Chantal Akerman / Babette Mangolte : éclairer les films d’une cinéa...
- ️Lamoine, Émilie
- ️Thu Oct 17 2024
Résumés
La photographe, opératrice et réalisatrice expérimentale franco-américaine Babette Mangolte (1941-) a éclairé ou fut cheffe opératrice de six films de la cinéaste belge Chantal Akerman (1950-2015) à ses débuts : La chambre (1972), Hotel Monterey (1972), Hanging out Yonkers (1973, inachevé), Jeanne Dielman. 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), News from Home (1976) et Un jour, Pina a demandé… (1983). Se rencontrant à New York en 1971, elles élaborent ensemble un mode de fabrication, technique et esthétique, qui permet à la cinéaste émergente d’exprimer un rapport au temps et à l’espace que le corps habite. Leur collaboration, née de leur amitié sororale, a donné à son œuvre la possibilité d’avoir lieu, en trouvant la façon qui lui est propre de se faire. Nous en traçons le récit, focalisé sur la période 1972-1976, en nous appuyant sur leurs paroles et écrits, et en interrogeant la façon dont celui-ci a été constitué par celles qui ont partagé cette histoire.
Franco-American photographer, operator and experimental filmmaker Babette Mangolte (1941-) was chief operator on six films by Belgian filmmaker Chantal Akerman (1950-2015) at her beginnings: La chambre (1972), Hotel Monterey (1972), Hanging out Yonkers (1973, unfinished), Jeanne Dielman. 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), News from Home (1976) and One Day Pina Asked… (1983). They met in New York in 1971 and developed a technical and aesthetic mode of filmmaking that enabled the emerging director to express a relationship to time and space inhabited by the body. Their collaboration and sisterhood shaped the possibilities and conditions for Akerman’s work to exist, finding its own process. This essay focus on the period 1972-76, drawing on their interviews and writings, and questioning the way they told this shared story.
Texte intégral
1En novembre 1971, Chantal Akerman a 21 ans quand elle rencontre Babette Mangolte à New York. Elle a déjà réalisé un premier court métrage, Saute ma ville (1968, 13 min.), qui a été remarqué, et un second, L’enfant aimé, ou Je joue à être une femme mariée (1971, 35 min.), qu’elle estime raté. Pensant ne plus jamais faire de films après cet échec, elle a rejoint à Jérusalem son ami Samy Szlingerbaum, avant de prendre avec lui, au bout de trois mois, un billet pour New York. Un an plus tôt, l’opératrice Babette Mangolte a quitté Paris pour New York, avec le projet d’y venir voir se faire le cinéma expérimental. Trois mois après son arrivée, elle revend son billet retour et décide de rester, y trouvant une place qui lui était refusée en France. La collaboration entre Akerman et Mangolte débute alors dans le contexte des avant-gardes artistiques des années 1970. Leurs échanges, l’apport technique et esthétique de Babette Mangolte, qui introduit Chantal Akerman à ce milieu, conduisent la cinéaste émergente (aussi bien sur les films aboutis que sur ceux restés inachevés) à expérimenter des méthodes et élaborer des principes formels qui deviendront constitutifs de son cinéma, jusqu’à l’accomplissement que représente son deuxième long métrage, Jeanne Dielman. 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975, 200 min.).
- 1 Chantal Akerman, Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée, 1968-2015, Cyril Béghin (éd.), Paris, L’a (...)
- 2 Babette Mangolte, Babette Mangolte. Selected Writings, 1998-2015, Luca Lo Pinto (éd.), Berlin, Ster (...)
- 3 Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s : an Interview with Babette Mangolte », Ca (...)
2La parution récente de la quasi-intégralité de l’œuvre « écrite et parlée » de Chantal Akerman établie par Cyril Béghin, dont il souligne « [la] circulation de la voix [comme étant] la couture la plus forte entre l’écriture d’Akerman et son œuvre audiovisuelle »1, est l’occasion de confronter celle-ci aux écrits et entretiens de Babette Mangolte parus en anglais2. Restée vivre à New York, son parcours et sa collaboration avec Akerman sont en effet davantage mentionnés dans les études étasuniennes : l’interview qu’elle accorde à Janet Bergstrom en 1995, parue dans la revue Camera Obscura en 20193, apporte notamment sur ceux-ci de nombreuses précisions.
New York, novembre 1971 : ouvrir son monde et sa maison
- 4 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir », in Chantal Akerman. Autoportrait e (...)
- 5 Selon la chronologie établie par Cyril Béghin, la rencontre entre Hanoun et Akerman eut lieu à Jéru (...)
- 6 Interview de Babette Mangolte par Chantal Akerman, bonus du DVD Chantal Akerman. Les années 70, Car (...)
- 7 Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… ».
3Chantal Akerman arrive à New York, « sans argent, et sans anglais »4, mais avec quelques numéros de téléphone, dont celui de la jeune opératrice Babette Mangolte, que le cinéaste expérimental Marcel Hanoun lui a recommandée5 – Mangolte fut assistante caméra sur quatre de ses longs métrages, L’été, L’hiver, Le printemps, L’automne, tournés entre 1968 et 1971. Quelques jours après son arrivée, Chantal téléphone à Babette. Elles se remémorent. « Je t’ai appelée, se rappelle Chantal. Tu avais une très belle voix, mais tu n’avais pas tellement envie de me rencontrer. » « Non pas tellement, approuve Babette. J’étais très occupée. » « J’ai insisté. Tu m’as fait une omelette et on a commencé à parler, précise Chantal, [puis] à marcher dans la ville. Et tu marchais vingt mètres devant moi. Je me disais, tiens elle veut pas marcher avec toi6. » Babette évoque sa carrure, sa grande taille, pour expliquer son allure rapide, en comparaison de celle de Chantal, petite, menue. Elle souligne aussi leur différence d’âge, qui comptait à l’époque – Babette a alors 29 ans –, lui faisant considérer Chantal comme « une petite sœur », et se souvient de son « désir de [lui] faire connaître [sa] ville », à laquelle elle est intégrée depuis un an. En effet dès son arrivée, Annette Michelson, critique et universitaire américaine amie de Marcel Hanoun, la présente à Stan Brakhage, deux jours après à Michael Snow ; un mois plus tard, elle lui suggère d’aller voir la pièce écrite et mise en scène par Richard Foreman, Total Recall – que Mangolte proposera de photographier : ce sera son premier travail de documentation de la scène expérimentale new-yorkaise –, puis la recommande à la chorégraphe Yvonne Rainer pour filmer son long métrage Lives of Performers (1972)7.
