CONGAR Yves
- ️Fouilloux, Étienne
- ️Tue May 05 2015
• Vestition pour la Province de France : 7 décembre 1925 à Amiens
• Profession simple : 8 décembre 1926 à Amiens
• Profession solennelle : 8 décembre 1929 au Saulchoir à Kain (Belgique)
• Ordination sacerdotale : 25 juillet 1930 au Saulchoir à Kain (Belgique)
Au séminaire des Carmes en 1921-1922
Avant d’entrer dans l’Ordre des frères prêcheurs, Yves Congar commence ses études ecclésiastiques au séminaire des Carmes à Paris. Il y reste de 1921 à 1924.
Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne.
1Fils de Georges Congar, père au caractère difficile et banquier malheureux en affaires, et de Lucie Desoye, mère très aimée, le futur théologien vient au monde dans une famille chrétienne des Ardennes dont il est le cadet. Son unique sœur Marie-Louise deviendra abbesse du monastère bénédictin de Pradines (Loire). L’occupation de Sedan entre 1914 et 1918 inspire à l’enfant précoce un journal de guerre au patriotisme enflammé : son père est déporté outre-Rhin comme otage en 1918. Élève de la « communale » puis du collège municipal Turenne, le jeune Yves s’oriente vers les ordres sous l’influence du Sedanais Daniel-Joseph Lallement, prêtre en 1919. Il obtient le baccalauréat au petit séminaire de Reims (1919-1921), avant d’entrer à Paris au séminaire des Carmes, plutôt qu’au grand séminaire diocésain. Le théologien reconnaissait sa dette envers l’abbé Lallement, tout en avouant avoir eu du mal à se dégager de son catholicisme intransigeant et dévotionnel, comme de son antimodernisme. De son séjour aux Carmes entre 1921 et 1924, sous la houlette du sulpicien Jean Verdier, futur archevêque de Paris, il retenait surtout l’insuffisance de sa formation philosophique : scolastique à l’Institut catholique et universitaire en Sorbonne (licence ès lettres en 1923). La Catho professe alors le thomisme rigide en honneur à Rome, qu’illustre notamment Jacques Maritain. Yves Congar suit ses cours et fréquente son foyer de Versailles puis de Meudon, où l’a introduit l’abbé Lallement. Il a ensuite minimisé l’influence sur lui de ce milieu, qui conjugue le thomisme spéculatif et mystique du père Garrigou-Lagrange avec un penchant pour l’Action française. Il n’est pourtant pas étranger à sa vocation dominicaine, dont il informe Maritain. Après le service militaire comme élève-officier à Saint-Cyr et en Allemagne (1924-1925), le jeune Congar entre chez les dominicains de la Province de France.
Au noviciat, à Amiens
Deuxième assis à gauche, Yves Congar fait partie, sous la houlette du maître des novices, Réginald Berger (au centre), d’un noviciat aux effectifs importants (1925-1926).
Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne.
2Cette bifurcation du clergé séculier vers un ordre prestigieux n’a alors rien d’exceptionnel, de la part d’un sujet remarqué pour ses qualités intellectuelles. Riche de vingt-quatre entrées en 1925, le noviciat d’Amiens témoigne de cette vitalité. Marie-Joseph en religion, le frère Congar y contracte plusieurs de ses amitiés les plus chères : Marie-Alain Couturier, Dominique Dubarle ou Augustin Maydieu. Son année de philosophie et ses quatre années de théologie au studium provincial du Saulchoir à Kain, près de Tournai en Belgique, marquent une étape décisive dans son itinéraire, entre 1926 et 1931. Contrairement à la légende, l’enseignement y reste d’un thomisme d’école assez classique, bien que vivifié par le recours à l’histoire. Saint Thomas certes ; saint Thomas et ses grands commentateurs aussi ; mais restitués au milieu intellectuel et culturel de leur temps. Contractée au Saulchoir, la passion de Congar pour l’histoire comme chemin d’accès à la vérité ne s’est jamais démentie. Le couvent d’études fut aussi pour lui le lieu d’une autre rencontre fondatrice : celle d’un religieux d’une dizaine d’années son aîné, le dynamique Marie-Dominique Chenu, dont le cours d’histoire des doctrines chrétiennes, suivi en 1929-1930, fut une découverte, sur l’école théologique de Tübingen ou sur les premières conférences du Mouvement œcuménique. L’influence de ce nouveau maître, et bientôt ami, oblitère progressivement celle de l’abbé Lallement. Ordonné prêtre le 25 juillet 1930, lecteur en théologie le 7 juin 1931, le père Congar passe des études au professorat dès la rentrée universitaire 1931. Il n’a que vingt-sept ans, mais il sait déjà ce qu’il entend faire de sa vie religieuse.
