des années 1960, il a continué à privilégier les magasins de petite taille et ne vendant pas de marchandises générales (Legendre, 2017, p. 107-111 et 217-220).
10Dernière innovation : le supermarché (Carluer-Lossouarn, 2007, p. 50, 131-215 et 294-295 ; Coquery, 1977, p. 443-475 et 725 ; Bury, 1987, p. 10-13 ; Quin, 1964, p. 194-198 ; Messserlin, 1983, p. 18-19 et 30-34). Né aux États-Unis en 1930, c’est un magasin en libre-service proposant sur une grande surface un assortiment complet de produits alimentaires. Après diverses tentatives plus ou moins expérimentales, les Docks de France ont créé à Bagneux en 1959 un supermarché où, pour la première fois, se trouvaient réunis grande surface, parking, architecture sommaire, libre-service, discount, association de produits alimentaires et non alimentaires dits de bazar, mise en avant des produits frais, généralisation du préemballé et animation commerciale permanente. Après un démarrage plutôt poussif3 – 2 magasins en 1958, 37 en 1960 et 323 en 1963 –, la diffusion du supermarché s’est accélérée : 2 060 en 1972, 2 694 en 1974 et 4 335 en 1981. Toutefois, la densité de magasins était plus faible que dans la plupart des pays européens : en 1972, avec 40 supermarchés pour un million d’habitants, la France était devancée par la plupart des pays européens (58 en Grande-Bretagne, 46 en RFA, 47 aux Pays-Bas, 62 en Belgique, 65 au Danemark, mais 11 en Italie) [Lescent-Giles, 2002, p. 293]. Les premiers supermarchés se distinguaient par une surface plus petite qu’aux États-Unis (600 à 700 mètres carrés au lieu de 2 à 3 000), un effort en matière d’équipement (rayonnages métalliques, meubles réfrigérants, chariots, qu’il fallut importer des États-Unis), et un assortiment d’au moins 3 000 références, mais ils demeuraient des magasins de proximité insérés dans le tissu urbain.
11Les clients du supermarché appréciaient les prix bas, le fait d’avoir tous les produits alimentaires sous la main, la possibilité de comparer un grand nombre d’articles, la propreté du magasin et la rapidité des courses, mais au début néanmoins, les distributeurs furent contraints de compter avec l’inexpérience et les réserves des consommateurs qui durent se familiariser avec le préemballage des produits, le maniement des chariots et l’attente aux caisses. Beaucoup de clients déploraient l’absence de chaleur humaine et le stress inhérent au libre-service4. En abandonnant l’épicerie de quartier, il leur fallait apprendre à faire leurs courses autrement : planifier leurs achats, les faire en une seule fois pour la semaine, renoncer au crédit, et faire des arbitrages au sein d’une offre beaucoup plus large. La difficulté résidait d’ailleurs moins dans l’usage de techniques inédites que dans ce qui les sous-tendait : la dépersonnalisation de la relation marchande. Aussi, dans la période de démarrage, des vendeurs durent-ils conseiller le client et lui apprendre à se débrouiller seul5. Mais les consommateurs apprirent vite et, libérés des contraintes de la vente au comptoir, finirent par vivre les courses en grande surface comme la réalisation de la liberté de choix (Du Gay, 2000, p. 149-163).
12Les distributeurs se heurtèrent aux industriels qui refusaient de les livrer parce qu’ils ne respectaient pas les prix imposés. Cela conduisit les pouvoirs publics à modifier la réglementation dans le but de faire baisser les prix. Le décret interdisant les prix imposés, le refus de vente et les pratiques discriminatoires adopté en juin 1953 pour lutter contre l’inflation et soutenir le développement du discount, ayant été annulé par le Conseil d’État, un nouveau décret qui en reprenait le contenu fut promulgué en juin 1958, suivi en mars 1960 par la circulaire Fontanet. C’est sur cette base que, dans de nombreux cas de refus de vente, comme dans l’affaire Olibet (1960) qui fit jurisprudence, les tribunaux donnèrent raison aux distributeurs. En assurant la présence des produits des grandes marques industrielles sur les linéaires des grandes surfaces et en leur donnant la liberté de fixer leur marge, les pouvoirs publics ont incontestablement favorisé leur développement (Tinard, 2003, p. 90-93).
4. L’invention de l’hypermarché
13Marcel Fournier, propriétaire à Annecy d’un magasin de nouveautés très prospère, et les frères Defforey, grossistes en produits alimentaires dans l’Ain, ont créé à Annecy en 1960 un supermarché à l’enseigne Carrefour qui associait grande surface, libre-service, discount (sur l’alimentaire, la marge était seulement de 15 % au lieu de 30 à 40 % chez les concurrents), réunion de l’alimentaire et du non-alimentaire, et parking de 20 places. Devant l’ampleur du succès, le trio ouvrit un second supermarché à Annecy avant de s’engager dans la réalisation d’un projet audacieux : l’ouverture à Sainte-Geneviève-des-Bois, à 25 kilomètres de Paris, d’un très grand supermarché doté d’une surface de vente de 2 500 mètres carrés et d’un parking de 540 places, qui sera en fait le premier hypermarché français (Villermet, 1991, p. 51-61 et 122-134 ; Lhermie, 2001, p. 21-47 ; Paturle, 2005, p. 261-271)6.
14L’ouverture eut lieu le samedi 15 juin 1963 dans une atmosphère d’euphorie. Le parking était complet ; les rayons, pris d’assaut, durent être réapprovisionnés plusieurs fois ; le personnel étant débordé, les patrons durent donner un coup de main. Le succès dépassa les prévisions les plus optimistes : les 5 200 clients avaient dépensé en moyenne 28 francs chacun, soit trois fois plus que dans un supermarché classique. Clients et journalistes étaient impressionnés par la démesure de cette usine à vendre : 15 mètres de rayon boucherie, 10 mètres pour la crémerie, 12 caisses enregistreuses, un snack au cœur du magasin, près de 20 000 articles… Surtout, tous découvraient un lieu magique :
La représentation qui s’y donne avec la participation active de la clientèle est celle de l’abondance. Tout y va vers l’excès comme s’il s’agissait de célébrer la gloire des biens de ce monde : lumière crue des lampes au néon, cliquetis lancinant des caisses enregistreuses, couleurs vives des emballages. Pour maintenir la tension, le haut-parleur distille musique douce et bons conseils7.
15Dès mars 1964, Carrefour ouvrit à Villeurbanne un nouvel hypermarché qui était la réplique du premier, puis en 1966 un troisième, à Vénissieux, immense – 9 500 mètres carrés de surface de vente, 2 000 places de parking, 50 caisses enregistreuses, 2 500 caddies –, qui servit désormais de modèle (Villermet, 1991, p. 122-134 ; Daumas, 2006a, p. 74-78).
