Jean Diable de Paul Féval, un précurseur oubliédu roman policier fr...
- ️Aklouf, Saliha
- ️Tue Jun 27 2017
Résumés
Traditionnellement on désigne L’affaire Lerouge d’Émile Gaboriau comme étant le premier roman policier français. Ce roman s’ouvre sur le meurtre d’une femme, celui de la veuve Lerouge. Rapidement les soupçons se portent sur un jeune homme, mais ce présumé coupable semble avoir un double. On retrouve ces mêmes éléments dans Jean Diable de Paul Féval. Gaboriau connaissait l’existence de ce roman et était le disciple de Féval. On est alors amené à s’interroger sur la place de ce pionnier, de celui qui mériterait la place de premier roman policier.
The traditionally denotes Lerouge case of Émile Gaboriau as the first French detective novel. The novel opens with the murder of a woman, the widow Lerouge. Quickly suspicion focuses on a young man, but the alleged perpetrator appears to have a double. We can find the same elements in Jean Diable from Paul Féval. Gaboriau knew of this novel and was the disciple of Féval. It is then brought to question the place of this pioneering work which deserves the place of first detective novel.
Texte intégral
1Le roman policier est un genre littéraire à la fois attrayant et fascinant. L’imagination, la réflexion et le pouvoir de déduction du lecteur sont mis à rude épreuve. Mais qui est à l’origine de cette renommée ? Quel est le nom, l’identité de ce premier écrivain qui a vu en l’écriture le moyen de révéler un attrait qui saura faire face aux critiques et traverser le temps sans prendre une ride ? Il s’agit de mener notre enquête afin de trouver l’Auteur, c’est-à-dire celui qui, le premier, a révélé un roman policier dans son entité et non un roman comportant quelques caractéristiques du roman policier. Il en est un clairement désigné, à savoir L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau (1865). Cependant ce roman observé à la loupe possède-t-il réellement les caractéristiques du premier ? Afin de répondre à cette interrogation nous nous pencherons d’abord sur la définition du roman policier, puis nous analyserons le premier roman policier officiel. Enfin nous enquêterons afin de découvrir ce pionnier. Cette enquête se révélera surprenante : on pourra constater que la place de premier est accordée de façon aléatoire et que des éléments externes font parfois disparaître ces précurseurs. Mais heureusement des indices subsistent toujours…
De la difficulté de définir le roman policier
2S’il est un genre connu de tous et qui fait la quasi-unanimité de ses lecteurs, c’est bien le roman policier. Paradoxalement aucune définition officielle n’a été arrêtée à ce jour. Plusieurs critiques se sont pourtant essayés à définir ce genre né au xixe siècle. Ainsi dès 1838 apparaît une définition que nous retiendrons pour notre étude car elle est antérieure à celle du premier roman policier. Il s’agit de la définition de Cherbuliez qui décrit en ces termes le roman policier d’énigme :
- 1 Joël Cherbuliez, « Revue critique des livres nouveaux publiés pendant l’année 1838 », Le bulletin l (...)
Le meurtre et la séduction s’y présentent dès les premières pages sous les couleurs les plus sombres, et à la fin du roman le lecteur à fort à faire pour récapituler tous les cadavres qu’il laisse étendus sur scène1.
- 2 Caillois Roger, Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 178, cité par Yves Olivier-Ma (...)
- 3 Michel Butor, L’emploi du temps, Paris, UGE, coll « 10/18 », n° 305, 1972, p. 214.
3Cherbuliez définit à merveille ce trait spécifique du roman d’énigme : la chronologie inversée. Le roman policier se distingue du roman traditionnel par deux facteurs principaux : le déroulement narratif, selon Roger Caillois, prend à rebours et renverse la chronologie. Le roman policier débute lorsque l’action – le meurtre – est terminée, « et il s’agit dès lors, par enquête, de remonter le temps de façon à reconstituer aussi précisément que possible, l’acte que prélude à l’œuvre et sans lequel le récit n’aurait pas lieu »2. L’autre trait spécifique du genre est « le défi au lecteur », la rivalité entre le lecteur et le détective fictionnel, à la recherche de la vérité. Une vérité qui ne surgit qu’à la fin : par l’explosion de la vérité3.
4En lisant le commentaire de Joël Cherbuliez, on est amené à constater que deux éléments du roman à énigme sont clairement définis et peuvent parfaitement s’adapter au roman policier. On peut donc dire que des auteurs antérieurs à Émile Gaboriau ont utilisés certaines caractéristiques appartenant au roman policier.