Première messe
Tout juste ordonné, Yves Congar donne sa première messe dans son pays natal, le 27 juillet 1930, à Fond de Givonne, un faubourg de Sedan, dans les Ardennes. Le cadre (fond avec fleurs de lys) et le voile huméral déployé sur ses genoux contribuent au caractère solennel de l’événement.
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3Au couvent de Düsseldorf durant l’été 1930, il a découvert sa vocation propre, la troisième après les vocations sacerdotale et dominicaine. Le jeune théologien se voue alors à l’étude de l’Église, pour en faire valoir le « visage vraiment vivant ». Rédigée au cours de l’année 1930-1931, sa thèse de lectorat porte d’ailleurs sur l’une des « notes » de l’Église : l’unité. Cette vocation est argumentée dans son premier écrit majeur : les conclusions de l’enquête de la revue dominicaine La Vie intellectuelle sur les raisons de l’incroyance, publiées dans la livraison du 25 juillet 1935. Après un tableau sans concession du monde moderne en voie de détachement par rapport à l’Église, le père Congar souligne la part de responsabilité de celle-ci dans un tel éloignement. Le diagnostic est sévère et il implique des remèdes drastiques pour dégager un autre visage de l’Église, moins revêche et plus catholique, au sens plein du terme. Telle est la tâche que s’assigne le jeune théologien. Qu’il s’agisse d’un choix de vie, Mon journal du Concile en donne confirmation le 24 novembre 1962 : « Mon Dieu, qui m’avez fait comprendre dès 1929-1930 que si l’Église changeait de visage, si elle prenait simplement son vrai visage, si elle était tout simplement l’Église, tout deviendrait possible sur la voie de l’unité », écrit-il au moment où ce vœu est en passe de se réaliser. Comme bien des choix de vie, le sien est tout à la fois personnel et significatif du contexte dans lequel il apparaît. Il s’agit d’une vocation typique des lendemains de la crise moderniste. Comme ses contemporains de la génération de 1905, le père Congar n’a pas connu celle-ci et n’en a pas souffert ; mais il commence à publier dans un climat ecclésial encore frileux, bien que plus serein. Les fronts philosophiques et théologiques de la crise demeurent interdits d’accès. D’où la nécessité, pour quelqu’un qui débute vers 1930 et qui n’est pas un pur spéculatif, de s’engager sur des terrains moins périlleux. La théologie positive à large recours historique en est un, à condition de ne pas s’intéresser aux origines chrétiennes. Elle peut dénouer des situations conflictuelles, et faire ainsi droit aux requêtes légitimes des victimes de la répression antimoderniste. Dans un tel contexte, et avec l’ardeur du pionnier qui défriche, le père Congar ouvre simultanément deux chantiers majeurs, ecclésiologique et œcuménique.
Au Saulchoir à Kain en 1937
Professeur d’ecclésiologie au Saulchoir, Yves Congar fonde en 1937 la collection « Unam sanctam » aux Éditions du Cerf
Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne.