16L’hypermarché est, en réalité, bien plus qu’un grand supermarché : implanté dans les banlieues des villes, ce n’est plus un magasin de proximité ; l’accroissement du nombre de références est considérable (de 3 000 à 15 000 puis 20 000) ; il vend beaucoup moins cher (sur la base d’une moyenne de 100 pour l’ensemble du commerce en 1978, l’indice de prix de l’hypermarché est de 94,1, quand il s’établit à 98,5 pour le supermarché et 104,1 pour le petit commerce) ; et son offre est beaucoup plus large (alors que, en 1980, l’alimentation représentait 81,7 % des ventes du supermarché, sa part n’était que de 56,2 % pour l’hypermarché où l’habillement, l’équipement du foyer et l’essence tenaient beaucoup plus de place) [Messerlin, 1982, p. 34-35, 99 et 140].
17Si Carrefour devait beaucoup au modèle américain de distribution, il s’en distinguait pourtant sur deux points essentiels : d’une part, il réunissait « tout sous un même toit », l’alimentaire et le non-alimentaire, avec une zone unique d’encaissement, une formule hybride au succès de laquelle Trujillo lui-même ne croyait pas et qui ne fut pas adoptée par Walmart aux États-Unis avant 1985 (Paturle, 2005, p. 240-241), et de l’autre, il appliquait la politique des prix bas tous les jours et sur tous les produits au lieu du principe de « l’îlot de perte dans un océan de profits » défendu par Trujillo.
5. Un paysage commercial profondément renouvelé
18Malgré le succès de Carrefour à Sainte-Geneviève-des-Bois, les dirigeants des grandes sociétés de distribution, influencés par leurs conseillers américains, demeuraient sceptiques sur les possibilités de développement de l’hypermarché. L’année 1967 qui vit ouvrir quatre magasins par des concurrents marqua le début de l’expansion de ce format qui comptait 123 magasins en 1970, 291 en 1974 et 466 en 1981. De son côté, Carrefour a poursuivi sa croissance en ouvrant 24 hypermarchés entre 1963 et 1973, dont le plus grand d’Europe à Vitrolles avec une surface de 22 000 mètres carrés (Lhermie, 2001, p. 57).
19Si, jusqu’au milieu des années 1960, le développement des supermarchés a essentiellement été assuré par les grandes entreprises intégrées exploitant des grands magasins et les magasins populaires, c’est au contraire une entreprise familiale de taille moyenne, Carrefour, qui est à l’origine des premiers hypermarchés, bientôt suivie par la famille Mulliez qui a créé dans le Nord en 1967 le premier magasin Auchan sur le modèle du Carrefour de Vénissieux. Parmi les sociétés intégrées, ce sont les succursalistes qui ont le plus vite repris la formule de Carrefour (Mammouth en 1968, Euromarché en 1969, Casino en 1970) [Vigny, 1978, p. 99-100]. La pression de la concurrence croissante de Carrefour a poussé les groupements d’indépendants à se convertir à l’hypermarché. Convaincu par l’expérience du supermarché ouvert à Chartres par un de ses adhérents qu’un grand supermarché vendant des marchandises générales était viable, Édouard Leclerc renonça définitivement au principe de la spécialisation des points de vente et créa un hypermarché à Brest en 1969, mais sans faire de l’ouverture de ce type de magasin un objectif stratégique, si bien que ce format resta longtemps minoritaire au sein du Mouvement Leclerc (Legendre, 2017, p. 217-220).
20À Sainte-Geneviève-des-Bois, Carrefour a fixé les traits généraux de l’hypermarché : implantation en périphérie, desserte par l’automobile, grande taille, architecture fonctionnelle, libre-service, réunion de l’alimentaire et du non-alimentaire, discount généralisé, vaste parking et pompe à essence. Cependant, on ne peut guère parler de modèle standard car les différentes enseignes ont fait des choix différents en matière de localisation, de taille et d’assortiment. C’est ainsi que Carrefour se distinguait par le gigantisme de ses magasins, la place des marchandises générales (49,8 % du chiffre d’affaires en 1968), et une publicité agressive ; les magasins Mammouth étaient des « hypermarchés nains » implantés en zone urbaine plutôt qu’en périphérie, et privilégiaient l’alimentation (70 % des ventes) ; enfin, Euromarché était caractérisé par la diversité des implantations et des tailles des magasins et un assortiment faisant une large place aux produits alimentaires (60 %) et comprenant même des produits haut de gamme (Metton, 1980, p. 427-437 ; Daumas, 2006a, p. 85-86). Par ailleurs, la formule initiale – un établissement isolé – s’est assouplie pour répondre aux besoins de plus en plus divers que l’hypermarché ne pouvait satisfaire. Dès la fin des années 1960, l’hypermarché s’est entouré de galeries marchandes de plus en plus étoffées qui réunissaient des boutiques qui assumaient les risques de la diversité et de la mode, des grandes surfaces spécialisées (habillement, électroménager, mobilier), et des établissements de restauration rapide (Daumas, 2006a, p. 86).
21Cette forme nouvelle de distribution rencontra l’adhésion rapide d’un grand nombre de consommateurs. En témoigne le sondage réalisé par l’Ifop en 1970 qui révélait que 75 % des Français étaient favorables à l’accroissement du nombre de grandes surfaces, parce qu’elles faisaient baisser les prix et permettaient de grouper les achats, et que si 38 % n’y allaient jamais ou rarement, c’était tout simplement parce que le parc de magasins n’était pas assez dense (Roy, 1971, p. 113-114) ! Comment dès lors s’étonner de la croissance de la part de marché des grandes surfaces qui est passée de moins de 1 % en 1962 à 21 % en 1981 (Messerlin, 1982, p. 18).
22C’est la « société salariale »8 qui s’est épanouie pendant les Trente Glorieuses qui, grâce à l’augmentation sans précédent des salaires (le salaire moyen s’est accru de 4,6 % par an entre 1946 et 1976), a rendu possible le succès de l’hypermarché (et du supermarché) que tous les groupes sociaux pouvaient fréquenter sans pour autant qu’il uniformise la consommation car, si tout le monde y faisait ses courses, personne n’y achetait la même chose. Cependant, l’imitation du modèle de consommation des cadres dont tous rêvaient de rattraper le niveau de vie tirait la consommation de toutes les classes de la société vers le haut.
II. La poursuite de l’expansion des grandes surfaces dans un environnement plus difficile
23Le début des années 1970 a marqué une première rupture dans l’évolution de la distribution désormais confrontée au ralentissement de la consommation consécutif à l’entrée dans la crise, à l’exacerbation de la concurrence entre enseignes, à la fragmentation et à l’individualisation croissantes de la consommation, et aux exigences accrues des clients en matière de services. Ce qui a contraint les distributeurs à infléchir leur stratégie en associant poursuite de la croissance du parc, course à la taille et différenciation qualitative.
