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Étude monumentale et limites culturelles. Les confins de la Haute e...

  • ️Phalip, Bruno
  • ️Sun Jun 01 1997

1Pour se conformer aux habitudes d’une longue tradition, et par commodité, l’historien de l’art travaillant aux réalisations romanes se fie essentiellement aux limites diocésaines primitives ou postérieures. S’il s’agit d’édifices religieux, ces limites ont, en effet, le mérite d’être précises pour la période médiévale, tout en étant encore très lisibles grâce à l’organisation administrative actuelle de la région.

2Néanmoins, une telle géographie, adoptée trop rapidement, puis systématiquement, ne saurait être opérante en permanence. Dans un tel cadre, ces limites viennent en complément obligé de périodisations historiques conçues comme de simples conventions recouvrant une réalité inexpliquée tant elle est alors complexe à saisir.

3Ainsi, la belle collection Zodiaque, traitant de l’architecture religieuse romane, témoigne-t-elle de ces hésitations et approximations. Pour ne prendre que l’exemple du Massif Central, en dépit de sa réalité historique, la Marche disparaît au profit de son voisin le Limousin. Aucune existence artistique et culturelle propre ne lui est reconnue.

  • 1 J. Maury, Le Limousin roman, Zodiaque, 1974. J. Dupont, Nivernais, Bourbonnais roman, Zodiaque, 197 (...)

4D’autres associations, plus ou moins forcées, paraissent tout aussi confuses, liant le destin du Bourbonnais au Nivernais en vertu de comtés limitrophes. Leur individualité, déjà fugitive et difficile à appréhender, n’en ressort pas clarifiée. C’est le cas du Velay rattaché dans les publications tantôt au Languedoc, à l’Auvergne ou encore au Forez, cela malgré quelques efforts de clarification récents1.

5Tout se passe donc comme si les géographies précises n’avaient pas de sens en occultant de surcroît les lents et difficiles processus pouvant conduire à un choix architectural ou artistique. Et, à ce propos, afin d’en saisir toute l’importance, il convient de traiter des marges, des zones frontières qui sont des terres de rencontre, ambiguës dans leurs critères de définition. Précisément, ce sont de telles ambiguïtés qui fossilisent dans l’espace un moment, un temps du débat issu de l’échange.

6Concrètement, l’empreinte en est perceptible au cœur même d’une région dont l’apparent monolithisme masque en fait autant de fractures que l’on utilise de critères pour passer au crible sa réalité, certes immédiate, mais superficielle. Pour s’en convaincre, il est bon de redire que les églises romanes ne sont pas les uniques réalisations architecturales subsistantes de cette période.

7Un autre édifice marque le paysage médiéval et le caractérise tout autant : le château dont la tour seigneuriale vient concurrencer l’église paroissiale, son exact pendant. De cette dernière église, il conviendra d’en réaliser l’étude complète ultérieurement et de manière tout aussi systématique. Néanmoins, l’analyse monumentale des tours seigneuriales est à considérer comme une sorte de miroir faisant ressortir des traits propres à l’architecture religieuse ou à la société auvergnate médiévale toute entière.

8À en juger par le volume des bibliographies, le site castrai peut paraître bien investi et soumis à une multiplicité de questionnements. Il reste qu’en dehors des analyses strictement historiques et archéologiques, le château est envisagé essentiellement sous un angle réducteur. Son étude, descriptive au premier abord, envisage ensuite la typologie comme une fin quand elle n’est qu’un simple moyen d’analyse. Pour l’essentiel, et sans forcer le trait, l’architecture de l’habitat seigneurial n’aurait à révéler que des aspects résidentiels et militaires dont les proportions s’inversent selon que l’accent est mis sur la première ou sur la seconde caractéristique.

9Pourtant, par le biais d’analyses archéologiques plus fines et systématiques, il est possible d’entrevoir une autre utilité à l’étude du château. Une véritable géographie architecturale est possible en considérant ce château comme une création concentrant en elle, non seulement des exigences immédiates d’habitabilité ou d’efficacité, mais aussi des réalités moins perceptibles d’ordre culturel. Car, enfin, comment expliquer que les féodalités septentrionales et méridionales, utilisant pourtant les mêmes moyens de défense ou d’attaque, produisent des architectures différentes ?

  • 2 B. Phalip, Seigneurs et bâtisseurs. Le château et l’habitat seigneurial en Haute-Auvergne et Brivad (...)