4À partir de 1932, le jeune professeur enseigne au Saulchoir le traité De Ecclesia, qu’il fait passer d’apologétique en théologie fondamentale. Pour ce cours, il entame un énorme travail d’accumulation documentaire dont l’objectif ultime est la rédaction d’un traité de l’Église… qui ne verra jamais le jour. Pour le préparer, il lance une série d’études manifestant « une théologie de l’Église vraiment large, vivante, sérieuse ». Ce sera la collection « Unam sanctam », aux Éditions dominicaines du Cerf à partir de 1937, qui effectue une percée ecclésiologique dans le monde francophone. Inaugurée par le premier livre de son directeur, Chrétiens désunis, elle s’affirme avec son troisième volume, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, du jésuite Henri de Lubac, dont le succès est immédiat en 1938 ; mais aussi avec le deuxième : la traduction de L’unité dans l’Église du théologien de Tübingen Johann Adam Möhler, dont le centenaire de la disparition provoque une vague de travaux à laquelle Congar contribue activement. Comme le montrent les Esquisses du mystère de l’Église en 1941, son ecclésiologie doit beaucoup à Möhler, notamment sa dialectique entre les structures et la vie : pas d’Église sans institutions, sans hiérarchie ou sans droit ; mais pas d’Église non plus sans prise en compte du mystère de l’action de l’Esprit en son sein. Par ses premiers travaux et par sa collection, le père Congar fait rapidement figure de chef de file d’une ecclésiologie renouvelée aux deux sources des documents fondateurs du christianisme et de son devenir dans le temps.
Réunion de « Chrétiens en dialogue »
À la fin des années 1930, Yves Congar devient l’une des figures marquantes du mouvement œcuménique et participe à de nombreuses rencontres interconfessionnelles. Au premier rang, deuxième et troisième à partir de la gauche, Willem Adolf Visser’t Hooft et Jacques Maritain. À la droite d’Yves Congar, Gabriel Marcel. À sa gauche, en retrait, son confrère Henri-Dominique Béchaux.
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5Les premiers à convaincre de l’importance d’un tel renouvellement sont les chrétiens orientaux, anglicans et protestants, en rupture avec Rome depuis le XIe ou le XVIe siècle. Aussi le projet ecclésiologique du père Congar est-il étroitement lié à sa quatrième vocation, œcuménique, dont il puise les racines dans son enfance. Sedan fut longtemps une frontière politique et religieuse aux marges du royaume de France : catholiques et protestants y vivent en bonne intelligence depuis des siècles. À la différence des enfants de son âge, le jeune Congar a fréquenté des petits protestants, ce qui a pu préparer une vocation œcuménique qui se manifeste, elle aussi, en 1930 par la découverte éblouie des traces de Luther en Allemagne. Bénéficiaire d’un semestre sabbatique à Paris en 1932, il y tisse des liens qui en font le centre d’un réseau interconfessionnel hors du commun pour l’époque. Il découvre au contact des jeunes intellectuels de l’émigration russe qui gravitent autour de Nicolas Berdiaev et de sa revue Put’ le versant slavophile de la pensée orthodoxe, dominée par la figure de Dostoïevski. De « jeunes protestants positifs » l’initient à la pensée de Karl Barth autour duquel il organise une rencontre en 1934. Par ces échanges, auxquels il faut ajouter trois voyages outre-Manche, en 1936, 1937 et 1939, ou des ouvertures du côté du Conseil œcuménique des Églises en formation à Genève, le père Congar réalise vite combien les chrétiens séparés de Rome diffèrent de ce qu’en disent les manuels d’apologétique. Aussi lance-t-il, en 1935 dans La Vie intellectuelle, des « Cahiers pour le protestantisme » qui fournissent une information irénique et de qualité, au risque de valoriser le changement par rapport aux permanences.
