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Une source peu connue de toponymie frontalière

  • ️Tamine, Michel

1Les sources de cette communication remontent à quatre décennies : au cours des années 1975-1977, j’ai eu l’occasion de réaliser une enquête dialectologique assez approfondie dans une localité ardennaise située en limite de frontière avec la Belgique, à savoir Gespunsart, dans le canton de Nouzonville. Il s’agissait alors d’une localité isolée au milieu d’une importante zone boisée, suffisamment peuplée pour que le parler local, dont Charles Bruneau avait déjà souligné l’intérêt au début du xxe siècle, se maintînt en conservant son originalité et sa cohérence. L’un de mes principaux informateurs, alors octogénaire alerte, était ce que les dialectologues appellent un « excellent témoin », voire un « témoin exceptionnel », grâce à qui j’ai pu passer en revue, et par le menu, tous les aspects de la vie locale de l’époque, parmi lesquels la contrebande occupait, comme dans toutes les communes frontalières, une place non négligeable, quoique sans doute hypertrophiée dans l’imaginaire collectif, et sans rapport avec le vocabulaire relativement peu fourni qui était attaché à cette activité. Outre les mots utilisés par les contrebandiers eux-mêmes, mon témoin m’avait indiqué deux termes appartenant au vocabulaire des douaniers : le premier concernait la tournée d’inspection qu’ils faisaient tous les matins pour rechercher la trace de contrebandiers, nommée le /rba/1, forme que j’avais interprétée comme un dérivé déverbal du verbe rebattre ; le second concernait des cartes particulières utilisées par les agents au cours de leurs différents services, appelées /kart dè pãtyḕr/2, complément dont j’ignorais la signification, et pour lequel j’aurais adopté la graphie pantière, si j’avais eu à le transcrire en alphabet français.

2Le résultat des enquêtes n’ayant jamais été publié, j’ai décidé, l’heure de la retraite venue, de consacrer une partie des loisirs qu’elle procure à la mise en ordre de ce corpus lexical et de le regrouper, en vue d’une publication commune, avec celui que constitue également depuis des décennies, à la fois un témoin, un collègue et ami, M. Jean Clerc, non seulement dans sa commune natale, à savoir Nouzonville, mais aussi dans celle des Hautes-Rivières (canton de Monthermé), également frontalière, dont il habite un écart nommé Linchamps. Mais, les ‘pantières’ ne lui étant pas plus familières qu’à moi-même, il me proposa de me mettre en relation avec un douanier de ses connaissances : les enquêtes de terrain commencent toujours par la recherche de bons témoins. Tel était bien le cas de cet informateur : d’un âge mûr, mais encore en activité, M. Claude Montebran est très intéressé par l’histoire de l’institution qui l’emploie, mais également investi dans la sauvegarde du patrimoine local, tant naturel que culturel. Non seulement il fournit immédiatement la graphie du nom pour lequel nous le consultions : penthière, mais il précisa que ce nom désignait à la fois le territoire ou la circonscription sur lequel une brigade douanière était habilitée à intervenir, et la carte de ce territoire. Bien que l’utilisation des ‘penthières’ eût cessé, dans notre région, après la Seconde Guerre mondiale, il possédait quelques exemplaires de ‘penthières’ qu’il accepta de mettre à ma disposition, en l’occurrence une carte intitulée « Penthière des Rivières », et une autre intitulée « Penthière de Linchamps3 ». Ces deux ‘penthières’ couvrent le territoire de la commune des Hautes-Rivières (voir Fig. 1 et 2).

Fig. 1 : zone d’enquête (commune des Hautes-Rivières)

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Fig. 2 : ‘penthière’ de Linchamps

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3L’examen de ces ‘penthières’ révèle des cartes géographiques très particulières, de facture artisanale, mais exécutées avec minutie et soin, comme l’indique la présence de couleurs, entre autres le vert pour figurer la couverture forestière, qui est importante, le bleu pour indiquer les cours d’eau. La commune des Hautes-Rivières doit ainsi son nom à sa situation en bordure de la Semoy : il s’agit d’un affluent de la Meuse rive droite à Monthermé, qui prend sa source à l’est d’Arlon, en Belgique, et dessine, dans les deux pays, une vallée très pittoresque. Or, un premier élément insolite apparaît dans le titre même de la ‘penthière’, dite « des Rivières » alors que le nom officiel de la commune est : Les Hautes-Rivières. Mais localement, on dit simplement /lè rivīr/, c’est-à-dire « Les Rivières ». Autrement dit, le nom figurant dans le titre de la ‘penthière’ n’est autre que la traduction française du nom patois local. On notera par ailleurs que les deux ‘penthières’ présentées ici sont signées : celle de Linchamps porte la mention « Y. (ou J.) Sohet », celle des Rivières reprend simplement le patronyme en ajoutant : « Brigadier à Haut-Butté ». Mais, là encore, la dénomination se révèle approximative, puisque la forme officielle du nom, qui désigne un écart habité de Monthermé, est actualisée par l’article défini pluriel : Les Hauts-Buttés4. Une échelle de 1/27 000 est indiquée sur la ‘penthière’ des Rivières, alors que celle de Linchamps n’en comporte pas. Enfin, deux anomalies affectent l’affluent de la Meuse, la première concernant la graphie de son nom, qui présente une particularité notable, à savoir que le /-wa/ final est transcrit par -oy en France (Semoy), et par -ois en Belgique (Semois) ; or, la ‘penthière’ attribue la graphie « belge » à la partie française du cours d’eau. La seconde concerne le tracé de la frontière, que la ‘penthière’ assimile à la rive gauche du cours d’eau, alors que les traités officiels fixent ce tracé au milieu de son lit5 : certains contrebandiers, bien renseignés, narguaient les douaniers français depuis leur barque, en se gardant bien de franchir la ligne médiane fatidique.