4Babette emmène Chantal à l’Anthology Film Archives fondé par Jonas Mekas, l’introduit dans ce petit milieu, où les disciplines – théâtre, danse, musique, cinéma, arts visuels – ne sont pas séparées, où les artistes regardent ce que font les autres et collaborent. En février 1972, elles assistent à la projection en continu de La région centrale de Michael Snow (1971) au Elgin Theater. Hypnotisées, elles y passent la journée jusqu’à la fermeture, sortant seulement fumer des cigarettes. À Nicole Brenez, Akerman confiera l’importance de Babette Mangolte dans la découverte de ce film et de l’avant-garde new-yorkaise :
- 8 « The Pajama Interview », entretien réalisé par Nicole Brenez et révisé par Chantal Akerman, Paris, (...)
[Elle] m’a emmenée dans un monde que je ne connaissais pas, un monde à l’époque très petit, très caché. J’ai vécu une expérience sensorielle extraordinairement puissante et physique. Ç’a été une révélation pour moi, on pouvait faire un film sans raconter une histoire. […] J’ai appris là qu’un mouvement de caméra, juste un mouvement de caméra, pouvait exercer une émotion aussi forte que n’importe quelle narration8.
- 9 Sur cet autre compagnonnage amical et professionnel, voir « Un coin de Paradise », entretien avec M (...)
- 10 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide… », p. 156.
- 11 Sur la rencontre entre Eric de Kuyper et Chantal Akerman – outre la chronologie établie par Cyril B (...)
5Pourtant Chantal Akerman a déjà rencontré le cinéma expérimental : en décembre 1967, au festival EXPRMNTL 4 de Knokke-le-Zoute avec son amie Marilyn Watelet9, mais elle est restée, cette première fois, « absolument fermée à tout [ce qu’elle voyait, cherchant] désespérément une histoire dans les films »10. Son premier court métrage, Saute ma ville – une jeune fille fait dans une cuisine tout ce qu’on peut y faire jusqu’à se faire exploser –, qu’elle interprète et tourne avec des amis, en une nuit, à 18 ans, se fait connaître par sa diffusion le 18 octobre 1970 dans l’émission de télévision flamande De Andere Film, consacrée au cinéma expérimental et dirigée par Eric de Kuyper11 – il joua auprès de la jeune cinéaste un rôle de passeur. Mais c’est véritablement à New York que la découverte du cinéma expérimental conduit Chantal Akerman à trouver une forme libérant son geste. Alors que quelque chose est cassé de son désir de faire des films, ce à quoi Babette Mangolte l’introduit ne sont pas seulement des films, mais aussi celles et ceux qui les font, leurs méthodes, leurs moyens.
Depuis Bruxelles et Paris, des possibles contrariés
6D’automne 1971 jusqu’en mars 1973 (excepté un retour en Europe à l’été 1972), les deux jeunes femmes se parlent, beaucoup, la langue française en partage. Babette Mangolte raconte :
- 12 Babette Mangolte, « Chantal, my Friend », Artforum 54, no 5, janvier 2016, p. 195, repris légèremen (...)
[Elle] avait eu des problèmes avec l’opérateur de son deuxième film, L’enfant aimé, ou je joue à être une femme mariée, et l’avait considéré comme un échec. Akerman n’avait pas besoin de m’expliquer pourquoi cette relation n’avait pas fonctionné – je m’étais moi-même sentie exclue et dédaignée par les hommes dans l’industrie cinématographique. […] Nous partagions le sentiment d’être ignorées et avons réalisé qu’en travaillant ensemble, nous pourrions communiquer des expériences qui n’avaient pas encore été racontées. Nous discutions de ce que nous pouvions et devions faire, en exprimant la nécessité d’inventer notre propre langage, dépourvu de références à un monde dominé par les hommes […]12.
- 13 Babette Mangolte, « Life in Film : Babette Mangolte », Frieze, no 117, septembre 2008, repris dans (...)
7Avant de travailler avec Marcel Hanoun, Babette Mangolte fut l’une des premières femmes étudiant à l’École technique de photographie et de cinématographie à Paris. L’homme à la caméra de Dziga Vertov (1929), qu’elle découvre à la Cinémathèque, l’incite à s’y inscrire, « abandonnant la prévisibilité d’une vie universitaire en mathématiques pour une vie d’incertitude et d’aventures »13. Elle écrit :
- 14 Ibid.
Dans les années 1960, les femmes et les caméras n’allaient pas ensemble et on m’a déconseillé de poursuivre mon rêve. Mais l’utopie et la joie de vivre étaient au cœur de L’homme à la caméra et je n’ai pas eu peur14, p. 149.
- 15 Ibid.
8Pourtant, après avoir en 1966 terminé l’école de cinéma, dont elle regretta le manque d’innovation de l’enseignement, elle réalise « à quel point il sera difficile de trouver une place dans le monde du cinéma français, qui excluait les femmes des fonctions clés telles que la cinématographie »15, p. 150. C’est aussi cela qui la conduit à se rendre à New York, où elle sait que des pratiques cinématographiques alternatives existent.