1. Poursuite de la croissance du parc et diversification dans le non alimentaire
24Inquiets devant la poussée continue de la grande distribution accusée de tuer le petit commerce, les pouvoirs publics ont cherché à contrôler la création de nouvelles surfaces commerciales. C’était l’objectif de la loi Royer, votée en 1973 sous la pression de la rue, qui attribuait à des commissions départementales d’urbanisme commercial (CDUC) le pouvoir d’accorder ou de refuser le permis de construire pour des surfaces supérieures à 1 500 mètres carrés (ou 1 000 dans les villes de moins de 40 000 habitants). Les CDUC ont sensiblement ralenti l’expansion des grandes surfaces en opposant un refus à 59 % des projets entre 1974 et 1992 ; qui plus est, en freinant la création de nouveaux points de vente, la loi Royer a installé les grandes surfaces alimentaires (GSA) localement en position de monopoles, ce qui leur a assuré un volume de ventes élevé et une part du commerce alimentaire en valeur supérieure (69 %) à celle de leurs homologues dans la plupart des pays européens (Askenazy et Weidenfeld, 2007, p. 16-17). En 1993, la loi Sapin a réformé le dispositif mis en place par la loi Royer et le gouvernement a gelé provisoirement les autorisations d’ouverture. En 1996, la loi Raffarin qui s’accompagnait également d’un gel des ouvertures, a abaissé à 300 mètres carrés le seuil à partir duquel une demande d’autorisation était obligatoire, l’objectif étant d’empêcher la diffusion des hard-discounters allemands dont le modèle, aux yeux du premier ministre Jean-Pierre Raffarin, était « plus inquiétant » que celui de la grande distribution classique (Askenazy et Weidenfeld, 2007, p. 21-23). Néanmoins, ces durcissements successifs des contraintes réglementaires n’ont pas bloqué l’expansion des GSA. En effet, les distributeurs ont continué de créer de nouveaux magasins afin de couvrir l’ensemble du territoire et d’accroître leurs parts de marché. Aussi le parc de GSA n’a-t-il cessé de s’étendre : les hypermarchés ont continué de progresser – de 466 en 1981, ils sont passés à 860 en 1990, puis à 1 143 en 2000 – ; quant aux supermarchés, leur effectif qui était de 4 335 en 1981 a culminé à 7 748 en 1995, avant de retomber à 5 863 en 2000, ce recul étant en partie imputable à la transformation par agrandissement de nombreux supermarchés en hypermarchés.
25De plus, à mesure que les consommateurs s’habituaient à la formule, la grande distribution élargissait son offre alimentaire en introduisant produits frais, boulangerie-pâtisserie, surgelés, ainsi que des rayons de vente à la coupe (viande, poisson, fromage) où le client est servi. Parallèlement, les consommateurs ayant pris l’habitude du self-service, les hypermarchés en ont étendu la pratique à de nouveaux produits en non-alimentaire : alors que l’habillement était déjà très présent, ils ont implanté des rayons de bricolage, jardinage, électroménager et meuble. De plus, au milieu des années 1980, à la suite de Leclerc, les distributeurs sont partis à la conquête de secteurs jusqu’alors inexplorés : carburant, livres, parapharmacie, cosmétiques, bijoux, et même services – épargne, assurance, voyages et loisirs – où les résultats furent moins probants (Chavanne, 1986, p. 154-190 ; Sicot et Vatimbella, 1990 ; Dauvers et Carluer-Lossouarn, 2004, p. 141-150 ; Legendre, 2018, p. 255-262). En définitive, l’augmentation du nombre de points de vente et la versatilité croissante de la clientèle ont rendu plus aiguë la concurrence entre GSA, et cela à un moment où elles étaient confrontées au développement de nouveaux formats.
2. La concurrence de nouveaux formats
26Obéissant à une logique de segmentation, le développement de nouveaux formats commerciaux, grandes surfaces spécialisées (GSS) et magasins de hard-discount, a affaibli les bases de la croissance de l’hypermarché.
27Dans le non-alimentaire, les GSS se sont développées au fur et à mesure de l’élargissement des attentes des consommateurs. Ce type de magasin n’était pas une nouveauté – Boulanger a été créé en 1954, Darty en 1957, Castorama et Leroy Merlin en 1966 – mais, ce qui était nouveau, c’était l’extension de la formule à partir des années 1970 à d’autres marchés que le meuble et l’électroménager : chaussures, habillement, parfumerie, multimédia, livres, jouets, décoration, bricolage, jardinage, articles de sport, etc. Dans tous ces secteurs, des magasins ont été créés par de véritables entrepreneurs qui avaient une authentique démarche marketing (Essel et Théret pour la Fnac, les frères Darty, Christian Dubois pour Castorama, etc.), mais la largeur et la profondeur de l’offre variaient beaucoup selon le positionnement commercial des enseignes (Moati, 2001, p. 156). Le développement des GSS a été très rapide car, face aux hypermarchés, elles ne manquaient pas d’atouts : spécialisation de l’offre, conseil au client, bon rapport qualité/prix, service après-vente efficace, crédit. La famille Mulliez a développé une formule originale : d’une part, elle a multiplié les enseignes (Pimkie, Kiabi et Jules pour l’habillement, Decathlon pour le sport, Leroy Merlin pour le bricolage, Norauto pour l’équipement automobile, Boulanger pour l’électroménager, etc.) et, de l’autre, elle a réuni sur une zone commerciale plusieurs GSS autour d’un hypermarché Auchan, ce que Gérard Mulliez appelait un « campus Auchan » (Gobin, 2006 ; Boussemart, 2008). Dans les années 1980 et 1990, le développement à marche forcée des GSS a contraint les hypermarchés à renoncer aux produits – meubles, literie, luminaires – pour lesquels ils n’étaient plus compétitifs pour se consacrer à ceux – électroménager, hi-fi, jeux vidéo ou micro-ordinateurs – sur lesquels leur puissance leur permettait d’offrir des prix avantageux (DECAS-RHODE, 2000 ; Séguin, 2001).
28Ce sont des groupes allemands (Aldi et Lidl) qui ont impulsé le développement du hard-discount, Aldi ouvrant son premier magasin à Croix, près de Lille, en 1988. Ce nouveau type de magasin radicalisait la logique du discount : entrepôt de moins de 1 000 mètres carrés, produits présentés dans des cartons ou sur des palettes, suppression de tout service au client, assortiment restreint (moins de 600 références) et prix inférieurs de 20 % à ceux des grandes surfaces classiques. Le succès de la formule a incité les groupes français à créer leurs propres enseignes (Leader Price, Le Mutant, GDM, Europa Discount, Dia, etc.) [Anquez, 1993]. Dans un contexte de faible progression du pouvoir d’achat, le hard-discount a permis aux consommateurs, et pas seulement aux ménages à faibles revenus qui les plébiscitaient, de réduire leurs dépenses d’alimentation. En poussant les groupes de distribution alimentaire à gonfler leurs « marges arrière » et donc à augmenter leurs prix de vente au consommateur, la loi Galland (1996) a créé un contexte favorable à l’extension du hard-discount, lequel vendait surtout des marques de distributeurs qui n’étaient pas assujetties à la même législation que les marques nationales et, en conséquence, pouvait pratiquer des prix bien inférieurs à ceux des marques nationales vendues par les hypermarchés (Billows, 2017, p. 125-128). Aussi sa progression a-t-elle été spectaculaire : le nombre de magasins est passé de 112 en 1989 à 3 889 en 2005, pendant que leur part de marché montait de 3,5 % en 1993 à 8,8 % en 1999 pour atteindre 13,3 % en 2005. Face à cette expansion apparemment irrésistible, les hypermarchés ont contre-attaqué sur le terrain du prix : ils ont retravaillé leurs gammes de produits premiers prix de sorte que leurs prix étaient inférieurs de 7 % à ceux du hard-discount, créé des espaces de self-discount où les produits de base (riz, pâtes, légumes secs, etc.) sont vendus en vrac afin que le client achète juste ce dont il a besoin et à un prix serré, ce que permettent les économies réalisées sur l’emballage et la publicité, multiplié les campagnes de promotion et même décidé en 2005 une baisse généralisée des prix (Dauvers et Carluer-Lossouarn, 2004, p. 193-204 ; Les Échos, 2003, p. 73-74)9. Cette politique a été payante puisque le hard-discount a vu sa part de marché reculer à partir de 2008.