4Quant à l’information toponymique, elle figure sur les colonnes latérales situées de part et d’autre de la carte, éventuellement sur un bandeau situé sous cette carte. On note que ces colonnes sont elles-mêmes subdivisées en trois zones d’importances inégales : la première consiste en un numéro d’ordre croissant, correspondant à un « nom de position » contenu dans la deuxième, tandis que la troisième indique la distance séparant la « position » du poste de douane. Chaque numéro d’ordre associé à son « nom de position », c’est-à-dire en réalité au nom du lieu-dit, est reporté sur la carte, dans une zone qui, pour n’être pas précisément déterminée par des coordonnées géographiques, obéit cependant aux indications « gauche », « centre », « droite » figurant dans les colonnes des ‘penthières’ (voir Fig. 3). On peut d’ores et déjà souligner l’abondance de l’information toponymique, puisque 116 « positions » figurent sur la ‘penthière’ des Rivières, et 99 sur celle de Linchamps. Mais on notera encore que cette information est inégalement répartie, en particulier pour Les Hautes-Rivières, où la densité de l’implantation croît au fur et à mesure qu’on se rapproche de la frontière.

Fig. 3a : ‘penthière’ de Linchamps : noms des positions

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Fig. 3b : ‘penthière’ des Rivières, détail

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Soulignés en rouge, les noms des quatre « baraques » où les fraudeurs achetaient leurs marchandises (tabac, café, etc.). Le propriétaire de la deuxième baraque (Baraque Gérard) possédait également une barque, qui a donné son nom à la position n° 70 : La barque Gérard. Il assurait ainsi le passage des marchandises qu’il vendait...

5Comment expliquer ces particularités ? Essentiellement par le fait que les ‘penthières’ ont été levées par les douaniers eux-mêmes, si bien que chacune d’elles est une production singulière, unique. Ceci explique également qu’on puisse trouver plusieurs ‘penthières’ différentes pour un même territoire. De nombreuses zones d’ombre enveloppent encore l’origine et l’histoire des ‘penthières’, mais il semble que leur confection et leur usage se soient généralisés au cours de la seconde moitié du xixe siècle : ainsi, une décision du 23 octobre 1834 précise qu’« il doit être établi, dans chaque poste, un état indiquant la topographie et les limites de la penthière, ainsi que les positions à garder particulièrement. Cet état est conservé sous clé par le brigadier6. » D’autre part, on sait que l’exécution d’une ‘penthière’ était exigée de chaque agent nouvellement affecté dans une brigade7 : on imagine aisément les vertus initiatrices d’une telle obligation, qui faisait de la ‘penthière’ un remarquable outil propédeutique. Sans doute n’existe-t-il pas de moyen plus efficace, pour acquérir la connaissance intime d’un territoire que de s’en faire le cartographe. On peut d’ailleurs penser que cette obligation entraîna une multiplication de ‘penthières’, au sein desquelles dut s’effectuer un tri permettant de sélectionner les meilleures, c’est-à-dire les mieux adaptées à leurs fonctions.

6En effet, les ‘penthières’ sont aussi et surtout des outils de travail, ce qui nous conduit à nous interroger sur l’origine, la nature et la qualité de l’information toponymique qu’elles contiennent, ainsi que sur la façon dont elle était mise en œuvre. Un premier aspect concerne la date de réalisation : on estime que les plus anciennes ‘penthières’ ne remontent pas au-delà de 1875, les plus récentes datant de 1960. La date de la confection des ‘penthières’ présentées dans cette étude n’est pas indiquée, mais elles existaient déjà en 1919, comme nous le verrons plus loin. Par ailleurs, les modalités d’utilisation ont dû évoluer : ainsi, M. Montebran, mon informateur, qui estime que l’usage de ces cartes a cessé sur les frontières des Ardennes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, précise que, dans les dernières années, seuls les numéros des positions étaient restés en usage, alors que leurs noms étaient pratiquement tombés en désuétude : on pouvait ainsi fixer un service d’embuscade au point 5 ou un service d’observation au point 32, sans avoir à fournir d’autres précisions, inversant alors un protocole où le numéro de la « position », dont l’emploi était d’ailleurs facultatif, n’intervenait que pour confirmer son identification et pour faciliter sa localisation sur la ‘penthière’. Il n’est pas impossible qu’un souci de codage ait accéléré cette évolution.