6Ces contacts lui permettent de comprendre que l’unité des chrétiens n’est pas une simple question de retour des « dissidents » à l’Église catholique. D’où Chrétiens désunis. Principes d’un « œcuménisme » catholique, par lequel s’ouvre la collection « Unam sanctam » en 1937. Ce coup d’essai, fondateur d’une théologie catholique de l’unité en langue française, développe trois idées maîtresses. Une enquête sans préjugé montre que les Églises et communautés ecclésiales séparées de Rome conservent des valeurs authentiquement chrétiennes qui y sont parfois mieux honorées qu’au sein du catholicisme. Pour lutter contre le schisme d’Orient, puis contre la Réforme, celui-ci s’est durci de façon unilatérale sur ce qui le distinguait d’eux. En se repliant sur ses bastions latins, il a sensiblement perdu en catholicité. La voie étroite de l’unité passe donc par la réintégration progressive de ces valeurs au sein d’une Église qui ne sera ni vraiment autre, ni tout à fait la même, que l’Église romaine. Chrétiens désunis impose le père Congar dans un paysage œcuménique encore peu fréquenté. L’audace de sa démarche lui vaut des démêlés avec l’autorité. Les recensions critiques de son livre fournissent ses premiers éléments d’un dossier examiné par le Saint-Office en janvier 1939 sur lequel il devra s’expliquer devant le Saint-Office, en décembre 1954. Quant à la traduction de Möhler, considéré par les intransigeants comme un précurseur du modernisme, elle évite de peu un retrait du commerce en 1939.
En captivité
En septembre 1941, dans la forteresse de Colditz en Allemagne. Yves Congar est le quatrième à gauche au second rang, avec calot et uniforme.
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7En huit ans de travail acharné, le père Congar a construit les fondations d’une œuvre ecclésiologique et œcuménique prometteuse. Au moment où le Saulchoir peut revenir en France, la mobilisation et la captivité brisent net son élan. Ses séjours d’été en Allemagne l’ont convaincu de la nocivité du nazisme, contre lequel il a écrit trois articles dans l’hebdomadaire dominicain Sept, en 1934 et en 1936. Patriote, le lieutenant Congar enrage de compter parmi les vaincus du printemps 1940. Dès le 9 juin, il attribue la défaite au Parti radical, à l’école laïque, aux « gens du Front populaire » et aux « Moscoutaires ». « Sans compter les journalistes […] Sans compter le Pernod et les alcools, les dancings et les music-halls ». Un tel pétainisme avant la lettre, explique le « soulagement » mêlé d’« angoisse » apporté par l’armistice, et le ralliement initial du prisonnier Congar au maréchal et à son projet de « redressement intérieur », perçu comme une « vraie révolution » ; voire à la collaboration avec Hitler esquissée lors de l’entrevue de Montoire, sur laquelle il émet toutefois des doutes. Au printemps 1941 encore, il voit en Pétain l’unique recours, même s’il « n’est pas infaillible ». Il refuse cependant une libération anticipée soumise à un enrôlement contre les troupes anglo-gaullistes en Syrie. Sensible aux sirènes de Vichy, ce multirécidiviste de l’évasion ne cède rien au nazisme contre lequel il met en garde ses codétenus. Considéré comme un « ennemi du Reich », il subit la rigueur de lieux d’internement à régime plus dur que le « simple » Oflag : la forteresse de Colditz, puis le camp de Lübeck où sont regroupées des fortes têtes. La captivité représente pour le père Congar une épreuve cruciale et indélébile, qui resurgira lors de ses difficultés avec les autorités ecclésiastiques, accusées de lui procurer un nouvel enfermement.
8Après guerre, ses engagements ne débordent guère le cadre ecclésial. Le père Congar n’est pas un pétitionnaire : à la différence de son ami Chenu, il ne signe pas, en 1950, l’appel des chrétiens contre l’arme atomique. Il demeure pourtant un citoyen attentif aux soubresauts de la France et du monde. Ainsi plaide-t-il pour l’instauration de la liberté religieuse dans l’Espagne franquiste. Ainsi donne-t-il son nom le 8 juin 1953 au Comité France-Maghreb constitué en réaction à la répression française après les émeutes de Casablanca. Ainsi publie-t-il la même année, sous l’égide de l’UNESCO, une brochure où il démontre l’incompatibilité du catholicisme avec le racisme. Bien qu’il approuve la politique menée par le général de Gaulle en Algérie, il refuse la Constitution de 1958 et l’élection du président de la République au suffrage universel en 1962, car elles donnent trop de pouvoir à un homme, fût-il providentiel. Sans approuver la contestation soixante-huitarde qui bouleverse le Saulchoir, il ne veut pas pour autant devenir « un vieux réac’« et reste ouvert à l’esprit du temps jusque sur son lit de mort.