9De son côté, en 1967, Chantal Akerman a claqué la porte de l’Institut national supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion (INSAS) à Bruxelles, trois mois après y être entrée. Elle s’est ennuyée dans les cours d’optique, physique et chimie, plutôt que d’y faire des films, et s’est confrontée violemment au corporatisme des enseignants. Après Saute ma ville, réalisé en toute inconscience, trois ans passent – elle vit alors à Paris – avant le tournage, en juin 1971 dans une villa près de Toulon, d’un nouveau film, L’enfant aimé. Une jeune mère, interprétée par Claire Wauthion, s’occupe de sa petite fille, se scrute et se décrit nue dans le miroir, se confie à son amie, peut-être amante, jouée par Chantal Akerman. De ce film qu’elle reniera, la jeune cinéaste, qui n’a pas encore trouvé le principe de frontalité qui structurera son cinéma (filmer en face, le spectateur tenu dans une position « face à l’image »), regrettera de n’avoir pu maîtriser le cadre et les plans-séquences. On peut croire que c’est le dialogue avec un opérateur, permettant de matérialiser une idée de cinéma, qui aura terriblement manqué.
Les films expérimentaux faits ensemble à New York : la possibilité d’une forme
- 16 Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… », p. 36.
10La collaboration entre Akerman et Mangolte, évidente – l’une cherchait un opérateur avec de l’expérience, mais qui ne la dirigerait pas, l’autre cherchait à travailler comme opératrice, sans être réduite à une simple exécutante –, débuta lorsque la jeune cinéaste eut assez d’argent pour financer un film. Comme toutes et tous à l’époque, leur vie était alors séparée en deux, entre le travail pour subsister, et le travail créatif – la vraie vie –, non rémunéré. Ainsi à New York, Babette est employée dans un laboratoire photo, et Chantal comme serveuse, ou vendeuse, puis dans un cinéma, le 55th Street Playhouse, où l’argent volé à la caisse lui permet d’acheter de la pellicule. Babette Mangolte, qui travaille alors avec Yvonne Rainer, a la possibilité (et la capacité technique) d’utiliser quand elle le souhaite la caméra 16 mm Arriflex que Robert Rauschenberg a prêtée à la chorégraphe pour son film Lives of Performers16 ; elle dispose également de ses cellules amenées de Paris.
- 17 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2 – Hangin’ out Yonkers – Hotel Monterey – Jeanne Dielman. 23, (...)
- 18 En note de Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… », p. 55.
- 19 Bonus du DVD Chantal Akerman. Les années 70. Voir aussi « The Pajama Interview », p. 1242.
- 20 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2… », p. 174 ; ainsi que les citations suivantes.
11Ici, le souvenir de la chronologie diffère – « la mémoire réorganise les faits dans un ordre qui fait sens »17, ajoute en note Babette Mangolte au texte qu’elle écrit pour la monographie consacrée à Akerman en 2004, rectifiant la date de tournage de Hanging out Yonkers. Mais ce qu’elle continue d’affirmer, se référant à ses agendas, c’est que le tournage de La chambre (11 min.) eut lieu en février 1972 et celui d’Hotel Monterey (63 min.) en mai 197218. « Je pense que tu te trompes totalement », la reprend pourtant Chantal Akerman, lors de leur entretien filmé en 200719. La chambre, selon la cinéaste, aurait été filmé le lendemain d’Hotel Monterey, avec les deux boîtes restantes – une seule boîte, affirme-t-elle une minute plus tard. Alors, « j’ai complètement réécrit l’histoire », conclut malicieusement Babette Mangolte. Est troublante mais signifiante la dissemblance de remémoration des faits, tant une version semble relever de ce qui a été vécu, et l’autre de ce qui fut décisif dans ce qui a été vécu. Ainsi d’après Mangolte, l’idée du film, « réaliser un mouvement continu de la caméra dans un espace unique »20, le temps d’un chargeur de 120 mètres, soit 11 minutes, leur est venue après la projection de La région centrale. Le tournage, en 16 mm couleur Kodachrome, sans prise de son, a lieu dans la petite chambre que louait Chantal sur Spring Street, « au deuxième étage [avec] des fenêtres à l’est et à l’ouest. […] Le soleil entrait dans la chambre en fin de matinée », et se reflétait à l’heure choisie dans les miroirs positionnés par Mangolte. L’opératrice se souvient avoir répété pendant une heure le mouvement panoramique, s’exerçant à le réaliser en continu et sans à-coups ; « le tour complet de la chambre [prenant] quatre minutes environ en temps réel », permettant de faire trois tours complets, pendant que « Chantal [pensait] à quoi faire ». Mais Akerman se défend d’une influence de Snow aussi évidente, comme elle se défend de se livrer à un formalisme programmatique. Il y a dans la pièce aux murs de briques et lambris, au milieu d’un bric-à-brac domestique et évocateur, un lit en bois brun dans lequel l’actrice-réalisatrice en chemise de nuit blanche est à demie couchée sous les draps et regarde la caméra. À chaque passage de celle-ci, son attitude varie, elle est d’abord immobile, puis se caresse, lèche une pomme, la croque, la mange voracement, se passe lentement les mains sur le visage. Ce cadre et cette durée fixés, la confiance accordée à celle la regardant dans l’œilleton (en son savoir-faire technique, en son regard sororal), lui permettent un espace où pouvoir exprimer une présence charnelle aussi bien qu’insaisissable, celle d’une jeune femme dans une chambre seule se donnant elle-même une image d’elle-même, le regard fixé et le corps autant tendu qu’indolent, tout adressé à un·e autre.
12Si, pour Akerman, La chambre a été tourné après Hotel Monterey, c’est que ce dernier lui semble plus signifiant comme étant son premier geste de cinéaste à New York (impliquant moins directement l’influence de Snow). Si, aussi, l’interprétation des souvenirs diffère entre les deux femmes, c’est qu’elles n’en font pas le même usage : c’est pour Akerman un matériau littéraire autobiographique, dont elle a prélevé des fragments qui la définissent, elle et son rapport à son œuvre, les livrant de textes en entretiens et estimant que d’autres, laissant ainsi des pans opaques, n’ont pas d’intérêt à être dits (se construire, encore, soi-même une image de soi), tandis que Mangolte identifie dans la chronologie des faits (y contribuant par de nombreuses précisions matérielles) des rapports de cause et conséquence.