7Nous avons souligné, déjà, l’abondance de l’information toponymique : pour illustrer cette richesse, il suffit de comparer le nombre de toponymes contenus dans les deux ‘penthières’, soit 215, à celui que l’on trouve sur le même territoire de la carte au 1/25 000 de l’Institut géographique national [IGN], soit environ 90 (voir Annexes 1 et 2). La pertinence de la comparaison est assurée par la proximité des échelles, celle des ‘penthières’ étant, comme nous l’avons indiqué plus haut, de 1/27 000. Sans doute la relative faiblesse de la densité de l’implantation toponymique sur la carte de l’IGN tient-elle, pour une bonne part, au caractère très boisé de cette région, mais cette observation fait ipso facto ressortir tout l’intérêt que pourraient présenter les ‘penthières’ pour l’information de ces zones. Cette richesse même nous conduit à nous interroger sur les sources de cette information : les ‘penthières’ dont nous disposons étant antérieures à 1919, seules deux sources sont envisageables : d’une part, les cartes d’état-major, publiées entre 1833 et 1880, exécutées au 1/80 000 et relativement précises, mais dont la pauvreté, sur le plan microtoponymique, fait que cette piste doit être abandonnée ; d’autre part, le cadastre « napoléonien », réalisé pour Les Hautes-Rivières en 18308, infiniment plus riche, qui peut constituer la piste la plus prometteuse. Cependant, une comparaison entre le corpus cadastral et celui des ‘penthières’ révèle :

  • 26 microtoponymes communs pour la ‘penthière’ des Rivières, ce qui signifie que 90 occurrences microtoponymiques de cette ‘penthière’, soit 78 %, sont totalement originales (voir Annexe 2) ;

  • 15 microtoponymes communs pour la ‘penthière’ de Linchamps, ce qui signifie que 84 occurrences microtoponymiques de cette ‘penthière’, soit 85 %, sont totalement originales (voir Annexe 1).

8Autrement dit, en dépit de sa richesse, le cadastre « napoléonien » ne saurait être considéré comme le pourvoyeur microtoponymique du corpus révélé par les ‘penthières’. Quelles sont les principales caractéristiques de ce dernier ?

9On notera d’abord que la carte proprement dite restitue les toponymes majeurs, qui désignent des lieux habités, qu’il s’agisse de communes, comme Hautes-Rivières [sic], Thilay, Tournaveaux9, Haulmé, ou d’écarts et hameaux qui constituent le fonds toponymique le plus ancien : Failloué, Nohan, Naveaux10, Sorendal pour la ‘penthière’ des Rivières, La Dauphinée, Naux, Les Échameaux pour celle de Linchamps. Ces toponymes trament la carte, sans constituer pour autant des positions, même si certaines d’entre elles s’y réfèrent dans des syntagmes où ils interviennent comme compléments déterminatifs, par exemple : Le Pont de Nohan (‘penthière’ des Rivières, n° 32), L’École de Naux (ibid., n° 35), Le Pont de Sorendal (ibid., n° 48), etc.

10D’autre part, on peut souligner la grande lisibilité des formes retenues, dont l’interprétation ne soulève aucune difficulté. À titre d’exemples, citons, parmi beaucoup d’autres possibles : Le Rond-Pré (‘penthière’ des Rivières, n° 13), La Chapelle (ibid., n° 19), La Roche Noire (ibid., n° 26) ; Les Dix Frères (‘penthière’ de Linchamps, n° 2), Le Gué du Chevreuil (ibid., n° 6), Le Gros Charme (ibid., n° 18), etc. Sans doute, quelques éléments dialectaux, empruntés au parler local ou régional, peuvent-ils intervenir comme noyaux de certains syntagmes, mais il s’agit de formes connues de tous les locuteurs, dont suivent quelques exemples :

  • paquis m. “terrain communal, situé sur le bord d’une route ou dans un village, sur lequel tout le monde a le droit de pâture”11 : Le Paquis de l’église (‘penthière’ des Rivières, n° 1), Le Paquis de Bâche (ibid., n° 3), Le Paquis de Baimont (ibid., n° 40), Le Paquis de Sorendal (ibid., n° 68), Le Paquis des Bœufs (ibid., n° 95), Le Paquis des Bécasses (ibid., n° 106) ; Le Paquis des Rouvieux (‘penthière’ de Linchamps, n° 4).

  • mouche f. “abeille” : au pluriel, le mot désigne une ruche12 et il est généralement déterminé par un complément anthroponymique qui représente le nom du propriétaire. Il s’agissait de ruches dites « à flate », c’est-à-dire “à bouse”, constituées d’une structure en coudrier recouverte de bouse qu’on laissait sécher. Ces ruches étaient ensuite déposées dans la forêt et permettaient de capturer les essaims : Les Mouches Baÿot (‘penthière’ de Linchamps, n° 22), Les Mouches Norbert (‘penthière’ des Rivières, n° 4), Les Mouches Gérard (‘penthière’ des Rivières, n° 73).

  • coulière f., dont le suffixe a été francisé, correspond à la forme locale /kυlīr/13, qui désigne un chemin forestier en forte déclivité, voire abrupt, que l’on empruntait pour débarder le bois coupé, soit sur un traîneau, soit en attachant ensemble les troncs qui dévalaient la pente : La Coulière du Beau Chêne (‘penthière’ des Rivières, n° 15).

  • herdage m., rappelle la pratique du troupeau communal de vaches, appelé la herde (/la èrd/)14, que le gardien (le herdier) emmenait chaque jour paître dans des terrains communaux, en suivant des chemins bien définis. À Linchamps, Le Herdage (‘penthière’, n° 15) est un nom de lieu-dit encore bien connu et désigne l’endroit où le herdier rassemblait son troupeau pour l’emmener vers les lieux de pâturage.