3. La course à la taille
29Internationalisation et concentration ont permis aux distributeurs de se renforcer. À partir de 1973, Carrefour a créé avec succès des filiales à l’étranger (Espagne, Brésil, Argentine, Taïwan), les autres groupes (Promodès, Auchan, Euromarché, Docks de France) ne tardant pas à l’imiter. Toutes les enseignes françaises ont privilégié les pays où la consommation était peu développée, la concurrence faible et la réglementation peu contraignante. Le nombre d’hypermarchés français installés à l’étranger a crû de manière impressionnante : 52 en 1981, 109 en 1989 et 647 en 1999. En conséquence, l’international représentait une part croissante du chiffre d’affaires des distributeurs français – chez Carrefour, qui a su parfaitement adapter son offre aux marchés locaux, les ventes hors de France sont passées de 17 % en 1983 à 40,5 % en 1997, puis à 50,8 % en 2004 (Daumas, 2006b) –, et constituait pour eux un important relais de croissance. Seuls faisaient exception les groupes décentralisés, Leclerc, Intermarché et Système U ; le premier n’a pas tenté l’aventure avant 1991 et il y a connu un semi-échec faute d’y avoir consacré des moyens suffisants et, surtout, parce que « le modèle semble impossible à exporter » (Legendre, 2018, p. 343-358).
30Fusions et acquisitions ont également permis aux distributeurs d’accroître leur taille et leur puissance. À partir de 1992, les opérations de concentration ont changé d’échelle pour toucher désormais des groupes nationaux (prise de contrôle de Mammouth et Atac par Auchan et d’Euromarché par Carrefour en 1992, de Docks de France par Auchan en 1996, de Franprix par Casino en 1997, des Comptoirs modernes par Carrefour en 1998). La fusion de Carrefour et de Promodès en 1999 a couronné le processus en donnant naissance au deuxième groupe mondial de distribution (240 000 salariés, 9 061 magasins et 340 milliards de francs de chiffre d’affaires hors taxe), mais sa digestion fut laborieuse en raison de profondes différences de culture entre les deux groupes. La concentration a renforcé le poids des cinq premiers groupes français dont la part dans les ventes du secteur est passée de 55,7 % en 1992 à 80,7 % en 2000 (Lhermie, 2001, p. 173-180 ; Allain et Chambolle, 2003, p. 43-49 ; Moati, 2001, p. 134-137 et 241).
4. Une stratégie de différenciation
31L’individualisation croissante des comportements des consommateurs, moins centrés sur la famille, les styles de vie se superposant aux critères sociodémographiques, est à l’origine d’une demande croissante de diversité et de qualité qui a amené certains auteurs, sans craindre l’oxymore, à parler de « consommation de masse personnalisée » (Rochefort, 1995 et 1997). En rendant insuffisante une approche exclusivement centrée sur les prix, cette transformation de la consommation de masse a incité les distributeurs à adopter une stratégie marketing davantage tournée vers le client que vers le produit.
32Le « marketing d’enseigne » (publicité, aménagement des magasins, choix des produits, etc.) visait à singulariser les enseignes pour en faire de véritables marques susceptibles de retenir la clientèle (Moati, 2001, p. 146). Mais cette politique n’a pas donné les résultats attendus car, en définitive, toutes ont adopté les mêmes dispositifs, de sorte qu’elles ne se distinguaient guère les unes des autres. La différenciation des formats a joué un rôle plus important : en multipliant les concepts commerciaux, les distributeurs s’efforçaient de répondre à des besoins spécifiques afin d’exploiter chaque segment du marché. La formation de groupes multiformats qui résultait de fusions successives dans les années 1990 a amplifié cette tendance. En fusionnant avec Promodès (1999), Carrefour a pris le contrôle de supermarchés, de magasins de hard-discount et de supérettes ; spécialisés dans les supermarchés, les groupes d’indépendants ont pour leur part fait le chemin en sens inverse. C’est ainsi que s’est structurée une offre commerciale formée de magasins à la fois concurrents et complémentaires.
33Inventées par Carrefour en 1976 avec les « produits libres » (Thil et Baroux, 1992 ; Soulabail, 2010), les marques de distributeur (MDD) ont été, pour les enseignes, un moyen de relancer la consommation qui s’était tassée après le premier choc pétrolier. D’abord conçues comme des produits de basse qualité vendus à bas prix, elles ont ensuite été développées comme copies des marques nationales, d’une qualité équivalente mais moins chères ; toutefois, le mimétisme n’a permis ni différenciation ni fidélisation du client. Comment s’en étonner quand on sait, par exemple, que Panzani fabriquait des spaghettis pour Casino et Auchan sur la même chaîne de fabrication que pour sa propre marque ? Les MDD de la troisième génération (terroir, bio, etc.) se présentaient comme des produits ayant une forte identité mais étaient en réalité peu différentes d’une enseigne à l’autre, le succès d’un produit déclenchant aussitôt une vague d’imitation. Or, une marque ne réussit à fidéliser le client que lorsqu’elle singularise un type de produit comme ce fut le cas avec Reflets de France pour les produits de terroir (Promodès, Carrefour). Si Reflets de France est une des rares réussites françaises en matière de MDD, elle le doit pour beaucoup au processus de définition des produits qui est particulièrement exigeant. Cependant, si Reflets de France a pu un temps différencier l’assortiment de Carrefour, l’imitation par les enseignes concurrentes qui se sont à leur tour dotées de MDD terroir, explique que, rapidement, le mimétisme l’ait emporté sur la différenciation (Grandclément, 2006, p. 221-252 ; Bergès-Sennou, Monier-Dilhan et Orozco, 2006 ; Moati, 2008 et 2010, p. 133-154). Le bio a été victime du même phénomène d’imitation : après Carrefour Bio (1997), sont venus Cora Nature Bio, Casino Bio et Bio Village chez Leclerc. La seule exception durable à cette dialectique différenciation/imitation est sans doute la marque Monoprix Gourmet créée en 1986 qui s’adresse à une clientèle citadine aisée prête à payer plus cher pour avoir des produits qui associent qualité, innovation et modernité10. Globalement, le poids des MDD dans les ventes de produits alimentaires de la grande distribution s’est accru – de 18,2 % en 1999 à 21,9 % en 2003, puis 29,9 % en 2011 – mais leur place dans les assortiments des GSA demeurait moins importante que dans la plupart des pays européens.