13L’hôtel Monterey se situe dans le haut de Broadway, y résident des gens pauvres, âgés, sans revenus. Chantal Akerman y a habité un moment, y eut l’idée du film, prenant des photographies, et réfléchissant une structure, ou progression, liée au temps. Hotel Monterey, film silencieux, en couleur, se déroulant par longs plans, essentiellement fixes, commence au rez-de-chaussée à la tombée du jour, se poursuit, en prenant l’ascenseur, dans les étages, au fil de la nuit jusqu’au jour se levant, sur le toit. Dans une note d’intention inédite, donnant à voir dès l’écriture le film qu’Akerman pensait, sont décrites les silhouettes de « quelques vieux » y vivant, « toujours habillés comme s’ils étaient prêts à sortir et comme s’ils s’étaient figés à l’époque de leur jeunesse et n’avaient pas vu venir ou accepter le monde », ainsi que l’atmosphère de l’hôtel :
- 21 Chantal Akerman, « Je vais raconter un hôtel » (inédit ; source : Fondation Chantal Akerman / Cinem (...)
[Un] hall – tout en stuc, en glaces sales, en lampes faiblardes. Avec d’énormes piliers glacés qui soutiennent le plafond d’où pendent des lampes rondes aux verres brisés et qui diffusent une lumière étale et pisseuse jaune comme les lumières jaunes des mauvais rêves21.
- 22 Bonus du DVD Chantal Akerman. Les années 70.
- 23 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2… », p. 175 ; ainsi que les citations suivantes.
14Dans les chambres filmées frontalement, ou par les portes entrebâillées, sont filmés les résidents, l’air absent ou fixant la caméra. Dans les couloirs, des portes se ferment, des lumières s’allument et s’éteignent, se vidant de toute présence, pour ne laisser vibrants que les aplats colorés des murs sous l’éclairage électrique. Puis, des travellings sur une fenêtre mesurent la naissance de l’aube, et des panoramiques sur le toit inscrivent l’hôtel dans la ville au petit matin. Mangolte, décrivant la préparation, déclare s’être beaucoup rendue sur place « pour observer quand la lumière du jour cessait d’être une lumière du jour et devenait une lumière du soir dans le hall », et décider de l’heure de début de tournage afin de le terminer « à l’aurore le lendemain matin sur le toit »22. Le film est tourné en continu, pendant dix-sept heures, avec une assistante. « Tout a été tourné sous la lumière des néons de l’hôtel sans rajout de lampes supplémentaires sauf quelques fois dans les chambres »23, précise Mangolte, afin d’en capter la « lumière glauque » qu’Akerman voulait saisir. Mangolte relève que c’est dans ce film « que la stratégie de la caméra statique a été élaborée par Chantal ». Elle décrit une position d’attente, partagée par la cinéaste et l’opératrice, qui est aussi celle des résidents filmés dans leurs chambres et des spectateurs les regardant longuement. De son côté, Akerman se souvient :
- 24 Entretien avec Gary Indiana, Art Forum 21, no 10, été 1983, repris dans Chantal Akerman. Monographi (...)
[J]’installais la caméra, je trouvais le cadre, et quand je sentais que le lieu était épuisé, j’arrêtais la prise. La longueur des plans est donc exactement déterminée par ce qu’était alors mon sentiment intérieur24.
- 25 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide… », p. 39.
- 26 Ibid., p. 32.
- 27 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2… », p. 175.
15Akerman reviendra souvent sur cette nécessité de montrer « l’espace pendant un certain temps »25, refusant l’idée qu’au cinéma, il ne faudrait pas voir le temps passer. Aussi, elle décrit un glissement vers l’abstraction – « au bout d’un certain temps, […] [on] ne voit plus un couloir, mais du rouge, du jaune, de la matière »26 –, rendu concret par la matérialité de la pellicule 16 mm inversible, que Mangolte poussera « au développement [pour créer] une image épaisse avec du grain et des couleurs saturées »27.
16À les lire et les écouter, on saisit que la collaboration entre les deux jeunes femmes se construit horizontalement : Mangolte, par sa maîtrise de la lumière et de l’éclairage, établit un dispositif de tournage répondant au désir de cinéma d’Akerman, né d’une communauté de pensée et de découvertes artistiques, sans qu’elle n’impose de surplomb technique, permettant à la cinéaste de faire elle-même le cadre – ce qui a pu être confisqué non seulement aux femmes par les hommes dans l’industrie cinématographique, que par les chefs opérateurs aux réalisateur·rices dans le cinéma narratif –, et ainsi d’élaborer les principes formels de sa mise en scène.
- 28 Propos recueillis par Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… », p. 36, 44, 36 (n (...)
17À New York, l’expérience de Chantal Akerman de faire-des-films est liée au refus de la narration. Babette Mangolte analyse avec pertinence comment le contexte des cinéastes expérimentaux, travaillant « totalement à l’encontre de l’industrie cinématographique », « sans financement en dehors de [leur] argent personnel », utilisant « des caméras appartenant à des amis et [faisant] des films sans savoir exactement où ils seraient projetés a été très libérateur pour Chantal »28. D’après l’opératrice, si l’ambition de Chantal Akerman de faire du cinéma narratif l’a ramenée à Bruxelles, où il lui semblait davantage possible de bénéficier de soutiens financiers institutionnels, c’est avec « le sentiment qu’elle [pourrait y] importer cette méthode » – une façon de faire des films libérée des contraintes de l’industrie, peu amène à faire une place aux jeunes réalisatrices, en la transposant à un cinéma de fiction qui n’aurait pas renoncé au besoin d’histoires.