11Un bon indice de l’actualisation imposée aux toponymes concerne le nom des gués, qui constituent bien entendu des lieux sensibles pour les contrebandiers comme pour les douaniers. On ne compte pas moins de onze gués sur le territoire communal, qui, sur les ‘penthières’, sont tous dénommés à l’aide de syntagmes dont le noyau est constitué par le nom français : Le Gué du Chevreuil (‘penthière’ de Linchamps, n° 6), Le Gué du Corbeau15 (ibid., n° 9), Le Gué de Mellerue (ibid., n° 33), Le Gué Rouge (ibid., n° 36), Le Gué de la Genève16 (ibid., n° 44), etc. Or la forme locale du fr. gué, au moins dans les toponymes, est /wé/17, dans lequel le maintien de la bilabio-vélaire initiale trahit une origine germanique : il figure ainsi dans Newet /nèwè/, nom d’un ancien gué18 qui s’est transmis au pont qui lui a succédé, et, bien qu’il y soit moins immédiatement décelable, dans Failloué, nom d’un écart habité attesté dès la fin du xie siècle, sous la forme Fadisvadum19. D’ailleurs, on peut remarquer que plusieurs des gués indiqués dans les positions ne figurent ni sur la carte IGN au 1/25 000 ni sur le plan cadastral, et ne sont par ailleurs pas connus des témoins locaux ; il s’agit pour la ‘penthière’ de Linchamps des gués suivants : Le Gué du Chevreuil (n° 6), Le Gué Rouge (n° 36), Le Gué de Famon (n° 42), Le Gué de la Genève (n° 44), et, pour la ‘penthière’ des Rivières : L’Ancien Gué (n° 36), Le Gué des Joncs (n° 112). On peut en déduire que l’identification de ces gués est imputable aux douaniers. Par ailleurs, en observant la dénomination des autres gués et en la comparant avec l’information toponymique des plans et cartes ou celle fournie par les témoins, informations regroupées sur les tableaux des annexes 1 et 2, on constate que le générique gué a été ajouté à des mentions ou des références hydronymiques : ainsi, la ‘penthière’ de Linchamps indique, pour sa position n° 9, Le Gué du Corbeau, là où la carte IGN note l’hydronyme Ruisseau du Corbeau, connu localement sous le nom /ru du kòrbó/ ou simplement /l kòrbó/. Quant au plan cadastral, il mentionne Le Corbeau (feuille B2) comme nom d’un lieu-dit assez long et peu large, délimité sur un de ses grands côtés par un ruisseau affluent du Saint-Jean, rive droite, sans indiquer qu’il s’agit du ruisseau du Corbeau. Comme souvent, le cours d’eau a transmis son nom au lieu-dit qu’il longe. Des observations comparables peuvent être faites pour plusieurs autres gués signalés comme positions sur les ‘penthières’, alors qu’aucun référent de cette nature n’apparaît ni dans les sources écrites (plan cadastral, carte IGN), ni dans les sources orales : c’est le cas pour Le Gué de Mellerue (‘penthière’ de Linchamps, n° 33), Le Gué de la Rova (‘penthière’ des Rivières, n° 24), Le Gué de Mala (ibid., n° 50), Le Gué de Fertavaux (ibid., n° 69). On peut en conclure que les gués ont fait l’objet d’une attention toute particulière dans la confection des ‘penthières’ et d’un repérage systématique allant bien au-delà des besoins inhérents à la circulation de la population locale.

12D’une manière générale, l’examen du corpus constitué par les noms de positions permet de mettre en évidence différents traitements visant à en améliorer la lisibilité, parmi lesquels :

  • la traduction : ainsi, à Linchamps comme aux Hautes-Rivières, alors qu’on désigne localement, aujourd’hui encore, l’emplacement du cimetière sous la forme dialectale /la simótīr/20, c’est la forme française qui figure sur les deux ‘penthières’ (position n° 60 à Linchamps, n° 43 aux Rivières). De la même manière, la forme bœuf relevée dans le syntagme Le Paquis des Bœufs (n° 95 des Rivières) ne peut, même en l’absence de corrélat oral pour cette occurrence, que paraître suspecte pour l’observateur, a fortiori pour les usagers du parler local, tant la forme /bū/ est partout familière, en particulier dans les microtoponymes. Une remarque similaire peut être formulée à propos du déterminé et de la préposition qui le relie à son complément dans La Place de Faulde (n° 33 des Rivières), rappelant l’emplacement d’une ancienne meule à charbon de bois, connu dans la vallée de la Semoy sous le nom de : Aire à Faude /ḕrafṓd/21. Parfois d’ailleurs, la mauvaise compréhension d’une forme orale a entraîné une remotivation : c’est le cas, par exemple, du nom de la position n° 20 de Linchamps, où Le Fond Tinel résulte d’une mauvaise compréhension de /la fõtinèl/, c’est-à-dire “la petite fontaine”, qui dénomme en effet une petite source coulant sur place.

  • la neutralisation des formes obscures par leur intégration comme compléments déterminatifs dans des syntagmes à noyau non ambigus : un bon exemple de cette démarche figure dans le traitement du lieu-dit de Linchamps connu sous le nom /lè rυviyu/. Le nom, qui a dû désigner le liseron22, n’est plus connu même par les locuteurs patoisants : c’est sans doute la raison pour laquelle il a été intégré dans Le Paquis des Rouvieux (‘penthière’ de Linchamps, n° 4), syntagme dans lequel la lisibilité sémantique est assurée par le noyau Paquis, tandis que Rouvieux assure la continuité désignative.