34L’adoption de l’approche client a entraîné une institutionnalisation progressive du marketing. L’évolution de Carrefour est de ce point de vue emblématique. Jusqu’aux années 1980, le groupe a conservé une organisation très décentralisée : la gestion des achats, des stocks et des prix était confiée au chef de rayon qui suivait l’activité de son rayon à travers des indicateurs de performance (Lhermie, 2001, p. 74-78). Dans ce système, il n’y avait pas de place pour un service marketing. À partir du début des années 1990, la mise en place d’une cellule marketing au niveau du groupe et l’extension des compétences de la centrale d’achat nationale ont dépossédé le chef de rayon polyvalent de ses attributions (Colla, 1997, p. 214 ; Barrey, 2004, p. 148-159). L’importation d’outils et de méthodes conçus pour l’industrie a contribué à imposer « un marketing de siège, centralisateur, coupé de la réalité des magasins », ce qui s’est traduit par une perte de réactivité et de pertinence dans la définition de l’assortiment (Ducrocq, 2003, p. 27-29). Par la suite, la direction de Carrefour n’a cessé d’hésiter entre renforcer la centralisation ou redonner plus de pouvoir aux directeurs de magasin.
35Enfin, toutes les enseignes ont cherché à approfondir la relation client. D’une part, elles ont multiplié les services : accueil, attente aux caisses réduite, signalétique plus claire, assistance des clients par des vendeurs compétents, livraison à domicile, service après-vente, etc. Par ailleurs, en 1996-1997, plusieurs enseignes (Cora, Continent, Auchan, Carrefour, etc.) ont réaménagé les rayons non alimentaires en regroupant dans des « univers de consommation » des produits complémentaires du point de vue fonctionnel (sports, culture, multimédia, hygiène-beauté, bébé, etc.), créant ainsi des espaces spécialisés au sein d’un magasin généraliste (Moati, 2001, p. 151 et 158-159 ; Barrey, 2004, p. 136-137). Mais cette formule qui avait le double inconvénient d’être difficile à mettre en place et à gérer, et de créer un circuit d’achat compliqué qui allongeait la durée des courses, a donné des résultats décevants, si bien que loin d’annoncer l’évolution des GSA vers une fonction de multispécialistes, elle a fini par être abandonnée. Enfin, en convertissant les achats en points bonus, les cartes de fidélité – la première est apparue en 1994 – avaient pour objectif de récompenser les clients fidèles et d’orienter leurs achats (Dauvers et Carluer-Lossouarn, 2004, p. 219-223 ; Barrey, 2004, p. 141-142).
36Au début des années 2000, au terme d’une décennie d’évolutions mal maîtrisées, la situation pouvait se résumer d’une phrase : « Une puissance accrue, mais des performances dégradées et des stratégies à réinventer » (Ducrocq, 2003, p. 18). Ce constat valait tout particulièrement pour Carrefour qui, certes, avait atteint ses objectifs en termes de taille et de puissance, mais dont le positionnement manquait de clarté, de sorte que ses ventes reculaient sur le marché national au profit de Leclerc, que le non-alimentaire alignait des résultats en berne, que la rentabilité chutait et que son image, tiraillée entre les prix et la qualité, était brouillée11.
III. La crise de la grande distribution et l’avenir de l’hypermarché
37À partir du début du siècle, la grande distribution a été confrontée à une série d’évolutions qui, en prolongeant des tendances antérieures, l’ont fragilisée (Legait, 2002) : les transformations de la population (vieillissement, réduction de la taille des ménages, augmentation du nombre de célibataires, etc.), la fragmentation des modes de consommation sous l’effet de l’effritement de la société salariale (recul quantitatif et paupérisation des classes populaires, poids agrandissant des classes moyennes aisées), le ralentissement de la consommation, la progression des dépenses préengagées dans le budget des ménages qui réduit d’autant le reste à consommer, l’expansion de la consommation de services au détriment des biens manufacturés, la saturation de la couverture du territoire en magasins, et la concurrence grandissante du commerce électronique et des plateformes, sans parler de la dégradation de son image, les consommateurs reprochant aux hypermarchés leur trop grande taille, leur éloignement, leur anonymat et une offre surabondante qui favorise la surconsommation.
38Les symptômes de la crise qui ébranle toute la distribution sont nombreux : perte de vitesse des hypermarchés, disparition d’enseignes en difficulté (Virgin, Surcouf, Fly, etc.), multiplication des concepts commerciaux, concurrence exacerbée débouchant sur des guerres des prix dévastatrices, rapprochements avortés entre groupes (Système U et Auchan, Carrefour et Casino), fermeture ou vente de magasins peu rentables, plans sociaux, repli sur l’Hexagone, valse des dirigeants et des plans stratégiques, etc. Mais, évidemment, c’est la dégradation de la situation de Carrefour et d’Auchan qui est l’élément le plus frappant : chez le premier, le chiffre d’affaires a décliné régulièrement depuis 2010 (de 89,3 milliards d’euros à 76,2 en 2018), quand le second a aligné six années de baisse consécutives, le recul des ventes se traduisant par une diminution de la rentabilité et même par une perte catastrophique en 2018. Toutefois, il n’est pas inutile de souligner que la France n’est pas la seule touchée par les difficultés de la grande distribution et que, dans tous les pays développés, on constate de grands chamboulements dans le paysage commercial12.
1. Croissance extensive et différenciation
39Dans ce nouveau contexte, les groupes de distribution ont associé croissance extensive et stratégie de différenciation. Ils ont poursuivi le développement de leur parc de magasins (pour les seuls hypermarchés, de 1 217 en 2002 à 2 179 en 2019), afin, en quadrillant le territoire, d’accroître leur part de marché. Après des années de politique de prix confuse, seul Leclerc restant résolument fidèle à une stratégie de prix bas qui s’est révélée payante (Legendre, 2017, p. 276-279), tous les distributeurs ont donné la priorité ces dernières années aux prix bas toute l’année, car ils y voient la clé du succès dans un contexte de stagnation du pouvoir d’achat13. Simultanément, ils ont recherché une plus grande différenciation afin de faire face à la diversification des comportements des consommateurs, d’où la segmentation de leur offre (premiers prix, produits de terroir, bio, hallal, sans gluten, vegan) et la multiplication des formats (hypermarché, supermarché, hard-discount, drive, proximité, snacking, etc.).