9Le père Congar se veut avant tout théologien. Libéré début mai 1945, il réintègre le Saulchoir, transféré à Étiolles près de Corbeil. « J’ai oublié la moitié de ce que je savais en 39 », écrivait-il à son plus proche ami, le père Henri-Marie Féret. Il exagérait probablement. Ses cinq années derrière les barbelés n’en constituent pas moins une faille irréparable dans son travail comme dans sa vie. D’autant que l’Église de France a continué sa route sans lui. Les « années noires » y ont été d’une grande fécondité en matière d’initiatives apostoliques. Non seulement le théologien a perdu en captivité un peu de l’acquis antérieur, mais il doit rattraper le retard accumulé. « Tout est à refaire ! », écrit-il à Féret au lendemain de sa libération. Dès son retour au Saulchoir, il se remet à l’œuvre avec une ardeur dopée par l’effervescence de l’Église de France. Le professeur du Saulchoir devient alors un « théologien de service », prêt à répondre aux appels qui émanent du peuple chrétien, jusqu’à la limite de ses forces. Du simple sermon de mariage à la série de conférences, de la réunion d’un petit cercle local à la session nationale d’aumôniers d’Action catholique, il répertorie 487 prestations diverses entre 1946 et 1953, soit une moyenne de 60 par année. On en retiendra deux massifs principaux. L’élargissement de la percée œcuménique en milieu catholique, dont il fut avant-guerre l’un des artisans, ne saurait se passer de ses services. Il devient ainsi l’un des orateurs les plus sollicités de la semaine de prières pour l’unité du mois de janvier, symbole de la diffusion du mouvement. Chaque début d’année, il sillonne le monde francophone en un véritable marathon qui déborde souvent la semaine du 18 au 25 janvier. Le père Congar appuie les initiatives de ses confrères du Centre Istina, mais il n’y joue plus de rôle moteur. Il continue néanmoins de réfléchir sur le schisme d’Orient ou sur le cas Luther et de prêter son concours aux dialogues amorcés, par la Conférence catholique pour les questions œcuméniques notamment, à partir de 1952.
Au Centre catholique des intellectuels français en 1963
De gauche à droite : Roger Dumaine, Jean-Pierre Dubois-Dumée, François Bédarida et Yves Congar participant au Centre catholique des intellectuels français, rue Madame à Paris, en 1963.