13Dans ce cas comme dans celui des traductions, les aménagements visent à rendre les toponymes plus facilement lisibles, en particulier pour des usagers non autochtones.

14Une autre caractéristique du corpus spécifique aux ‘penthières’ consiste dans une remarquable focalisation odonymique, qui révèle une attention toute particulière portée aux chemins, aux sentiers, aux passages, aux croisements, bref aux voies de communication de toute nature et de toute importance, considérées, au même titre que les gués, comme des enjeux stratégiques. L’usage des odonymes n’exclut d’ailleurs pas le recours aux procédés indiqués plus haut : ainsi, le lieu-dit situé sur un sommet boisé connu localement sous le nom /la sòmyḕr/ devient, sur la ‘penthière’ de Linchamps (n° 3) : Naissance de la route sommière, qui évoque davantage une dénomination administrative qu’un toponyme d’usage. Parfois encore, le toponyme est détourné vers un usage odonymique : c’est le cas du lieu-dit qu’on dénomme oralement sous le nom /giyè/ à Linchamps, dont le plan cadastral a conservé la forme longue, et sans doute originelle : Clos Colas Guillet (1830, feuille A2), alors que la ‘penthière’ propose : La Tête du sentier Guillet (n° 65). De la même manière, l’hydronyme /jilā́ru/23, qui dénomme à la fois un petit ruisseau et la vallée qui l’abrite, devient sur la ‘penthière’ : La Fourche de Gilarue (n° 69). Enfin, et ce dernier aspect ne manque pas d’intérêt, certains éléments du vocabulaire odonymique apparaissent allogènes et semblent donc avoir été introduits par les agents de la douane : ainsi, le terme croisée figure dans le nom de dix-sept positions si l’on prend en compte les deux ‘penthières’, ce qui est d’autant plus remarquable que le corpus toponymique du département, riche de plus de 65 000 formes, ne présente que six occurrences de ce terme. De la même manière, étoile, attesté dans deux occurrences seulement du corpus des Ardennes, apparaît à quatre reprises sur les ‘penthières’ et dénomme des carrefours où se rencontrent plusieurs chemins.

15En poursuivant la réflexion initiée ci-dessus, il est légitime de se demander si certains toponymes figurant sur les ‘penthières’ peuvent être spécifiquement attribués aux douaniers et mis en relation avec leur activité professionnelle. Une telle motivation peut en effet être postulée pour les noms de position suivants, qui sont suivis de (R) pour la ‘penthière’ des Rivières et de (L) pour celle de Linchamps :

  • Le Contrôleur (R, 92) : désignait le poste ou le bureau, situé à proximité de la frontière, dont disposait le contrôleur : d’après la loi du 1er mai 1791, qui fixe l’organisation de la Régie des douanes, ce dernier était chargé d’assurer la liquidation des droits et les opérations comptables lorsqu’un fraudeur était arrêté.

  • Le Rattend-Tout (R, 115) : bien que l’adjonction d’un r- préfixal au verbe attendre soit très fréquente dans les parlers locaux, en particulier dans les formes patoises pour éviter une confusion avec le verbe entendre (/ratad/ “attendre” ~ /atad/ “entendre”24), le sémantisme du toponyme relève nettement de préoccupations douanières : il s’agit d’un lieu stratégique, situé au croisement de deux chemins, dont l’un venant de Belgique, à deux ou trois kilomètres de la frontière. Un rapport d’événement (voir infra) de juillet 1925 signale, à proximité de la ‘penthière’ des Rivières, un autre toponyme bâti sur le même modèle verbal, mais résultant d’un gérondif : Le Rattendant, qui désignait un lieu de surveillance25.

  • Le Chien Mort (R, 105) : les contrebandiers utilisaient souvent des chiens qu’ils dressaient pour passer la frontière de nuit ; les douaniers avaient ordre d’abattre ces chiens et recevaient une prime lorsqu’ils y parvenaient. Ils prouvaient l’abattage de l’animal en lui sectionnant une patte antérieure.

  • L’Étoile du Courage : figure à la fois sur la ‘penthière’ des Rivières (n° 30) et celle de Linchamps (n° 97), en raison d’un chevauchement des deux circonscriptions à cet endroit. Une telle référence à une qualité morale, exceptionnelle en microtoponymie, doit perpétuer le souvenir d’un acte héroïque, dont nous n’avons cependant pas retrouvé trace dans la documentation disponible.

  • Les Deux Martyrs (L, 83) : rappelle vraisemblablement un accident dont ont pu être victimes deux agents, ou encore une agression ; certains contrebandiers particulièrement dangereux n’hésitaient pas à attaquer les douaniers à l’arme blanche ou même à faire feu sur eux pour leur échapper.

  • La Croisée du Fraudeur (L, 38) : croisement de chemins sans doute empruntés régulièrement par les contrebandiers, ou encore, en raison du singulier, par un contrebandier célèbre. Certains individus, bien connus des douaniers, faisaient de la contrebande une activité régulière : ils en tiraient sans doute quelques profits, mais faisaient de la transgression et du défi aux autorités un mode de vie qui pouvait leur assurer un certain prestige auprès des populations locales.