40Les MDD et les drives, notamment, ont été les instruments de cette politique. Même si la part des MDD dans les ventes a tendance à se tasser (38,7 % en 2011, 37,3 % en 2014) du fait de la réduction de l’écart de prix avec les marques nationales, elles ont permis aux enseignes de se différencier, les MDD économiques reculant devant les MDD thématiques, bios et écologiques, fabriquées selon un cahier des charges spécifique14. L’important est que les MDD leur ont permis de répondre au hard-discount sur le terrain du prix en s’adressant à une clientèle au pouvoir d’achat limité. Quant au drive (les clients font leurs achats sur Internet et les récupèrent préparés et emballés dans un entrepôt dédié, accolé à un magasin ou indépendant), qui permet d’éviter les achats d’impulsion, de gagner du temps et de s’épargner le fardeau des produits lourds, il est en plein essor (5 133 drives en mai 2019 contre 4 025 en 2016 et une progression des ventes de 40 % entre 2015 et 2017) : loin de cannibaliser l’hypermarché, il a attiré des clients qui ne le fréquentaient pas, en particulier les ménages avec enfants (54 % de la clientèle en 2016)15, et représente aujourd’hui (2018) 5,7 % des ventes.
2. Les GSS entre difficultés et adaptation
41Les GSS ont certes progressé au détriment des hypermarchés, mais elles ont également souffert de la concurrence du commerce en ligne et de la transformation des habitudes des consommateurs. Nombre d’enseignes historiques – Surcouf, Virgin, Fnac, Conforama, Fly, Darty, Castorama, Mr Bricolage, etc. – ont été soumises à de rudes turbulences, certaines disparaissant ou étant absorbées, quand d’autres étaient contraintes de vendre des magasins pour éponger leurs pertes16. Dans le meuble, le bricolage et la culture, la concurrence de la vente en ligne a été redoutable, les enseignes peinant notamment à rivaliser avec Amazon qui, avec son offre exhaustive, ses prix réduits et ses livraisons rapides, a tout pour séduire les consommateurs. Toutefois, d’autres facteurs ont également joué un rôle. Dans le cas, par exemple, de Virgin Megastore, des loyers trop chers dans les centres-villes, une offre trop dépendante de la trilogie CD/DVD/livres, et une implantation limitée aux métropoles où l’offre est pléthorique, expliquent la faillite en 2013 d’un groupe si mal en point qu’il n’a pas trouvé de repreneur17.
42Au contraire, après plusieurs années de difficultés liées au recul de la lecture et à la crise du disque, la Fnac a su enrayer l’érosion de son chiffre d’affaires en développant les ventes sur Internet et l’offre de produits techniques, en introduisant de nouvelles familles de produits (jeux-jouets, petit électroménager, papeterie, téléphonie et objets connectés), et en ouvrant de nouveaux magasins plus petits dans les villes moyennes, les gares et les aéroports. Une fois redressée, la Fnac a repris Darty dont le modèle avait été mis à mal par la crise de 2008 et le développement d’Internet, afin de construire un groupe plus puissant en position de faire des économies sur les achats, de mutualiser la logistique et les fonctions support, et de développer la coopération entre les deux enseignes (des corners Darty implantés dans les magasins Fnac et inversement)18. Certes, le redressement des GSS en difficulté n’aurait pas été possible sans développer les ventes en ligne, mais il leur a fallu aussi redéfinir leur offre et redessiner leur parc de magasins. La conquête des centres-villes est un volet essentiel de cette stratégie : Leroy Merlin, Darty, Ikea, But ou Decathlon ont implanté des magasins de plus petite taille qui fonctionnent selon une logique de showroom et s’adressent à une clientèle urbaine aisée qui n’a pas de voiture et répugne à passer du temps dans des magasins périphériques, trop lointains et trop grands. C’est ainsi que, depuis 2018, Leroy Merlin a ouvert à Paris cinq magasins de 1 500 mètres carrés centrés sur la décoration et le petit bricolage, d’où leur nom de Leroy Merlin Appart19. Celui de La Madeleine propose seulement 30 000 articles mais, grâce à 30 bornes digitales, le client peut accéder à 100 000 références et passer ses commandes qu’il peut régler avec son portable et récupérer deux heures plus tard en magasin ou se faire livrer chez lui. Le magasin comprend aussi un espace d’exposition (un appartement de 52 mètres carrés aménagé et décoré pour donner des idées aux clients) et offre des services inédits (espaces de conception, atelier des bricoleurs, cours de bricolage). En somme, un magasin de centre-ville centré sur le client et la diversité de ses parcours d’achat. Faute d’avoir été bien anticipée, la montée en puissance du e-commerce (Amazon, Made.com), de la vente d’occasion (Le Bon Coin) et de magasins qui jouent à la fois sur une image de mode et de modernité, le renouvellement, les petits prix et une implantation centrale (Hema, SØstrene Grene), sans même parler des soldeurs et des déstockeurs, a fragilisé le modèle historique d’Ikea qui a répliqué en proposant de nouveaux services (location de mobilier, montage des meubles à domicile) et l’accès à la totalité de son offre en ligne, et, parallèlement, en ouvrant en 2019 en plein cœur de Paris, à La Madeleine, un magasin d’un nouveau genre : une surface de 5 400 mètres carrés, soit cinq fois moins qu’un magasin classique, sans parcours imposé ni vaste entrepôt où récupérer les achats ; les clients y découvrent près de 4 000 références mais seulement 1 500 sont disponibles à emporter contre 9 000 habituellement ; ils peuvent y faire leurs emplettes mais aussi commander et retirer leurs achats20.
3. La crise de l’hypermarché
43L’hypermarché, dont les premiers signes d’essoufflement remontent à la fin des années 1990 (Quainon, 1997), est confronté aujourd’hui à de sérieuses difficultés qui tiennent à son inadaptation aux attentes des consommateurs qui vivent les courses comme une corvée, veulent davantage de service et de conseil, et sont soucieux de santé et d’écologie, tout en continuant à faire du prix un critère prioritaire. C’est pourquoi il subit de plein fouet la concurrence des spécialistes. D’abord en non-alimentaire où il ne peut rivaliser ni avec les GSS qui ne cessent de se diversifier pour toucher tous les segments du marché et occupent des positions dominantes dans la plupart des familles de produits, ni avec Internet où les ventes sont en plein essor en raison de la multiplication des sites marchands, de l’exhaustivité de l’offre et de la commodité des achats (elles sont passées de 0,1 % du chiffre d’affaires du commerce de détail en 2000 à 2,8 % en 2010 avant de grimper à 9 % en 2018 avec un chiffre d’affaires de 92,6 milliards d’euros)21. C’est ainsi que les hypermarchés ont dû renoncer à vendre des articles de sport et de bricolage, et que leurs ventes ont reculé dans l’habillement, les jeux et jouets, l’électroménager et les livres, de sorte que la part du non-alimentaire dans leur chiffre d’affaires a chuté de 28 % en 2010 à 20 % en 201822. C’est aussi le cas pour l’alimentaire où il est confronté à la multiplication des circuits alternatifs (AMAP, magasins et marchés de producteurs, supermarchés coopératifs sur le modèle de la Louve à Paris, magasins de vrac, etc.), à la vente sur Internet, même si elle est encore marginale, et surtout au développement de grandes surfaces spécialisées, comme Grand Frais. Créée en 1992 et devenue la préférée des Français en 2018, cette enseigne qui affiche une image traditionnelle (l’architecture de ses magasins s’inspire des Halles de Baltard) et moderne (elle a été la première à utiliser les brumisateurs pour rafraîchir fruits et légumes) à la fois, et propose un large choix de produits frais et de qualité (fruits et légumes, fromagerie, poissonnerie et boucherie) en sous-traitant des rayons à des commerçants et producteurs locaux ; sa progression a été très rapide tant pour le nombre de magasins (20 en 2003, 94 en 2010 et 222 en mai 2019) que pour le chiffre d’affaires (de 400 millions d’euros en 2012 à 1,7 milliard en 2018)23.