Les films pas faits : l’affirmation d’un geste
- 29 Un montage des rushes muets d’environ 26 minutes est conservé à la Cinémathèque royale de Belgique.
- 30 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2… », p. 173.
- 31 Sur le contexte de cette commande, et le rôle joué par Myra Farhy (amie de Jane Stein, elle-même am (...)
- 32 Voir « Hanging out », scénario inédit de Hanging out Yonkers, 1972-1973 (source : Fondation Chantal (...)
- 33 Ces plans auraient été filmés, selon le témoignage de Myra Farhy recueilli par Cyril Béghin (ibid., (...)
18Il y a, forgeant une amitié, les films qui ont été faits ensemble, et les films qui n’ont pas été faits. Ceux-là ont aussi leur importance, et se divisent en deux catégories : ceux qui contribuent à trouver une position juste de filmeuses, et ceux qui font comprendre les films qu’on ne veut pas faire, ou la façon dont on ne veut pas les faire. Dans la première catégorie, il y a Hanging out Yonkers, documentaire inachevé29, dont le tournage débutant à l’automne 1972 a laissé, écrit Mangolte, « un souvenir inoubliable à ceux qui y ont participé »30. Il s’agit de la commande d’un organisme de la ville de Yonkers (au nord de New York) œuvrant au traitement de la dépendance et à la réinsertion d’adolescents toxicomanes31. Chantal Akerman, bientôt accompagnée par Babette Mangolte, se rend pendant trois mois deux à trois fois par semaine au foyer – de longs trajets en métro jusqu’au bout de la ligne, laissant le temps aux paysages de défiler par la vitre, d’observer les différentes couches de la population se succéder dans le compartiment, de discuter avec Babette de longues heures du projet. En confiance, les adolescents, garçons et filles, autorisent Chantal à les filmer dans leurs séances thérapeutiques collectives et activités ludiques de la maison ouverte, à se laisser portraiturer immobiles face à la caméra (une Beaulieu 16 mm empruntée, sans prise de son directe), à enregistrer leurs voix et histoires. Les rushes dévoilent la densité des couleurs, et la douceur des contrastes de la pellicule inversible se répondant par écho : rouge des murs et sous-pulls, bleu de la table de billard et des jeans, damier des échecs et rayures des t-shirts. Ce tournage fragmenté, cherchant son objet au fil de son avancée, est le lieu pour Mangolte et Akerman d’exercice d’un regard attentif, non inquisiteur. Le scénario, écrit après le tournage32, se montrant critique du programme, révèle une structure constitutive de ce que sera le cinéma documentaire de Chantal Akerman. Il articule les récits en voix off de quatre jeunes gens à des travellings filmés sur le trajet New York – Yonkers33, ainsi que la voix scandée d’Akerman aux plans fixes tournés dans le centre. Mais des bobines sont perdues dans le métro ; la réalisatrice repart en Europe avec les éléments subsistants (eux-mêmes longtemps égarés) ; et le film, bien que resté en tête, est arrêté.
- 34 Babette Mangolte, « Chantal, my Friend » (nous traduisons) ; ainsi que les citations suivantes.
- 35 Voir « The Pajama Interview », p. 1267.
19Dans la seconde catégorie des films pas faits, il y a, à l’été 1973, dans les environs de Paris, le tournage du long métrage inachevé Une jeune fille, initié par Antoinette Fouque et le groupe Psychanalyse et politique, d’après Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine (1920) de Sigmund Freud. Chantal Akerman, conseillère à la réalisation, fait engager Babette Mangolte comme cheffe opératrice. Celle-ci évoque leur confrontation à « [l’] absolutisme »34 de l’équipe – il lui était demandé de ne pas « interagir avec les hommes de la société de location pour obtenir le matériel de prise de vue » –, lui faisant identifier « [l]’idéologie et le manque de pragmatisme » comme causes de l’échec du projet, tandis qu’Akerman déplora les rapports de domination exercés par la réalisatrice35. Cette première tentative ratée de travailler avec une équipe exclusivement féminine leur fait poursuivre leur réflexion sur ce que pourrait être un film exprimant ce que c’est que d’être une femme – sans en faire un acte militant, ce dont Akerman s’est toujours défendu –, ainsi que travailler en collaboration avec des femmes – sans que cela conduise à un projet collectif soumis aux prises de pouvoir individuelles.
Jeanne Dielman : se donner une place, en donner une à celles qui n’en ont pas
- 36 Babette Mangolte, « How I Made Some of my Films », https://babettemangolte.org/maps1.html.
- 37 Rencontrée au Festival mondial du théâtre de Nancy en mai 1973.
- 38 Concernant la production, voir « Un coin de Paradise », p. 71.
20Après cette expérience désastreuse, Babette Mangolte retourne à New York – elle y réalise son premier film, explorant la subjectivité d’une petite fille, What Maisie Knew (1975, 58 min.), grâce à une boîte de pellicule 16 mm périmée que lui a laissée Akerman à son départ d’Amérique36. De son côté, avec Marilyn Watelet, Chantal Akerman écrit pour Delphine Seyrig37 un scénario traitant de prostitution occasionnelle, Ils voguent vers l’Amérique, que l’actrice accepte début 1974 de tourner. Chantal Akerman et Marilyn Watelet co-fondent la société Paradise Films, pour produire en toute indépendance le film, qui obtient une subvention du ministère de la Culture38. Mangolte reçoit le scénario en novembre 1974. Elle ne l’aime pas, le dit à Akerman, le jugeant trop « Godard » – en effet trop inspiré de Deux ou trois choses que je sais d’elle… (1967), et trop didactique et sentimental, lui accorde la cinéaste. Insatisfaite, elle le retravaille, jusqu’à une nuit d’insomnie, où elle voit le film, puis réécrit complètement le scénario en quelques semaines. Ce sera Jeanne Dielman. 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles : soit trois jours, peu à peu déréglés, de la vie d’une femme, mère d’un adolescent, se prostituant à domicile entre ses tâches ménagères. Akerman convainc Mangolte de sa capacité à en réaliser la photographie. Ce sera pour elles deux, comme réalisatrice et comme cheffe opératrice, leur premier tournage dans des conditions professionnelles : l’occasion de continuer d’expérimenter une méthode – une façon politique de faire des films –, pour permettre l’accomplissement d’une recherche formelle.