16En dehors de ces cas particuliers, dont on peut voir l’origine et la motivation dans l’activité des préposés de la douane, il est probable que la plus grande partie des toponymes répertoriés sur les ‘penthières’ en tant que positions appartient au fonds local, même s’il n’est pas exclu que quelques-uns résultent d’observations réalisées par les douaniers eux-mêmes. Mais, comme on l’a vu ci-dessus, les toponymes recueillis auprès des habitants ont fait l’objet de tris, de sélections et de traitements visant à en améliorer la lisibilité, bref, le fonds microtoponymique local a été adapté aux exigences professionnelles, d’où la prééminence de l’information odonymique.

17Il reste par ailleurs à comprendre comment étaient utilisées les ‘penthières’ : à l’évidence, il s’agissait d’instruments de travail, de cartes à usage professionnel particulier. D’abord, elles constituaient des documents confidentiels : lorsqu’une ‘penthière’ était affichée au mur du bureau, dans un cadre ad hoc, on la consultait pour coordonner la préparation des services, puis on l’occultait en rabattant sur elle deux volets de bois formant un coffret mural qu’on fermait à clé. Et lorsqu’on l’avait consultée sur le bureau, on l’enfermait aussitôt dans une sorte de pupitre réservé à cet effet, qu’on appelait la marmotte26. Ainsi, la ‘penthière’ demeurait un document confidentiel, qui ne devait en aucun cas tomber sous l’œil des quidams étrangers à l’administration des douanes, a fortiori sous celui des contrebandiers, qui fréquentaient le bureau pour y réaliser les transactions d’usage ou pour y attendre les gendarmes… Cela explique sans doute qu’elles soient restées si longtemps inconnues. Une autre particularité des ‘penthières’ résidait dans leur format27 et la texture de leur support : réalisées sur un cartonnage entoilé, elles étaient façonnées de manière à se plier en quatre et pouvaient aisément être emportées par les douaniers envoyés en mission de surveillance ou d’embuscade28. Mais surtout, et c’est ce dernier aspect qui retiendra notre attention, la ‘penthière’ constitue le document de référence pour les rapports qu’établissaient les agents après chaque « événement », à savoir arrestation de fraudeur, saisie de marchandise, etc. Ces rapports étaient soigneusement consignés dans un cahier prévu à cet effet et intitulé « Registre d’événements », chaque registre étant coté et portant mention sur la couverture de la date du premier rapport et de celle du dernier. Grâce à l’obligeance de mon informateur, j’ai pu consulter l’un de ces recueils, sauvé de la destruction dans un louable souci patrimonial, et consignant les événements survenus entre le 24 juin 1919 et le 1er mai 1926 (voir Fig. 4a). Les pages du registre présentent trois colonnes : la première porte mention de la date des événements, la deuxième intitulée « Nature des événements » en demande un résumé succinct, tandis que la troisième, la plus importante, intitulée « Précis de ces événements », est réservée à une description circonstanciée (voir Fig. 4b). C’est en examinant le détail de cette dernière que l’on est à même de mieux comprendre l’usage qui était fait des ‘penthières’.

Fig. 4a : « Registre d’évènements » (24 juin 1919-1er mai 1926)

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Fig. 4b : événement du 7 août 1919 (saisie de 26 kilos de tabac au lieu dit « La Grève (droite) », c’est-à-dire sur la partie droite de la ‘penthière’)

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18Il convient en premier lieu de souligner que le registre n’est pas seulement destiné à conserver la mémoire événementielle de l’activité professionnelle d’une brigade ; il est aussi un lieu d’échange avec la hiérarchie : ainsi, lorsqu’une prise importante a été réalisée ou lorsqu’une arrestation a exigé des douaniers un courage exceptionnel ou encore les a exposés à un danger particulier, une récompense peut être sollicitée ou proposée à la fin du rapport ; les rapports n’occupant que la page gauche du cahier, la réponse du supérieur hiérarchique est apposée sur la page droite. Mais les rapports permettent aussi la vérification de la bonne exécution du service, et des suggestions, des demandes d’éclaircissement, voire des réprimandes sont parfois consignées. Ainsi, en date du 5 août 1923, le lieutenant Dardenne rappelle : « L’ordre de service n° 42 ne mentionne pas le point d’embuscade des agents ; il ne suffit pas de mettre un billet dans le registre de travail pour indiquer la position tenue, l’inscription de service doit être rectifiée. Prière au brigadier intérimaire Guérel de prêter plus d’attention à l’avenir et d’éviter les omissions qui sont par trop fréquentes. » L’auteur de cette note quelque peu comminatoire souligne ainsi l’importance qu’il accorde à l’indication exacte du lieu de l’événement, et l’on constate en effet que les auteurs des rapports apportent presque toujours un soin méticuleux à l’indication précise des lieux et des trajectoires, comme le montre l’extrait qui suit, où les références aux positions de la ‘penthière’ des Rivières figurent en italique :

« Le 17 février 1922, vers 6h1/2, les préposés Quénélisse et Rauzy ont relevé sur leur itinéraire de retour de patrouille au lieu dit Pied de Chèvre, un trou de 2 pas en espadrilles, se dirigeant vers l’intérieur par le sentier du Pied de Chèvre, le travers bois, jusqu’au Chêne à l’Image, coupant le vieux chemin de Thilay et reprenant le bois jusqu’à La Roche Creuse, ensuite à travers bois, la plaine et la route de Thilay jusqu’au pont de cette résidence où la piste cesse d’être visible. La rétrogradation n’a pas permis de reconstituer l’itinéraire exact emprunté par les fraudeurs […]. »

19[Le Pied de Chèvre : position n° 81 de la ‘penthière’ des HR ; La Croisée du Chêne à l’Image : position n° 57 (ibid.) ; La Roche Creuse : position n° 61 (ibid.) ; Le Pont de Thilay : position n° 59 (ibid.)]. 