5Yves Olivier-Martin, qui a travaillé sur le roman populaire, précise qu’il est difficile de définir le roman policier, car ce genre littéraire a subi de nombreuses évolutions. Ses différentes qualifications – roman judiciaire, roman criminel, roman d’aventures criminelles – sont autant d’indicateurs de cette mutation à travers le temps.
- 4 Marc Lits, Le roman policier : introduction à la théorie et à l’histoire d’un genre littéraire, Liè (...)
Ce genre a connu une telle évolution qu’il devient presque impossible de le définir de manière globale tant, par-delà les traits dominants communs à l’ensemble, il y a aussi des caractères hétérogènes qui dessinent les ensembles de ce corpus4.
6En effet, le xixe siècle a vu un genre littéraire proliférer avec succès : le roman feuilleton, que l’on nomme aussi roman populaire. Il s’agit de romans publiés sous formes de feuillets dans les journaux de l’époque avec l’indication « la suite au prochain numéro » en bas de chaque extrait. Ce type de publication incite l’écrivain à ruser d’intelligence pour fidéliser ses lecteurs. Et quel meilleur appât que la curiosité ? L’écrivain saura intriguer ses lecteurs en lui soumettant des énigmes que l’on retrouve dans le premier roman policier français.
L’Affaire Lerouge (1865) d’Émile Gaboriau, le premier roman policier officiel ?
7L’Affaire Lerouge paru en feuilleton dans Le Pays du 14 septembre 1865 au 7 décembre 1865 et passa presque inaperçu. Il ne reçut un accueil enthousiaste que plus tard, lors de sa publication dans Le Soleil, dans lequel il fut publié du 17 avril 1866 au 2 juillet 1866.
- 5 Saliha Aklouf, « Des romanciers populaires à l’origine du roman policier », Le Rocambole, Été-Autom (...)
Ce roman s’ouvre sur la découverte d’un cadavre, celui de la veuve Lerouge assassinée. La police, arrivée sur les lieux du crime, se lance dans des recherches infructueuses. Elle s’adresse alors au père Tabaret surnommé Tirauclair pour sa clairvoyance dans les mystères non élucidés. Après maints rebonds dans le roman, le détective amateur Tirauclair parvient à découvrir l’assassin, qui se trouve être en réalité son voisin qu’il aime d’un amour paternel. L’assassin, nommé Noël Gerdy, a eu pour nourrice la veuve Lerouge, il est le fils naturel du comte Guy de Commarin et de Valérie Gerdy. Noël Gerdy a voulu se faire passer pour le fils légitime du comte de Commarin, afin de pallier les dépenses que lui fait faire sa maîtresse Juliette Chaffour. Le comte de Commarin, qui adorait sa maîtresse et le fils qu’il avait eu avec celle-ci, voulait échanger ses deux fils (nés au même moment) afin que son enfant illégitime vive auprès de lui dans l’aisance. Un échange entre le fils légitime et illégitime devait avoir lieu à la naissance des enfants et la veuve pouvait démontrer que l’échange n’avait pas eu lieu et donc que Noël Gerdy n’était pas le fils légitime du comte Guy de Commarin. À la lecture du roman, le lecteur est rapidement amené à découvrir l’assassin, bien avant le détective, aveuglé par ses sentiments envers Noël Gerdy qu’il aime comme son propre fils5.
8Dans L’Affaire Lerouge, on note le goût du roman à énigme où le détective joue un rôle primordial. Dans ce récit, Gaboriau introduit le déroulement d’une enquête policière rondement menée qui remonte au passé de la victime : c’est pourquoi L’Affaire Lerouge est considéré comme le premier roman policier français.
Sur les traces de Poe
9Il faut préciser que le thème du crime n’apparaît pas pour la première fois dans la littérature française à travers L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau. Notre écrivain a subi plusieurs influences, dont celle de Poe.
- 6 Émile Gaboriau, L’affaire Lerouge [1866], Paris, Librairie des Champs-Elysées, 2003.
C’était à croire qu’une main furieuse avait pris plaisir à tout bouleverser. Enfin, près de la cheminée, la face dans les cendres, était étendu le cadavre de la veuve Lerouge. Tout un côté de la figure et les cheveux étaient brûlés, et c’était miracle que le feu ne fût pas communiqué aux vêtements6.
- 7 Edgar Poe, Histoires extraordinaires [1856], Paris, France Loisirs, 1988, p. 64.