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10Aussi, son activisme se rééquilibre-t-il au profit d’une ecclésiologie « en situation ». Comme Chenu et Féret, il prête une attention passionnée au dynamisme du catholicisme français. Mais il ne suit pas comme eux des groupes auxquels il servirait de guide. Il y intervient à la demande, comme consultant. Dans l’éventail de ses prestations, on remarque tout de même des constantes : sa fidélité à l’hebdomadaire Témoignage chrétien, pour lequel il commente l’actualité religieuse ; ou la part qu’il prend au recyclage du clergé parisien dans les récollections et les cours du couvent Saint-Jacques, rue de la Glacière. Rares sont toutefois les mouvements ou les organismes catholiques qui ne l’ont pas mis à contribution. Ses interventions sont soigneusement préparées et de haut niveau, sans concession de forme ni de fond à l’auditoire. D’où parfois des remous dans la salle, quand le propos paraît trop ardu, ou bien décalé par rapport aux attentes. Le théologien y teste la matière des livres en préparation. Il ne produit pas le traité de l’Église promis, mais une quantité de travaux qui en tiennent lieu. Travaux des autres, dans la collection « Unam sanctam », dont il suit l’élaboration de chaque volume avec soin. Travaux personnels surtout, desquels émergent deux grosses briques bourrées d’idées et de références : Vraie et fausse Réforme dans l’Église, en 1950, et Jalons pour une théologie du laïcat, en 1953. Le second contribue de façon décisive à la réévaluation de la dignité du laïc dans la pensée catholique. Mais le premier est sans doute le livre le plus important du père Congar. Il entreprend d’y dégager le sens profond de l’effervescence de l’Église de France, dont il est le témoin et l’acteur ; d’en procurer une élucidation théologique qui tend à la promouvoir au rang de modèle pour la catholicité. Sa méthode se veut tout à la fois déductive et inductive, au confluent de la vie de l’Église telle qu’il la perçoit et des références obligées que sont la Bible, les Pères et les docteurs médiévaux. Cette dialectique, toujours débitrice de Möhler, débouche sur la proposition d’un réformisme sans schisme se démarquant simultanément de la Réforme à majuscule, incarnée par Luther, et des crispations antiprotestantes, antilibérales ou antimodernistes du magistère depuis le xvie siècle, qui ont donné au catholicisme le visage répulsif que le théologien dominicain combat depuis les années 1930. Entre les deux écueils, Vraie et fausse Réforme plaide la nécessité d’un réformisme substantiel, enraciné dans la tradition, mais aussi dans la vie de l’Église au milieu du xxe siècle. Pour Congar, seul un tel réformisme peut attirer de nouveau ceux qui se sont éloignés d’elle.
11Au passage, le théologien met à mal certains développements récents du catholicisme. L’hypertrophie du centre romain, du magistère pontifical, de la Curie vaticane, des structures hiérarchiques et de la fonction régulatrice du droit canon réduit d’autant la place de la périphérie, des Églises locales, du laïcat, voire du mystère de l’Église. L’hypertrophie parallèle de dévotions adventices, une mariologie prolifique notamment, risque d’obscurcir la centralité et l’unicité du salut en Jésus-Christ. Aussi, dans un climat de « guerre froide » auquel l’Église n’échappe pas, les nuages s’accumulent-ils depuis 1947 sur la tête du père Congar. Ils éclatent en février 1954 avec la « purge » qui l’éloigne du Saulchoir et de l’enseignement ; soumet tous ses écrits à la censure romaine ; le fait errer de Jérusalem à Rome, à Cambridge, et enfin à Strasbourg ; le plonge dans une suspicion dont il ne sortira vraiment qu’en 1963 ; bref, interrompt son travail presque aussi brutalement que la guerre et la captivité, auxquelles ses écrits intimes multiplient les références.
Expert conciliaire
À Rome, au concile Vatican II, le 8 décembre 1963. À l’arrière-plan, Mgr Pailler, archevêque-coadjuteur de Rouen.
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12Aussi est-il surpris d’apprendre en juillet 1960 qu’il est nommé consulteur de la Commission théologique préparatoire au futur concile. Une telle nomination ne saurait pourtant surprendre, tant les travaux du religieux dominicain antérieurs à sa disgrâce collent au plus près du projet de Jean XXIII : l’aggiornamento de l’Église catholique et un progrès vers l’union des chrétiens séparés. Telles sont précisément les deux branches indissociables de la vocation théologique du père Congar. En dépit d’éclipses douloureuses, il a produit dans ces deux domaines des travaux décisifs : une théologie pour l’œcuménisme et une théologie pour la réforme de l’Église proche de ce que le pape nomme aggiornamento. Aucun expert ne semble mieux préparé que lui pour le concile à venir : se passer de ses services serait étrange, tant il fait figure d’homme de la situation. Et pourtant il ne joue pas de rôle majeur dans la préparation de l’assemblée. Les raisons de sa nomination comme expert demeurent obscures. Il assiste, impuissant et souvent muet, à la fabrication de schémas dont la fermeture défensive le navre. Il doit se contenter d’alerter l’opinion catholique sur ce qui se trame à l’abri du secret. En 1962, il multiplie les interventions auprès de Pères conciliaires pour les convaincre de remettre l’assemblée sur un chemin conforme au vœu du pape. Outre sa timidité, deux convictions l’empêchent alors de jouer le rôle qui lui revient : son « épiscopalisme », pour lequel le concile est l’affaire des évêques, pas des experts ; son « possibilisme », réticent envers la solution de la « table rase ». Bien que spécialiste des rapports Écriture-Tradition, il n’est pour rien dans le renvoi en commission du schéma De fontibus Revelationis, les 20-21 novembre 1962 ; mais on vient l’en féliciter comme s’il s’agissait d’une victoire personnelle. Nommé expert officiel dès 1962, le père Congar ne pèse pas plus sur les débuts du concile que sur sa préparation et sort assez découragé de la première session.