20Dans ce rapport, comme dans la plupart des autres, les indications toponymiques sont d’une telle précision qu’il est aisé de suivre, pour ainsi dire pas à pas, le cheminement des douaniers sur la ‘penthière’. Les premiers rapports datant de 1919, on peut en déduire que les ‘penthières’ des Hautes-Rivières sont antérieures à cette date. Par ailleurs, on glane au passage quelques termes techniques qui permettent de restituer certaines particularités de l’activité professionnelle des douaniers : ainsi, la « rétrogradation », assez régulièrement opérée, semble-t-il, après la découverte de traces de pas, consistait à remonter le trajet suivi par les contrebandiers afin de déterminer des lieux d’observation et d’embuscade. Dans le rapport suivant, signé par le lieutenant le 10 mars 1924, et qui montre le sort réservé aux chiens de fraudeurs, on constate que le nom /rba/, signalé au début de cet article, était bien un terme technique du vocabulaire douanier :

« Le 8 mars les préposés Raynaud et Picard, en service de rebat suivi d’observation voyaient à hauteur de la Borne d’Enfer, un chien chargé qui se dirigeait vers Le Paquis aux Bœufs. Ils se mirent aussitôt à sa poursuite. La bête fortement chargée et déjà exténuée fut assez facilement capturée. La ceinture contenait 1k500 cigarettes en boîtes en carton jaune de 50 cigarettes et 1k500 tabac haché à fumer le tout de provenance étrangère. La marchandise saisie a été versée aux minuties et le chien capturé a été abattu. Procès verbal d’abattage de la bête a été adressé à M. le Capitaine intérimaire. Des renseignements recueillis il résulterait que l’animal appartenait au sieur B.29 de Thilay et qu’âgé approximativement de 14 mois il était encore en période de dressage. »

21[Borne d’Enfer : position n° 96 de la penthière des HR ; Le Paquis des Bœufs : position n° 95 (id.)].

22Or, le « rebat » consistait, tous les matins, à parcourir la ‘penthière’ afin d’y relever d’éventuelles traces de passages nocturnes. Ce service était bien entendu exécuté à pied, à travers des zones boisées et montueuses, dans lesquelles la motorisation, progressivement introduite après la Première Guerre mondiale, n’était guère envisageable.

23De la lecture des multiples rapports dont nous n’avons donné qu’un nombre limité d’exemples, il ressort que les cartes dites ‘penthières’, représentant une circonscription territoriale du même nom, jouèrent un rôle essentiel dans l’activité professionnelle des douaniers, du moins dans la partie des Ardennes frontalière avec la Belgique où nous avons conduit cette enquête. Il reste alors à s’interroger sur le degré de représentativité de cette recherche et, par conséquent, sur son degré de généralisation potentielle. Pour évaluer cette dimension, je me suis rendu au Musée national des douanes, à Bordeaux, où j’ai appris qu’une exposition centrée sur les ‘penthières’ y avait été présentée d’octobre 2013 à mars 2014. Réalisée en collaboration avec le plasticien Jean-Christophe Vigneau et intitulée Penthières # Terres d’imaginaire30, cette exposition visait en priorité à dégager les dimensions esthétiques de ces productions uniques, rapprochement consacré sur une « penthière d’exception », celle de Maureillas (Pyrénées-Orientales), signée par un douanier nommé Joseph Rolland, et sur laquelle Salvador Dali, qui se rendait régulièrement à Figueras, a dessiné au feutre Trajan chevauchant un coursier, muni d’un fouet terminé en point d’interrogation, manifestant ainsi les doutes qu’il nourrissait quant au franchissement des Pyrénées par l’empereur romain. Mais ce détour par l’anecdote artistique montre que les ‘penthières’ concernent toutes les zones frontalières : le Musée des douanes conserve en effet près de quatre cents cartes, dont la valeur patrimoniale n’a été reconnue que récemment, puisque deux cents d’entre elles ont bénéficié, en 2009, d’un travail de restauration précédant leur numérisation, le reste du fonds ayant été traité en 2010. Or, ces ‘penthières’ couvrent mille kilomètres de frontière avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Le catalogue qui fournit ces indications précise encore que « les côtes bretonne et atlantique, ainsi qu’une petite portion méditerranéenne sont également représentées31 ». On imagine aisément l’importance et l’intérêt d’un tel gisement potentiel de microtoponymie frontalière : si la proportion des formes originales est similaire pour toutes les ‘penthières’ à celles qui ont été établies pour les deux cartes ardennaises, ce sont des milliers, voire des dizaines de milliers de microtoponymes qui sont en jeu. Un tel corpus est d’autant plus intéressant qu’il est très peu connu et qu’il intègre des créations récentes, particulières à une activité professionnelle, celle des douaniers. Cet intérêt est rehaussé encore par le fait que certains des espaces géographiques concernés ont pu changer, au gré du déplacement des zones frontières résultant des conflits qui ont émaillé les xixe et xxe siècles.