- 39 Voir l’entretien avec Delphine Seyrig dans l’émission Les femmes et la féminité de Françoise Wolff, (...)
- 40 Bonus du DVD Chantal Akerman. Les années 70.
- 41 Entretien avec Babette Mangolte dans l’émission Les femmes et la féminité.
- 42 Selon l’entretien avec Chantal Akerman dans l’émission Les femmes et la féminité.
- 43 « Entretien avec Chantal Akerman », réalisé par Danièle Dubroux, Thérèse Giraud, Louis Skorecki, Ca (...)
21L’équipe est composée de dix-sept personnes, en majorité des femmes, ce qui fonde l’expérience heureuse et difficile de ce tournage, entre mi-février à mi-mars 1975, selon celles qui y participent. Pour Delphine Seyrig – qui débute en 1975 son film Sois belle et tais-toi avec la vidéaste féministe Carole Roussopoulos –, il est intéressant, parce que cela est nouveau pour elle, de travailler avec des femmes, et d’interpréter ce personnage qui, parce qu’il est écrit par une femme, n’a encore jamais été vu au cinéma39. Pour Babette Mangolte, la confiance que lui accorde Delphine Seyrig, malgré son manque de métier apparent et l’importance que revêt l’opérateur pour une actrice, lui permet de faire son travail sereinement – elle note que Seyrig, étant là parce que c’était un projet de femmes, ne peut logiquement reprocher le manque d’expérience de Mangolte40, qui avait été, en tant que femme (en France, à ses débuts), « bloquée par les cadres de la profession »41. Enfin pour Chantal Akerman : souffrant de l’ambiance conflictuelle sur le tournage, elle confie avoir espéré faire ce film entre femmes autrement42, et estime qu’à leur manque de métier se sont mêlées des questions d’affect et de politique. Elle se voit ainsi reprocher par une partie de son équipe sa position, forcément autoritaire, de productrice, de « patron »43, ainsi que ses choix de mise en scène (en particulier la longueur des plans) qui empêcheraient toute visée commerciale. Le soutien de « l’autre camp », avec Babette Mangolte, permet à la jeune cinéaste de 25 ans de ne pas douter de ce qu’elle fait.
- 44 Les détails techniques sont issus des articles : Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the (...)
- 45 « Chantal Akerman Interview, Chicago, 1976 », p. 127.
- 46 Autour de Jeanne Dielman, vidéo filmée en 1975 et montée en 2004 par Chantal Akerman et Agnès Ravez (...)
22Donner une place à celles qui n’en ont pas afin qu’elles puissent acquérir un métier, trouver une position juste de metteuse en scène permettant de défendre ses choix, demande du temps, du courage, et un dispositif qui l’autorise44. La préparation du film dure deux semaines, dans le décor de l’appartement loué : y sont effectués les essais pellicule (35 mm, en couleur) et costumes, le découpage et plan de travail (pièce par pièce) réalisés par Akerman et Mangolte, la préinstallation au plafond des lumières par Mangolte et son électricien selon le souhait d’Akerman d’un éclairage comme celui « des maisons et non… impressionniste »45. Cette logique pragmatique de studio – confortée par le choix d’une caméra Mitchell blimpée assez encombrante, plutôt que la légère Arriflex 35 mm initialement prévue, afin de garantir la stabilité de l’image, et en cohérence avec l’emploi d’une star telle que Delphine Seyrig –, comme système de réduction des coûts, est en réalité adaptée à la petite économie des cinq semaines de tournage. Est cependant aménagé un espace ouvert à la recherche. En effet, l’équipe tourne de 12 heures à 20 heures, ce qui permet à Chantal, Delphine et Babette, arrivées à 9 heures sur le plateau, de bénéficier d’une intimité de travail. Durant ces matinées, la cinéaste construit son cadre – frontal, fixe, épuré – et répète avec son actrice les gestes domestiques ritualisés du personnage, tandis que l’opératrice ajuste avec soin l’éclairage sur celle-ci. Akerman s’appuie sur les répétitions filmées en vidéo par Sami Frey, le compagnon de Delphine Seyrig – la portabilité de la Sony Portapak rappelant singulièrement celle des caméras 16 mm utilisées par le cinéma expérimental. On y entend Chantal Akerman dire : « Je préfère qu’on fasse un geste dans un plan, plutôt que deux »46. Un geste tenu, conscientisé, pris dans sa durée, qui oblige – à le regarder entièrement, à voir dans sa réalité la femme au foyer qui le réalise et n’avait pas été ainsi représentée.
23Ce rapport au temps que le corps, du personnage, et l’œil, du spectateur, habitent, expérimenté dans les films new-yorkais, est aussi pensé par l’éclairage de Babette Mangolte, reproduisant artificiellement les variations naturelles de la lumière au cours de la journée qui passe et de la nuit qui tombe, le clignotement d’une enseigne publicitaire électrique se reflétant sur le visage de Jeanne Dielman restant dans le noir après le meurtre, et permettant, par la mise en place d’un système électrique ingénieux, que soient allumées ou éteintes en même temps toutes les sources lumineuses prévues pour la scène, chaque fois que Jeanne, entrant ou sortant d’une pièce de l’appartement, appuie mécaniquement sur l’interrupteur, comme sur le ressort de sa claustration ritualisée.
Donner des nouvelles, ou faire revenir le désir du film
- 47 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide… », p. 60.