13Tout change pour lui début mars 1963 sous l’effet d’une double impulsion. Le père Daniélou, homme de confiance de Mgr Garrone qui supervise les questions doctrinales pour l’épiscopat français, ne peut être au four et au moulin, malgré sa redoutable activité. Il demande à Congar de le décharger du secteur ecclésiologie. Après le retrait sans débat du De Ecclesia de la Commission théologique préparatoire, début décembre 1962, c’est le schéma belge, proposé par Mgr Philips sous l’égide du cardinal Suenens, qui a été choisi comme nouvelle grille d’élaboration de la future constitution. Or la « squadra belga » de Louvain ne conçoit pas son travail sans l’apport du père Congar. Le religieux français accède alors au cœur du travail conciliaire. Le temps du soupçon s’achève pour lui, comme en témoigne son accession tardive à la maîtrise en théologie le 14 septembre 1963. Bien que rattrapé par l’angiomatose médullaire qui entrave ses mouvements depuis 1935, le théologien se lance à corps perdu dans l’aventure conciliaire en passe de réaliser un rêve vieux de trente ans.
14Malgré sa sécheresse, le bilan qu’il dresse de son activité conciliaire lors de la clôture de Vatican II permet de mesurer l’ampleur de son travail. « Sont de moi : Lumen gentium : la première rédaction de plusieurs numéros du chap. I et les numéros 9, 13, 16, 17 du chap. II, plus quelques passages particuliers ; De Revelatione : ai travaillé dans le chapitre II et le n° 21 vient d’une première rédaction de moi ; De Œcumenismo : y ai travaillé ; le prœmium et la conclusion sont à peu près de moi ; Déclaration sur les religions non chrétiennes : y ai travaillé ; l’introduction et la conclusion sont à peu près de moi ; Schéma XIII : y ai travaillé : chap. I, IV ; De Missionibus : le chap. I est de moi de A à Z, avec emprunts à Ratzinger pour le n° 8 ; De Presbyteris : c’est une rédaction aux trois quarts Lécuyer-Onclin-Congar ». Le père Congar est l’un des experts auxquels le corpus conciliaire doit le plus : seul Mgr Gérard Philips peut lui être avantageusement comparé. Le concile l’a utilisé de trois manières différentes : Congar autorité de référence pour l’élaboration du texte sur l’Église ; Congar conseiller pour l’ultime rédaction des textes du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, à la rédaction desquels il n’a pas été associé depuis le début ; enfin Congar recours pour des textes enlisés dans des commissions timorées, auxquels il insuffle la profondeur théologique qui leur manquait : décrets sur les missions et sur les prêtres. Dans les trois cas, il maintient sa démarche « possibiliste » qui écarte les solutions extrêmes et s’efforce de sauver ce qui peut l’être de la préparation, tout en produisant des documents ouverts, mais acceptables par le plus grand nombre possible de pères. Une telle attitude l’empêche de partager le triomphalisme de certains leaders de l’assemblée ou de devenir une sorte d’intégriste du concile. « Nos textes sont finalement assez banals. Tant d’efforts, tant de temps dépensé, pour obtenir des déclarations moyennes… », écrivait-il dès le 26 avril 1964, non sans forcer un peu sur le gris.