10Dans les pays septentrionaux, le vaste donjon résidentiel domine sans partage à l’exception des zones d’Empire qui utilisent l’étroite tour seigneuriale en stricte coïncidence avec les pays méridionaux. S’il ne convient pas de revenir ici à l’étude précise de cette géographie2, retenons, comme point de départ, l’idée que des cultures s’expriment au travers de leurs architectures. Ces dernières, circonscrites dans les aires culturelles, deviennent alors un des moyens possibles d’exprimer une cohésion sociale, des particularités ou encore des différences.

11Néanmoins, si l’on en reste à de trop strictes définitions, on pourrait croire un peu rapidement à la seule existence d’une sorte de déterminisme géographique ou ethnique. Les réalités sont tout autres puisqu’à l’intérieur d’une même aire, bien des nuances sont à enregistrer. La société médiévale auvergnate est loin d’être acquise toute entière et de la même façon à l’aire culturelle méridionale. En ce sens, l’architecture trahit aussi de réelles hésitations.

12Pour tenter de s’en convaincre, il suffira en préalable d’affirmer l’existence en Auvergne d’une seule solution architecturale au XIIe siècle : la tour seigneuriale. En effet, ce n’est que dans les années 1200 qu’un schéma intermédiaire viendra s’insérer dans le nord du diocèse principalement. Toutefois, ces donjons intermédiaires sont encore en nombre restreint et il faudra attendre la conquête royale pour que s’imposent d’autres architectures d’essence française.

13Seulement, antérieurement aux années 1200, une des erreurs possibles consiste à ne pas appréhender la région dans toute sa complexité pour ne retenir de l’Auvergne qu’une image déformée. Ainsi, en enregistrant d’une manière très générale les caractères architecturaux de ces tours seigneuriales, on pourra affirmer l’appartenance à l’aire méridionale en altérant toutefois quelque peu des situations toujours mouvantes pour l’étude desquelles on doit enregistrer de nouvelles données.

14Dans les parties sud de l’Auvergne, pour le département actuel du Cantal, le sud de celui du Puy-de-Dôme, et l’arrondissement de Brioude en Haute-Loire, une étude archéologique révèle la présence d’au moins une cinquantaine de tours seigneuriales. Toutes sont de plan carré. De même, contrairement à leurs sœurs des pays septentrionaux, elles rechignent à l’utilisation de la charpente et des planchers pour leur préférer des voûtes. Par ailleurs, leurs dimensions sont bien modestes car inférieures à 8 mètres de côté. Néanmoins, en site perché, comme en site urbain, cette forme architecturale est au moins aussi reconnaissable que les volumes d’une église paroissiale, sa contemporaine dans le paysage médiéval.

15Face à ce premier état de la question, en revanche, des interrogations surgissent lorsqu’on envisage une étude monumentale précise admettant comme paramètre d’analyse les appareillages. En effet, deux types d’appareils sont utilisés : le premier est circonscrit aux zones les plus méridionales avec des tours bâties en moyen appareil régulier ; le second se cantonne aux terres de Basse-Auvergne avec un petit appareil irrégulier à litages marqués plus ou moins bien chaînés aux angles.

  • 3 Les aspects plus spécifiquement techniques ont été développés par ailleurs. B. Phalip, Les châteaux (...)

16Donc, en envisageant la situation selon les seuls paramètres généraux, l’Auvergne peut apparaître comme exprimant sa méridionalité jusque dans son architecture castrale. Pourtant, en ajoutant des critères pour rendre la grille de lecture plus efficace, une autre réalité apparaît. Les lignages nobles de Basse-Auvergne se reconnaissent dans une architecture de maçons cassant la pierre au marteau tandis que l’aristocratie de Haute-Auvergne, pour d’identiques tours seigneuriales, fait appel à des tailleurs de pierre mieux qualifiés. De plus, quels que soient les niveaux envisagés de l’aristocratie — petite, moyenne ou haute —, les constats sont identiques. Le plus modeste des lignages de Haute-Auvergne adopte le moyen appareil régulier tandis qu’au nord un lignage, tel que celui des Mercœurs à Blesle, utilise au même moment le petit appareil irrégulier3.