44Mais il est plus difficile encore à l’hypermarché de contrer l’expansion des magasins de proximité qui représentaient 7,3 % du marché en 2015. Implantées dans les centres-villes, les supérettes (entre 200 et 900 mètres carrés), qui répondent aux besoins de proximité, de praticité et de rapidité des courses, ont vu leur nombre s’accroître fortement entre 2005 (6 128) et 2015 (8 518)24, les grands groupes, et d’abord Carrefour (Carrefour City, 8 à Huit, etc.) et Casino (Vival, Spar, Franprix, etc.), se livrant une concurrence acharnée sur ce terrain, notamment dans la capitale, alors que Leclerc (à Paris, mais aussi à Nantes, Reims ou Lyon, le site Chez moi Leclerc permet de commander en ligne ses courses qu’on réceptionne à domicile ou dans les drives piétons baptisés Leclerc Relais) et Auchan (My Auchan) tentent de rattraper leur retard. Ces magasins offrent des horaires d’ouverture plus larges et un assortiment limité aux produits courants et composé majoritairement de marques propres, mettent l’accent sur le frais et les produits « prêts-à-consommer » destinés à une clientèle active et pressée, et proposent des services de plus en plus nombreux (file unique en caisse, espace repas, livraison, prêt de cabas, zone équipée de Wi-Fi, fontaine à eau, etc.)25. Le développement de ce format s’accompagne d’une communication qui fait l’éloge du métier de commerçant et d’une proximité devenue synonyme d’accueil, de service et de plaisir. Sa réussite tient à ce qu’il constitue « un savant mélange des marqueurs de la grande distribution et de l’épicerie » (Chabault, 2020, p. 71) et s’adapte bien aux nouveaux comportements de consommateurs qui font leurs courses dans plusieurs circuits et fractionnent leurs achats (Dembo, Bourdon, Fourniret et Mathé, 2017, p. 16 et 34-35). Même si c’est encore anecdotique, la formule s’étend jusque dans les communes rurales où commerces et services sont en passe de disparaître : Comptoir de campagne, une start-up lyonnaise créée en 2015, multiplie les ouvertures de magasins (11 au printemps 2020) dans des villages du Forez, du Beaujolais et du Dauphiné, où elle commercialise des produits locaux (1 500) et propose des services (la Poste, cordonnerie, pressing, repassage, livraison de gaz, presse, etc.) ainsi qu’une offre de petite restauration afin de développer le lien social, le tout complété par un site de vente en ligne26.
45Transformé en soft-discount, le hard-discount progresse aux dépens des hypermarchés. La loi LME (loi de modernisation de l’économie), votée en 2008, a redonné de la compétitivité aux distributeurs traditionnels en leur donnant la possibilité de baisser les prix des produits de marques nationales et de concurrencer ainsi directement les discounters. La guerre des prix qui en a résulté a provoqué la disparition de deux enseignes de discount, Ed et Dia, et d’un quart des magasins entre 2014 et 2019. Pour ne pas disparaître, les groupes de hard-discount ont révisé leur stratégie. Sans renoncer pour autant à son positionnement discount (son slogan reste : « Le vrai prix des bonnes choses »), c’est Lidl qui est allé le plus loin dans cette voie : les magasins ont été agrandis (de 600 à 1 400 mètres carrés) et rénovés afin d’améliorer le confort des courses, l’offre fait davantage de place aux produits frais, à des marques propres qualitatives et aux marques nationales, de bonnes affaires sont proposées chaque semaine et des promotions chocs sont régulièrement organisées pour générer du trafic dans les magasins (en juin 2019, Lidl a commercialisé un robot cuiseur connecté au prix de 359 euros, soit trois à quatre fois moins cher que son concurrent, le Thermomix). Netto, Leader Price et Aldi ont imité Lidl mais les résultats sont inégaux : les enseignes françaises reculent quand les allemandes progressent. La réussite de Lidl est impressionnante : son chiffre d’affaires a crû de 4,5 % par an entre 2010 et 2018 et sa part de marché est passée de 4,8 % en 2010 à 6,2 % en 2019, si bien qu’aujourd’hui il est au coude-à-coude avec Auchan27.
46Dans le non-alimentaire (textile, décoration, mobilier, produits ménagers et d’hygiène, etc.), des enseignes de déstockage (Gifi, Action, Normal, Stockomani, Noz, Centrakor, etc.) qui vendent des fins de série ou des produits de marques importés d’autres pays européens en jouant sur les écarts de prix, ne cessent d’ouvrir des magasins (2 656 en 2019 contre à peine plus de 1 000 en 2010)28. Dopées par les tensions sur le pouvoir d’achat, de nouvelles enseignes se sont implantées ces dernières années : Costco en 2017, Normal et B&M en 2019, Klo en 2020, etc. Bien plus, certaines de ces enseignes connaissent une croissance explosive : installé en France en 2012, le néerlandais Action29 compte près de 500 magasins en 2019, et le Français Centrakor, créé en 2007, en totalise plus de 400 ! La forte progression du chiffre d’affaires du secteur (+ 19 % en 2019) repose sur un positionnement discount radical qui évoque davantage les bazars que les grandes surfaces classiques (Action propose plus de 2 000 références à moins d’un euro…), mais aussi sur le renouvellement très rapide de l’offre afin de ménager des surprises et d’entretenir la dimension plaisir des achats30. La trajectoire de Gifi illustre bien la dynamique du secteur. Fondée en 1981, l’enseigne qui a évolué de la solderie vers le magasin premier prix (67 % des articles sont vendus à moins de 5 euros), propose une large sélection d’articles pour la famille, la maison et le jardin (28 000 références), dont la moitié est renouvelée chaque année. Après deux décennies de développement mesuré, sa croissance s’est accélérée : de 100 magasins en 1998, Gifi est passé à 492 en mars 2019, et a racheté plusieurs enseignes en difficulté (Tati, La Foir’Fouille, Besson Chaussures)31. Au total, le succès de ce type de magasins s’explique par l’efficacité de leur promesse : ils « apportent l’assurance de trouver moins cher qu’ailleurs tout en donnant l’impression que l’on peut consommer autant qu’on veut. Tout le contraire d’un hypermarché classique qui offre, lui, des produits parfois inaccessibles, générateurs de frustrations »32.