10Ces quelques lignes ne sont pas sans rappeler le Double assassinat dans la rue Morgue de la mère et la fille Lespanaye7. S’il s’agit d’un hommage à son prédécesseur, celui-ci est explicite.
Un disciple de Féval
- 8 Émile Gaboriau, Le Crime d’Orcival. Dentu, Paris, 1867.
- 9 Idem, Le Dossier n°113l, Dentu, Paris, 1867.
- 10 Idem, Monsieur Lecoq, Dentu, Paris, 1869.
- 11 Idem, La corde au cou, Dentu, Paris, 1890.
- 12 Idem, Le Petit vieux des Batignolles, Dentu, Paris, 1876.
- 13 Cit. in Roger Bonniot, Émile Gaboriau ou la naissance du roman policier, Paris, J. Vrin, 1985, p. 3 (...)
11Émile Gaboriau a été le secrétaire du feuilletoniste Paul Féval. Il semblerait même qu’il ait travaillé comme nègre : cette condition, très répandue à l’époque, semble plausible et fort probable. On comprend donc que Gaboriau avait déjà travaillé sur des romans feuilletons avant d’écrire pour son propre compte. Il fréquenta des morgues, des tribunaux et des prisons, en quête d’inspiration. C’est ainsi qu’Émile Gaboriau est devenu un écrivain de romans judiciaires, les plus connus étant Le Crime d’Orcival (1867)8, Le Dossier n° 113 (1867)9, Monsieur Lecoq (1869)10, La Corde au cou (1873)11, puis en édition posthume Le Petit vieux des Batignolles12. Émile Gaboriau ne put écrire d’autres romans, car il mourut à l’âge de quarante et un ans en 1873. Lors de la cérémonie funéraire, Paul Féval fit un discours dont nous citons ici quelques passages, qui nous éclaireront sur la façon de travailler de l’auteur et sur ses ambitions littéraires. Ce discours fut reproduit dans L’Événement, un journal de l’époque : « Il me faisait l’honneur autrefois de se dire mon élève. Je ne crois pas que, vis-à-vis de lui, j’aie mérité le nom de maître. Je ne tenais qu’au titre d’ami.13 »
12En réalité, Gaboriau s’est inspiré d’une œuvre de Féval, mais Féval lui-même semble l’ignorer car il précise :
- 14 Ibidem, p. 326 et 327.
L’Affaire Lerouge fut un de mes étonnements, une de mes admirations aussi. Je ne crois pas que tout Gaboriau soit là-dedans, car au moment où la mort nous l’a enlevé, il méditait une évolution nouvelle, rêvant surtout une grande campagne théâtrale ; mais ce livre contient, du moins à mon sens, tout ce que Gaboriau a donné de lui à la foule14.
13D’après les propos de Paul Féval, Émile Gaboriau désirait retravailler ses écrits ou plutôt il avait pour ambition d’améliorer son style littéraire. Paul Féval souligne que le genre du théâtre semblait plaire à Émile Gaboriau. Ce qui laisse supposer que, s’il avait survécu, Émile Gaboriau aurait retravaillé son texte comme une pièce de théâtre. Quelle déception pour les critiques qui le désignent comme le père du roman policier ! Si l’on peut se fier aux propos de Paul Féval, et cela semble possible, puisqu’il connaissait Gaboriau de longue date, on est amené à penser qu’Émile Gaboriau était insatisfait de son style. Était-ce dû au fait qu’il était un auteur de roman-feuilleton et que les auteurs de romans populaires à l’époque étaient critiqués (et ils le sont d’ailleurs aujourd’hui encore) pour leur style littéraire ? De plus, d’après Paul Féval, Émile Gaboriau désirait que son roman L’Affaire Lerouge fût joué au théâtre : pour ce faire, avait-il l’intention de réécrire son texte ? Nous n’aurons jamais la réponse à cette question.
14Mais Gaboriau s’est surtout fortement inspiré d’une œuvre de Féval, Jean Diable. Curieusement personne ne semble le réaliser, pas même Féval lui-même.
15Jean Diable de Paul Féval suscite très peu d’études critiques à ma connaissance. J’ai pris le parti de m’intéresser à l’œuvre elle-même et d’observer les caractéristiques du roman policier. Mais de quoi s’agit-il précisément ?