24Après la réalisation de Jeanne Dielman, sa projection à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes en 1975, et la renommée internationale qu’elle lui permet d’acquérir, Chantal Akerman raconte avoir « perdu l’innocence », et décrit comment la peur, qu’elle n’éprouvait pas avant, « a doucement gagné du terrain »47. Que faire, après avoir réussi ce qu’on voulait faire ? Une commande de la chaîne allemande ZDF, qui produit une série de portraits de villes par des cinéastes indépendants, fait revenir Chantal Akerman à New York en avril 1976. Elle y réalise News from Home (89 min.) : ce sont des vues de la ville, en longs plans fixes et travellings, sur lesquelles Akerman lit les lettres lancinantes que sa mère lui écrivait lors de son premier séjour : « Reviens, lui demandait-elle, mais si tu as besoin de rester encore à New York, reste. » Terminant le tournage de son film The Camera : Je (La camera : I, 1977, 88 min.), autoportrait de la photographe-filmeuse auquel a participé Chantal Akerman, Babette Mangolte facilite la logistique du tournage, profitant de la perméabilité de leurs processus de travail. Elle propose une nouvelle pellicule 16 mm couleur dont la sensibilité pouvant être poussée permet de tourner pour la première fois dans le métro sans ajout de sources de lumière supplémentaires. C’est le rôle que joue Mangolte pour cet opus, réalisé en dehors de l’industrie et tourné à trois, en une semaine, dans les rues et le métro de New York : accompagner le retour du désir d’un nouveau film.
- 48 Babette Mangolte, « Afterword : Chantal Akerman, our Shared Creative History » [2018], à la suite d (...)
25La rencontre de Chantal Akerman avec Babette Mangolte, et leur collaboration nourrie d’une confiance sororale, d’une compréhension des intentions artistiques et d’un appui technique et pratique, auront permis à la jeune cinéaste, sans en être empêchée et en le conscientisant, d’inscrire son geste – le risquant puis l’affirmant –, au sein du cinéma expérimental puis du cinéma de fiction narratif pensant sa forme. Même après avoir cessé de travailler ensemble, car contraintes par la distance – excepté sur le documentaire Un jour, Pina a demandé… (1983, 57 min.) pour lequel Mangolte apportera son expérience de filmeuse de la danse contemporaine –, les deux femmes resteront amies, se sachant partager « une histoire commune de création »48. Elle est celle de deux femmes s’étant, en travaillant ensemble, donné la place à laquelle on ne leur ne permettait pas d’accéder dans l’industrie cinématographique, et ayant, dans ce cinéma fait ensemble, donné une place à des personnages de femmes qui n’en avaient alors pas au cinéma.
Notes
1 Chantal Akerman, Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée, 1968-2015, Cyril Béghin (éd.), Paris, L’arachnéen, 2024, vol. 3, p. 10. La majorité des documents qui y sont publiés proviennent des archives de la Fondation Chantal Akerman, créée en 2017, conservées à la Cinémathèque royale de Belgique.
2 Babette Mangolte, Babette Mangolte. Selected Writings, 1998-2015, Luca Lo Pinto (éd.), Berlin, Sternberg Press, 2017. Si Mangolte a aussi écrit sur l’œuvre d’Akerman (Babette Mangolte, « Chantal Akerman, cinéaste du présent » et « Chantal Akerman et la musique », Décadrages, nos 46-47, 2022, p. 193-197 et 199-205), nous nous référons à ses textes consacrés à leur collaboration ou à son propre parcours.
3 Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s : an Interview with Babette Mangolte », Camera Obscura, vol. 34, no 1 (100), mai 2019, p. 37. Interview réalisée le 29 juin 1995, augmentée, révisée et corrigée en juin 2018.
4 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir », in Chantal Akerman. Autoportrait en cinéaste, Paris, Cahiers du cinéma – Centre Pompidou, 2004, p. 112.
5 Selon la chronologie établie par Cyril Béghin, la rencontre entre Hanoun et Akerman eut lieu à Jérusalem en juillet 1971 (Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée…, vol. 3, p. 102), bien qu’Akerman indique qu’elle se soit déroulée « à Hyères ou à Toulon, dans le Sud en tout cas » (Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide… », p. 59).
6 Interview de Babette Mangolte par Chantal Akerman, bonus du DVD Chantal Akerman. Les années 70, Carlotta, 2007 (montage : Claire Atherton ; image et son : Chantal Akerman et Fabio Balducci).
7 Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… ».
8 « The Pajama Interview », entretien réalisé par Nicole Brenez et révisé par Chantal Akerman, Paris, 15 juillet-6 août 2011, in Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée…, vol. 2, p. 1265. Première publication, en français et anglais, dans Nicole Brenez, Chantal Akerman. The Pajama Interview, Vienne, Vienna International Film Festival / Useful Books, 2011.
9 Sur cet autre compagnonnage amical et professionnel, voir « Un coin de Paradise », entretien avec Marilyn Watelet par Cyril Béghin, in Chantal Akerman. Monographie, Dominique Bax (dir.), Bobigny, Magic Cinéma (Bande(s) à part), 2014, p. 70-71.
10 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide… », p. 156.
11 Sur la rencontre entre Eric de Kuyper et Chantal Akerman – outre la chronologie établie par Cyril Béghin –, voir Godart Bakkers, « De Andere Film en Kort Geknipt, of hoe de marginale film zijn intrede doet in de Vlaamse huiskamer », De Witte Raaf, no 191, janvier-février 2018, https://www.dewitteraaf.be/artikel/de-andere-film-en-kort-geknipt-of-hoe-de-marginale-film-zijn-intrede-doet-in-de-vlaamse-huiskamer-1/.
12 Babette Mangolte, « Chantal, my Friend », Artforum 54, no 5, janvier 2016, p. 195, repris légèrement modifié dans Babette Mangolte. Selected Writings…, p. 357-358 (nous traduisons).
13 Babette Mangolte, « Life in Film : Babette Mangolte », Frieze, no 117, septembre 2008, repris dans Babette Mangolte. Selected Writings…, p. 149 (nous traduisons).
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… », p. 36.