Hommage au père Congar
Portrait réalisé par le frère Damien Avril en 1964 au château d’Étiolles, lors d’une fête en l’honneur d’Yves Congar qui est l’occasion pour Marie-Dominique Chenu de faire son éloge devant ses confrères du Saulchoir.
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15Un tel réalisme ne l’empêche pourtant pas de voir en Vatican II la plus grande grâce de sa vie. Si le père Congar était mort en 1954 ou en 1955, comme Couturier ou Maydieu, il serait parti sans grand espoir quant à la possibilité d’une réforme dans son Église. Sa chance historique est d’avoir vu ratifier l’essentiel de ses intuitions ecclésiologiques et œcuméniques, longtemps suspectes, par un concile imprévisible quelques mois avant son annonce. Vatican II a été pour lui ce moment privilégié où son œuvre a pesé de façon notable sur l’évolution de l’Église catholique. Il y gagne plus qu’une sortie du purgatoire : un crédit considérable dans la catholicité et une multitude de sollicitations auxquelles il fait face comme il peut, malgré un état de santé de plus en plus préoccupant. Dans son abondante production d’interprète autorisé de l’événement et du corpus conciliaires, deux ensembles passablement différents : d’une part, sa chronique pour les Informations catholiques internationales, Le Concile au jour le jour ; d’autre part, la collection « Unam sanctam » bis, qui fournit une série d’éditions et de commentaires des documents conciliaires, par ceux qui ont contribué à les rédiger. Congar devient ainsi le théologien de Vatican II par excellence et l’un des principaux diffuseurs de son message à travers le monde.
Conférencier à Strasbourg
Le 16 décembre 1963, le prieur du couvent de Strasbourg, Philippe Maillard (de dos), rassemble une trentaine d’amis d’Yves Congar, clercs ou laïcs, catholiques, orthodoxes ou protestants. À la droite du père Congar, Mgr Elchinger, à sa gauche, Émile Berrar. À l’extrêmité gauche de la photo, Oscar Cullmann.
Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne.
16Il est aussi le seul des grands experts conciliaires ensuite promus au cardinalat à ne pas devenir un déçu de Vatican II quand survient la « crise catholique ». Sans nier celle-ci, il exonère l’œuvre effectuée à Rome entre 1962 et 1965 d’une responsabilité directe dans son irruption. D’où sa vive réaction au Paysan de la Garonne de Jacques Maritain, dans Le Monde du 28 décembre 1966 ; et surtout, dix ans plus tard, sa récusation sereine de la dissidence lefebvriste. Tout aussi singulière est son attitude dans les remous qui agitent l’Église catholique à la fin des années 1960 et au cours de la décennie suivante. Lui qui est un homme d’ordre refuse que la contestation soit traitée avec les méthodes autoritaires dont il a souffert. D’où la lettre qu’il adresse à l’épiscopat français après l’encyclique Humanae vitae sur la régulation des naissances, en 1968. Ou la signature qu’il donne au manifeste de la revue Concilium sur « la liberté des théologiens et de la théologie au service de l’Église », en janvier 1969, signature qui lui coûte probablement le cardinalat quelques semaines plus tard. Ou encore ce rapport sur la collégialité pour la Commission théologique internationale, à laquelle il a été nommé dès sa création au printemps 1969, qui se perd lors du synode de 1971 du fait d’un veto de Paul VI. Le père Congar assume ainsi une position originale entre l’optimisme impénitent de son ami Chenu et le pessimisme croissant de Daniélou, Hamer, Journet ou de Lubac. Accueilli à l’hôpital militaire des Invalides du fait de ses états de service, il y meurt le 22 juin 1995 vaincu par sa maladie, non sans avoir eu la satisfaction tardive d’être nommé cardinal par Jean-Paul II le 26 novembre 1994.