16Jean Diable est un célèbre bandit anglais, Tom Brown (connu aussi sous le nom de Quaker), fils naturel de la marquise de Belcamp. Cette dernière, une Anglaise, est mariée à un Français de qui elle a eu un fils, le comte Henri de Belcamp. Les deux frères, qui ne se connaissent pas, se ressemblent physiquement de façon troublante, de sorte que la distinction entre les deux frères est presque impossible. Le lecteur ne peut cesser de se poser la question suivante : Jean Diable et le comte de Belcamp ne sont-ils pas un seul et même personnage ?
- 15 Jean-Pierre Galvan, Paul Féval Parcours d’une œuvre, Paris, Alfu, 2000, p. 130-131.
L’auteur n’apporte pas de réponse claire à cette question. Il établit certes deux personnalités distinctes mais laisse supposer que les meurtres mis sur le compte de Jean Diable, qui meurt sur l’échafaud, peuvent très bien avoir été commis par le comte de Belcamp, conspirateur politique. Comble de l’ambiguïté, à la fin du roman, le comte de Belcamp se brûle la cervelle quand il se voit sur le point de répondre des méfaits de Tom Brown. Dans cette extraordinaire préfiguration du roman policier que constitue Jean Diable, la création la plus intéressante de Féval est sans doute celle du londonien Gregory Temple, « premier détective du monde », auteur d’un Art de découvrir les coupables, qui déjà mène l’enquête en couvrant de ses « calculs déductionnistes » un vaste tableau noir15.
17Conformément à la définition de Cherbuliez, la chronologie se trouve renversée. Le roman s’ouvre sur la description d’un personnage : le détective Gregory Temple, qui enquête sur le meurtre qui a eu lieu.
- 16 Paul Féval, Jean Diable, Paris, E. Dentu, 1863, tome 1, p. 1-2.
Le quatorzième jour de mars de l’année 1817, Gregory Temple, intendant supérieur au bureau central de Scotland-Yard, s’asseyait devant sa longue table de chêne noir et tenait son front entre ses mains, plongé qu’il était sans doute tout au fond de ces savants calculs « déductionnistes » qui ont rendu son nom si célèbre dans les fastes de la police londonienne, et qui font encore de lui à l’heure présente le miroir le plus parfait du détectif sans peur et sans reproche. […]
Il y avait devant Gregory Temple un dossier assez volumineux, dont l’enveloppe ou chemise portait ces mots : Assassinat de Constance Bartolozzi, le 3 février 1817 ; à sa gauche un mouchoir de toile fine, avec une lettre ouverte ; le mouchoir était taché de deux ou trois gouttes de sang et marqué R.T ; la lettre signée des mêmes initiales. À droite enfin, une demi-douzaine de feuilles-épreuves d’imprimerie, corrigées et chargées de renvois, s’étalaient16.
18Le roman s’ouvre donc sur l’enquête d’un assassinat. On assiste à la description d’un personnage : un détective. Ce dernier a la particularité d’avoir une certaine renommée. En lisant la suite on se rend compte que l’affaire est très difficile même pour ce grand détective. Cela accroît l’intérêt du lecteur qui veut découvrir l’assassin. Et le narrateur s’arrête sur le dossier d’un assassinat. Cela amène d’emblée le lecteur à focaliser son attention sur le crime et les indices de l’enquête. La chronologie est bien inversée dans la mesure où cet assassinat ne sera expliqué qu’à la fin du roman. On voit que le narrateur a le souci du détail. La description est visuelle, presque cinématographique : on pourrait parler de gros plan sur les indices.
19Le roman s’ouvre alors que le meurtre a déjà été commis. Gregory Temple mène une enquête et il interroge l’entourage de la victime. En voici un extrait :
- 17 Ibidem, p. 6-7.
– Sarah O’Neil est en bas, cria une voix dans le corridor.
– Qu’elle soit introduite, répondit M. Temple qui sembla sortir d’un sommeil.
[…]
Il enleva lestement l’abat-jour, et posa la lampe derrière lui afin de mettre son regard dans le noir et de laisser en lumière la figure de celle qui allait entrer.
Le regard de l’Irlandaise croisa celui de James Davy, et un fugitif éclair s’alluma dans le jais de sa prunelle. Ce pouvait être du ressentiment, James Davy était immobile comme une statue. Les deux hommes de police qui amenaient Sarah sortirent sur un geste de l’intendant.
[…]
Après deux ou trois minutes de silencieux examen, Gregory Temple dit :
– Je lui lisais ses rôles, milord, répondit Sarah, et je couchais dans sa chambre parce qu’elle avait peur la nuit.