17 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2 – Hangin’ out Yonkers – Hotel Monterey – Jeanne Dielman. 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles », in Chantal Akerman. Autoportrait en cinéaste, p. 176.
18 En note de Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… », p. 55.
19 Bonus du DVD Chantal Akerman. Les années 70. Voir aussi « The Pajama Interview », p. 1242.
20 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2… », p. 174 ; ainsi que les citations suivantes.
21 Chantal Akerman, « Je vais raconter un hôtel » (inédit ; source : Fondation Chantal Akerman / Cinematek), in Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée…, vol. 1, p. 15.
22 Bonus du DVD Chantal Akerman. Les années 70.
23 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2… », p. 175 ; ainsi que les citations suivantes.
24 Entretien avec Gary Indiana, Art Forum 21, no 10, été 1983, repris dans Chantal Akerman. Monographie, p. 157 (traduction de Cyril Béghin).
25 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide… », p. 39.
26 Ibid., p. 32.
27 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2… », p. 175.
28 Propos recueillis par Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… », p. 36, 44, 36 (nous traduisons).
29 Un montage des rushes muets d’environ 26 minutes est conservé à la Cinémathèque royale de Belgique.
30 Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2… », p. 173.
31 Sur le contexte de cette commande, et le rôle joué par Myra Farhy (amie de Jane Stein, elle-même amie d’Akerman, travaillant pour cet organisme) dans celle-ci, voir Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… », p. 55 ; Jane Stein, « Hanging out Yonkers : a Photographic Record », Camera Obscura, vol. 34, no 1 (100), mai 2019, p. 59-65.
32 Voir « Hanging out », scénario inédit de Hanging out Yonkers, 1972-1973 (source : Fondation Chantal Akerman / Cinematek), in Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée…, vol. 1, p. 18-37.
33 Ces plans auraient été filmés, selon le témoignage de Myra Farhy recueilli par Cyril Béghin (ibid., vol. 3, p. 104).
34 Babette Mangolte, « Chantal, my Friend » (nous traduisons) ; ainsi que les citations suivantes.
35 Voir « The Pajama Interview », p. 1267.
36 Babette Mangolte, « How I Made Some of my Films », https://babettemangolte.org/maps1.html.
37 Rencontrée au Festival mondial du théâtre de Nancy en mai 1973.
38 Concernant la production, voir « Un coin de Paradise », p. 71.
39 Voir l’entretien avec Delphine Seyrig dans l’émission Les femmes et la féminité de Françoise Wolff, filmé sur le tournage et diffusé le 23 avril 1975 sur la RTBF, https://www.sonuma.be/archive/contre-enquete-du-cote-des-femmes-du-23041975.
40 Bonus du DVD Chantal Akerman. Les années 70.
41 Entretien avec Babette Mangolte dans l’émission Les femmes et la féminité.
42 Selon l’entretien avec Chantal Akerman dans l’émission Les femmes et la féminité.
43 « Entretien avec Chantal Akerman », réalisé par Danièle Dubroux, Thérèse Giraud, Louis Skorecki, Cahiers du cinéma, no 278, juillet 1977, p. 38, repris dans Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée…, vol. 1, p. 171. Sur les relations de travail avec les hommes et les femmes, voir également « Chantal Akerman Interview, Chicago, 1976 », réalisée par B. Ruby Rich, Film Quartely, vol. 70, no 1, automne 2016, repris dans Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée…, vol. 1, p. 134-135 (traduction de Cyril Béghin).
44 Les détails techniques sont issus des articles : Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… » ; « Babette Mangolte se souvient de Chantal Akerman et du tournage de Jeanne Dielman. 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles », propos recueillis par Yves Cape, AFC, François Reumont, Contre-champ AFC, no 340, mars 2023, https://www.afcinema.com/Babette-Mangolte-se-souvient-de-Chantal-Akerman-et-du-tournage-de-Jeanne-Dielman-23-quai-du-Commerce-1080-Bruxelles.html.
45 « Chantal Akerman Interview, Chicago, 1976 », p. 127.
46 Autour de Jeanne Dielman, vidéo filmée en 1975 et montée en 2004 par Chantal Akerman et Agnès Ravez pour le bonus du DVD Jeanne Dielman. 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, Criterion Collection.
47 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide… », p. 60.
48 Babette Mangolte, « Afterword : Chantal Akerman, our Shared Creative History » [2018], à la suite de l’entretien de Janet Bergstrom, « With Chantal in New York in the 1970s… », p. 53-54.
Pour citer cet article
Référence papier
Émilie Lamoine, « Chantal Akerman / Babette Mangolte : éclairer les films d’une cinéaste naissante – la possibilité d’une œuvre », Double jeu, 21 | 2024, 147-161.
Référence électronique
Émilie Lamoine, « Chantal Akerman / Babette Mangolte : éclairer les films d’une cinéaste naissante – la possibilité d’une œuvre », Double jeu [En ligne], 21 | 2024, mis en ligne le 17 octobre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/doublejeu/4330 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12iw6
Auteur
Émilie Lamoine
Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis Émilie Lamoine est docteure en études cinématographiques et cinéaste. Diplômée de l’École nationale supérieure d’arts de Paris Cergy, elle a soutenu sa thèse de recherche-création sur les représentations indécidables de la catastrophe à l’université Paris 8 en octobre 2022, où elle est ATER depuis 2023. Sa recherche croise analyse esthétique et questions de fabrication, technique et production. À paraître, ses contributions à l’ouvrage collectif Transmettre les pratiques du cinéma dans les écoles supérieures d’enseignement artistique, dirigé par Gabrielle Chomentowski, Stéphanie-Emmanuelle Louis et Barbara Turquier, ainsi qu’aux actes des colloques Spectres filmiques de notre temps (université de Caen Normandie, 2023) et Habiter l’inhabitable / Das Unbewohnbare Bewohnen (université Goethe de Francfort-sur-le-Main, 2023).
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