4. Réinventer l’hypermarché ?
47Malgré les critiques, les Français continuent de fréquenter assidûment les hypermarchés (74,4 % des ménages y font leurs courses en 2017) et y font 44 % de leurs achats de produits de grande consommation (2017), mais leur chiffre d’affaires progresse moins vite que l’ensemble du marché (0,3 % contre 3 % entre 2015 et 2017)33. Au demeurant, ce sont les grands hypermarchés, surtout représentés dans les portefeuilles de Carrefour, Auchan et Casino, qui souffrent de la désaffection des consommateurs et voient leurs ventes se tasser, quand les plus compacts (entre 6 000 et 8 000 mètres carrés), sous enseigne Leclerc, Système U et Intermarché, qui ont une offre alimentaire mieux adaptée, tirent leur épingle du jeu et voient leurs parts de marché progresser. Il en va de même pour les supermarchés qui représentent 33 % des achats des ménages. Cependant, toutes les enseignes, et d’abord les groupes intégrés qui ont mis en place d’ambitieux plans de relance, s’efforcent de « réinventer » l’hypermarché : elles réduisent la taille des magasins (de 20 à 30 % chez Casino) de façon à accueillir des GSS (H&M dans le Casino d’Angoulême), concèdent des rayons non alimentaires à des spécialistes (Darty chez Carrefour et la Fnac chez Intermarché), redéfinissent l’offre alimentaire en mettant l’accent sur le bio34, le frais, la traçabilité, l’élimination des additifs, le made in France, le local, la réduction des emballages, et la transparence (d’où la diffusion d’applications comme « Y’a quoi dedans ? » chez Système U), reconquièrent les centres-villes en y implantant des drives piétons et de petits supermarchés (type Carrefour Market), investissent massivement dans le numérique afin d’améliorer la complémentarité entre l’offre physique et l’offre en ligne et d’anticiper l’arrivée d’Amazon dans l’alimentaire (d’où aussi l’alliance de Carrefour avec Google)35, mettent en place de nouveaux services (restauration, cours de cuisine, espaces récréatifs, zone Wi-Fi, paiement par téléphone, etc.) et la livraison express à domicile, expérimentent des dispositifs informatiques susceptibles de bouleverser la façon de faire les courses (magasin sans caisses, reconnaissance faciale, chariot muni d’un écran intelligent, etc.), et se replient sur l’Hexagone (Carrefour a cédé ses magasins en Chine, Casino dans l’océan Indien et Auchan en Italie) afin d’y concentrer les investissements sur la rénovation de l’hypermarché36.
48La grande distribution ne s’est jamais adressée à une clientèle homogène, mais depuis les années 1980, les différentes couches sociales qui formaient la société salariale durant les Trente Glorieuses et constituaient le socle de son développement, s’éloignent de plus en plus les unes des autres en raison des évolutions divergentes des statuts professionnels et des revenus, si bien qu’il en résulte des parcours d’achat très contrastés : du fait de la faible progression des salaires et de l’accroissement des dépenses engagées, les petites classes moyennes et les classes populaires, sont contraintes à une gestion vigilante de leurs dépenses, voire à se priver, et, en conséquence, recherchent d’abord les prix bas et les promotions et recourent de façon croissante au hard-discount (Lambert, 2012, p. 407-408) et aux déstockeurs, sans même parler de « l’économie de la débrouille » (Fourquet, 2019) qui s’organise autour des vide-greniers et de l’achat-vente entre particuliers sur Le Bon Coin ; à l’inverse, les classes moyennes supérieures dont le poids s’est beaucoup accru et dont les revenus leur permettent de multiplier les consommations coûteuses et distinctives, plébiscitent la diversité, la qualité et la proximité, et du coup se tournent vers les magasins de proximité, les circuits courts, les GSS rénovées implantées en centre-ville et les plateformes d’e-commerce dont, à l’image d’Amazon, les produits viennent du monde entier (Daumas, 2018, p. 446-503 ; Fourquet, 2019, p. 8-9 ; Chabault, 2020, p. 72-73). En conséquence, l’hypermarché perd des clients par en haut et par en bas.
Conclusion
49Tirée dans sa phase pionnière par l’accroissement impétueux de la consommation, la croissance de la grande distribution s’est nourrie du cercle vertueux « marge réduite, prix bas, gros volume ». Mais, à partir des années 1970-1980, le ralentissement de la consommation, un environnement plus concurrentiel, l’effritement de la société salariale, et des consommateurs plus individualistes, ont contraint les distributeurs à redéfinir leur stratégie. Ils ont combiné dans des proportions variables le modèle des origines fondé sur l’extension du parc de magasins et les prix bas avec un positionnement focalisé sur l’approche client et la recherche d’une plus grande différenciation. Au demeurant, l’approfondissement de la relation client ne signifie pas que le consommateur est traité comme une personne unique aux besoins singuliers mais, au contraire, que « la personnalisation de la demande consiste en réalité à homogénéiser des demandes qui se vivent comme individuelles » (Floris et Ledun, 2013, p. 164). Cette stratégie a certes permis à la grande distribution de continuer à se renforcer et à conquérir des parts de marché, mais des évolutions mal maîtrisées ont débouché sur une « crise existentielle ».
50Depuis le début du siècle, les difficultés se sont encore aggravées du fait de la concurrence de nouveaux formats qui sape les bases de la croissance de l’hypermarché et de la menace que l’e-commerce fait peser sur la distribution traditionnelle, alors que, plus que jamais, elle doit s’efforcer de s’adapter aux exigences multiples et contradictoires des consommateurs. Toute la distribution est fragilisée par ces évolutions, mais c’est l’hypermarché qui concentre les difficultés au point que les commentateurs en annoncent périodiquement la mort prochaine. En réaction, tous les groupes ont multiplié les initiatives pour le relancer, mais il est encore trop tôt pour se prononcer sur la réussite de cette stratégie qui éloigne l’hypermarché du concept sur lequel s’est fondée son expansion.
51Les évolutions récentes de la grande distribution soulèvent deux questions étroitement liées, l’une concernant la structure du secteur et l’autre l’avenir de l’hypermarché. L’effritement de la société salariale et la fragmentation des modes de consommation qui en résulte sont à l’origine de l’émergence de segments de marché dédiés à des groupes sociaux spécifiques, d’un côté les différentes formules de magasins qui donnent la priorité au prix et visent les clientèles à revenu modeste, et de l’autre, à l’inverse, les enseignes qui s’adressent à des clientèles à fort pouvoir d’achat et privilégient la qualité, le choix et le service. Cette évolution amène à se demander jusqu’où peut aller le développement de ces nouveaux formats et quelle sera la place de l’hypermarché dans la nouvelle configuration qui est en train de prendre forme. Quant à ce dernier, toute la question est de savoir si les mesures prises pour en relancer la dynamique vont déboucher sur un simple rafistolage incapable de répondre aux attentes des consommateurs et de contrer l’offensive des géants du numérique, ou bien si elles se traduiront par une réorganisation sur de nouvelles bases et, en définitive, par la cristallisation d’un nouveau modèle de la distribution.