– De qui avait-elle peur ?
– Des gens qui venaient chez elle le jour.
– Les compagnons de la Délivrance ?
– Je pense qu’on les appelait comme cela.
– Connaissez-vous Richard Thompson ?
– Je l’ai vu chez nous avec sa mère.
– Souvent ?
[…]
– Nous ne saurons rien de cette fille, murmura-t-il avec accablement : qu’elle sorte !
– Maître, dit James Davy d’un ton de respectueuse modestie, permettez-vous que je l’interroge à mon tour ?
La jeune fille baissa les yeux et ses sourcils froncèrent.
L’intendant fit un signe de consentement découragé.
James reprit :
– Sarah, pourquoi vous êtes-vous cachée après le meurtre de Constance Bartolozzi ?
– J’ai eu peur […]
– Qui vous faisait trembler ?
– Le Quaker.
[…]
– Certes… Jean Diable est l’homme qu’on appelle le Quaker ?
– Pourquoi aviez-vous peur du Quaker ?
Sarah hésita, puis répondit avec une répugnance visible.
– Parce que je l’ai vu tuer Constance Bartolozzi17.
- 18 Ibidem, p. 6.
20Le grand détective semble ici inefficace, ce qui surprend le lecteur. Un nouveau personnage apparaît et semble particulièrement rusé. On peut lire dans le texte que le regard de Sarah O’ Neil croise celui de James Davy et le narrateur précise qu’un éclair passe dans les yeux de la jeune femme et que cela « pouvait être un ressentiment »18. En lisant cette supposition du narrateur, le lecteur est amené à se demander si Sarah ne connaît pas James Davy. Cet échange de regards le laisse supposer. Ne peut-on pas en effet émettre l’hypothèse que ce qu’elle avoue a conjointement été décidé avec James Davy ?
21Enfin, il y a un véritable défi entre le lecteur et Gregory Temple, qui ne semble pas capable d’élucider le meurtre de la comtesse Bartolozzi, alors qu’on le présente comme un grand détective.
22C’est seulement à la fin du roman que le lecteur apprend la véritable identité de la comtesse Bartolozzi.
- 19 Ibidem, tome 2, p. 414.
Un homme a été condamné à mort vendredi dernier par les juges de la session. On l’a pendu mercredi. Il se nommait Tom Brown. Sur l’échafaud, il s’est déclaré coupable du meurtre de Maurice O’Brien à Prague, et du meurtre de Constance Bartolozzi à Londres… Cet homme était le fils d’Hélène Brown.
[…]
La mort de Tom Brown éclairait une portion du mystère. Le fils d’Hélène et de Gregory Temple prenait pour lui le meurtre du général et celui de la comédienne.
Mais les autres meurtres qui chargeaient le comte de Jean Diable ?
Il ne nous appartient pas d’ajouter rien à la lettre même de cette bizarre légende du xixe siècle, qui commence la nuit et finit dans le mystère.
Nous ferons remarquer seulement qu’Hélène Brown et par elle son fils Tom étaient les héritiers des deux beaux brasseurs Turner et Robinson. Henri de Belcamp seul les séparait d’une fortune de neuf millions ; ils avaient intérêt évident à le perdre. Quant au double crime accompli à Paris, Noll Green et Dick de Lochaber ne connaissaient qu’un maître : Tom Brown.
Dans le pays où se passèrent les événements que nous avons racontés, aucun doute ne subsiste, et la mémoire du comte Henri de Belcamp est l’objet d’un culte pour tous ceux qu’éblouit son rapide passage dans la vie19.
23Le narrateur choisit de faire ressortir la vérité de la bouche de Gregory Temple, même si ce n’est pas lui qui a découvert la culpabilité de Tom Brown. Il est responsable d’une importante méprise, puisqu’il a accusé deux innocents : Richard Thompson et Henri Brown. Mais pouvait-il accuser son propre fils de meurtre ? De plus, on constate que le narrateur ne donne pas toutes les indications au lecteur, car il ne lui avait pas indiqué que Gregory Temple était le père de Tom Brown et donc que son jugement pouvait être faussé.
24On peut donc dire que Jean Diable est véritablement un roman policier, du moins selon les critères énumérés par Cherbuliez. Cependant, on constate que le narrateur veut garder des éléments pour lui seul : il ne nous précise pas que Tom Brown est le fils du détective et donc que son jugement est erroné. De plus, il amène le lecteur à soupçonner Henri de Belcamp alors qu’il est innocent. Il aura fallu que le narrateur donne ses chances au lecteur pour découvrir l’assassin.