24En conclusion, il reste à s’interroger sur l’origine du nom penthière, présentée parfois comme aussi mystérieuse que les cartes elles-mêmes. Une note anonyme publiée dans la Revue des douanes32 indique que la première mention du terme, au moins dans son acception administrative de « territoire couvert par une brigade », figure dans une circulaire du directeur général des douanes datée du 10 mars 1819. Par ailleurs, dans une page intitulée « Mystérieuse penthière », Jean Clinquart, ancien directeur interrégional des Douanes et grand spécialiste de l’histoire de cette administration, considère, en reprenant à son compte une observation formulée par Théodore Duverger, dans son ouvrage La Douane française publié en 1858, que le terme était déjà utilisé par les commis de la Ferme générale, sous l’Ancien Régime. Évoquant ensuite les hypothèses étymologiques dont il a fait l’objet, il rappelle d’abord celle qu’avait avancée Duverger, à savoir une « corruption » de bandière “front des anciens camps en face de l’ennemi”. Transmis par l’italien bandiera, le mot est issu du germanique banda33, qui est à l’origine d’une riche famille en français, à laquelle appartiennent entre autres les noms bande et… contrebande. Cependant, en dépit du rapport sémantique, J. Clinquart repousse avec raison l’hypothèse pour d’évidentes raisons phonétiques, mais sans l’abandonner complètement, puisqu’il considère qu’il a pu se produire une confusion due à la paronymie : « Au terme de bandière, étranger à leur bagage culturel, les gardes de la Ferme générale auraient spontanément substitué un autre terme, dont non seulement ils connaissaient le sens, mais qui, de surcroît, leur aurait paru approprié. Ce mot est pantière, qui désignait un “filet tendu verticalement pour capturer les oiseaux”. Cet engin est encore utilisé de nos jours (illégalement toutefois) dans le Sud-Ouest pour la “tenderie” et il y est connu sous le nom de pante34 ». Ce détour par la paronymie est-il bien nécessaire ? Le supplément du dictionnaire de Godefroy contient un article pantiere f., avec cette glose : “filet pour prendre les petits oiseaux”35 ; le nom semble employé à partir du xve siècle et donne lieu très tôt à des emplois figurés. Il sera repris par tous les grands dictionnaires, en l’occurrence par ceux de Pierre Richelet (1680), Gilles Ménage (1694), Thomas Corneille (1694) avec la variante graphique pentiere, Antoine Furetière (1690) sous la graphie pentiere, le dictionnaire de Trévoux (1743 et 1752) sous la graphie pantière et avec la variante pentière, celui de l’Académie (édition de 1762 : pantière), par J.-F. Féraud (grammatical, 1787 : pantière, var. pentière), par Littré et le TLF. Tous ces dictionnaires proposent avec quelques variantes le sens de “filet pour prendre des oiseaux”, certains signalant un emploi régionalisé dans le Sud-Ouest. Seul, Littré mentionne une variante suffixale : pantenne, et ajoute deux acceptions, à savoir : “sac à mailles qui sert aux chasseurs à mettre leurs provisions de bouche et à rapporter le gibier” et “terme de pêche. Espèce de filet à larges mailles qu’on établit verticalement et par fond”. Quant au TLF, il fournit le synonyme pantenne, mais ne reprend que la première acception. Il précise par ailleurs l’étymologie, à savoir le nom latin d’origine grecque : panthera “tout ce qui se trouve, en une prise, dans le filet (à la chasse aux oiseaux sauvages)”36. Mais à une exception près, aucun de ces grands dictionnaires ne mentionne le terme propre au vocabulaire de l’administration des douanes ; l’exception notable est celle de Littré, qui possède une entrée penthière, avec cette définition : “Terme de douanes. Étendue de terrain confiée à la surveillance d’une brigade”37. Aucune relation n’est établie avec pantière. En revanche, cette association devient explicite pour le FEW, qui réunit dans un même article les deux termes, sans éclaircir cependant les rapports qu’ils entretiennent38. Sans doute la métaphore qui assimile le filet à un piège est-elle sémantiquement pertinente, comme peut l’être visuellement le rapprochement entre le réseau des voies et chemins reproduit sur la carte et le filet lui-même. Pourtant, la métaphore du piège peut difficilement expliquer à elle seule que le terme ait été adopté par la haute administration des douanes, et des deux acceptions « douanières » du nom penthière, à savoir “territoire confié à la surveillance d’une brigade” et “carte qui représente ce territoire”, il est à peu près assuré que la première est chronologiquement antérieure à la seconde. C’est pourquoi la notion de « territoire » nous paraît déterminante. Or, le FEW signale pour panthière, à Pontarlier, le sens de “vaste terrain giboyeux où l’on peut chasser”39 : on peut y voir le chaînon sémantique permettant de relier le filet au district de la brigade, le passage à la désignation de la carte constituant l’ultime avatar de cette filiation métaphorique. Il reste à dire un mot de la graphie : la conservation du -h- interne trahit à l’évidence la volonté de maintenir le mot dans un registre savant, avec rappel à l’étymologie, mais si tel est bien le cas, on peut s’étonner du choix du graphème vocalique de l’initiale : pen-, alors que l’étymon grec désignait un instrument propre à toutes chasses, ce qui justifierait de préférence l’initiale pan-…