Les similitudes
25Au-delà des différences, l’œuvre de Féval et celle de Gaboriau présentent des similitudes évidentes. En effet, les deux romans commencent par le meurtre d’une femme : celui de la veuve Lerouge chez Gaboriau et celui de la comtesse Bartolozzi chez Féval. Le mobile est le même, à savoir la fortune. Ensuite dans les deux romans le meurtrier se trouve être le demi-frère de l’assassin : Noël Gerdy est le demi-frère du comte Albert de Commarin chez Gaboriau, tandis qu’Henri de Belcamp est le demi-frère d’Henri Brown chez Féval. Les deux frères se ressemblent, ont le même âge et chacun des deux ignore l’existence de l’autre. Le meurtrier est le fils naturel et l’innocent est le fils légitime. Enfin le présumé coupable ne peut fournir l’alibi qui l’innocentera pour des raisons nobles : il s’agira de protéger l’honneur d’une jeune fille pour Albert de Commarin et pour James Davy ce sera pour des raisons politiques. Le détective amateur Tirauclair aime le meurtrier comme son propre fils et Grégory Temple est le père du meurtrier.
26Il apparaît ainsi difficile de désigner le premier roman policier français, pour plusieurs raisons, in primis parce que la définition même du roman policier est problématique. Et en analysant de près L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau on se rend compte de plusieurs invraisemblances. Mais à côté de ce roman, il existe des œuvres oubliées aujourd’hui que les éditeurs français boudent et qui mériteraient pourtant de revoir la lumière du jour, comme Jean Diable pour n’en citer une.
Notes
1 Joël Cherbuliez, « Revue critique des livres nouveaux publiés pendant l’année 1838 », Le bulletin littéraire et scientifique, 6e année, Librairie Cherbuliez, Paris, 1838, p. 342. Cité par Yves Olivier-Martin, « Fayard : 65 centimes », Encrage, no 22, avril 1985, p. 25.
2 Caillois Roger, Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 178, cité par Yves Olivier-Martin, op. cit., p. 25.
3 Michel Butor, L’emploi du temps, Paris, UGE, coll « 10/18 », n° 305, 1972, p. 214.
4 Marc Lits, Le roman policier : introduction à la théorie et à l’histoire d’un genre littéraire, Liège, Édition du Cefal, 1993, p. 22.
5 Saliha Aklouf, « Des romanciers populaires à l’origine du roman policier », Le Rocambole, Été-Automne 2009, p. 155.
6 Émile Gaboriau, L’affaire Lerouge [1866], Paris, Librairie des Champs-Elysées, 2003.
7 Edgar Poe, Histoires extraordinaires [1856], Paris, France Loisirs, 1988, p. 64.
8 Émile Gaboriau, Le Crime d’Orcival. Dentu, Paris, 1867.
9 Idem, Le Dossier n°113l, Dentu, Paris, 1867.
10 Idem, Monsieur Lecoq, Dentu, Paris, 1869.
11 Idem, La corde au cou, Dentu, Paris, 1890.
12 Idem, Le Petit vieux des Batignolles, Dentu, Paris, 1876.
13 Cit. in Roger Bonniot, Émile Gaboriau ou la naissance du roman policier, Paris, J. Vrin, 1985, p. 326.
14 Ibidem, p. 326 et 327.
15 Jean-Pierre Galvan, Paul Féval Parcours d’une œuvre, Paris, Alfu, 2000, p. 130-131.
16 Paul Féval, Jean Diable, Paris, E. Dentu, 1863, tome 1, p. 1-2.
17 Ibidem, p. 6-7.
18 Ibidem, p. 6.
19 Ibidem, tome 2, p. 414.
Pour citer cet article
Référence papier
Saliha Aklouf, « Jean Diable de Paul Féval, un précurseur oublié
du roman policier français », Cahiers d’études romanes, 34 | 2017, 75-84.
Référence électronique
Saliha Aklouf, « Jean Diable de Paul Féval, un précurseur oublié
du roman policier français », Cahiers d’études romanes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 27 septembre 2017, consulté le 03 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/5366 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesromanes.5366
Auteur
Saliha Aklouf
Paris 3 Sorbonne Nouvelle – Centre de recherche sur les Poétiques du XIX siècle, Paris, France
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