17Haute et Basse-Auvergne trouvent alors leur concrétisation architecturale dans un simple appareil de pierres distinguant les zones plus au sud de la province de celles du nord. De même, très logiquement, il existe une aire de rencontre témoignant de l’utilisation simultanée, dans le même édifice, du moyen appareil régulier et du petit appareil irrégulier. Elle est circonscrite approximativement à l’archiprêtré de Mauriac au nord-ouest du Cantal. S’il est remarquable de trouver ces limites internes à la région auvergnate inscrites dans l’architecture du XIIe siècle, cela nous permet aussi de relativiser les aspects trop purement techniques en envisageant également l’utilité sociale d’un appareillage dans une société donnée, à un moment donné.

18Ces appareils de construction répondent bien à des besoins autres que nécessités objectives propres au chantier ou à l’architecture dite “militaire”. Dès 972, la fausse charte de Landeyrat de l’évêque Etienne II trace pour partie les limites entre ces deux Auvergnes. La rivière de Rhue est mentionnée ainsi que le lieu de Landeyrat, non loin d’Allanche. Ensuite, la définition est rendue plus difficile à cause d’une rivière Lenda dont il n’est pas impossible qu’elle corresponde à l’Ander de Saint-Flour pour cadrer très exactement avec la frontière habituellement admise entre Haute et Basse-Auvergne.

19Ces limites, ainsi tracées, séparent nettement la zone sud — d’utilisation du moyen appareil régulier —, de la zone nord qui lui préfère le petit appareil irrégulier. Deux groupes de tours semblent contrevenir à cette apparente logique. Le premier groupe est composé de deux tours à l’est, pour des constructions en petit appareil irrégulier qui poussent plus au sud de la limite connue entre le pays des montagnes d’Auvergne et celui de la Basse-Auvergne. La tour de Belinay (no 41 sur la carte) est tardive au regard de notre chronologie. Seule la tour de Montchanson (no 17) qui date du XIIe siècle vient réellement trahir notre première géographie. En revanche, il faut préciser deux aspects : aucune de ces deux tours ne contrevient à la règle en ne se mélangeant pas à celles qui utilisent le moyen appareil régulier. Aucune n’est présente isolée dans la zone méridionale en s’appuyant en quelque sorte sur ses marges. D’une part, cela témoigne de l’effacement progressif de telles distinctions territoriales précises. La tour de Belinay, la plus au sud, est également la plus récente puisque bâtie au début du XIIIe siècle. Et d’autre part, cela souligne la fragilité de ces limites sujettes à évolution au détriment de la Haute-Auvergne dont les marges nord sont plus perméables.

Sites médiévaux recelant une ou plusieurs tours seigneuriales. Milieu XIIe-1er tiers XIIIe siècle.

Sites médiévaux recelant une ou plusieurs tours seigneuriales. Milieu XIIe-1er tiers XIIIe siècle.

Données et carte : Bruno Phalip, 1997.

20Il est possible notamment de s’en rendre compte en examinant un second groupe de constructions composé de six tours au nord-ouest du département du Cantal. Parmi elles, les tours de Châteauneuf (no 45) et du Roc-de-Cuze (no 43) sont d’observation difficile tant leurs élévations sont arasées. Malgré cela, le Roc-de-Cuze est situé sur la frontière même entre la Haute et la Basse-Auvergne, une frontière constituée à cet endroit par la rivière de l’Allanche. De même, le site de Châteauneuf n’est en fait qu’à 6 km au sud des gorges de la Rime, ce qui est bien peu.

21Restent quatre tours dont l’analyse révèle une ambiguïté, sauf la tour de Peyrol (no 46) dont l’observation est moins assurée tant la ruine empêche l’investigation malgré d’anciennes descriptions. Les trois autres — Marlat (no 47), Dienne (no 44) et Mardogne (no 42) — utilisent presque simultanément le moyen et le petit appareil.

22À Marlat, c’est le moyen appareil qui succède au petit appareil de pierres cassées au marteau. Cet exemple pourrait constituer l’apparente illustration d’un éventuel progrès technique s’il n’était contredit par la tour de Dienne utilisant indistinctement les deux appareils de façon contemporaine. Enfin, la tour de Mardogne révèle à l’inverse un petit appareil succédant à un parement de qualité.

23Au-delà des considérations techniques, il existe donc bien une aire de rencontre témoignant de l’utilisation simultanée pour le même édifice du moyen appareil régulier et du petit appareil irrégulier. Pour cette aire, approximativement inclue dans l’archiprêtré de Mauriac, les architectures se côtoyent et mélangent leurs caractéristiques de détails tout en adoptant les volumes et plans classiques de la seule tour seigneuriale.

24Signalons également le fait que cet archiprêtré de Mauriac va être rapidement placé sous influence épiscopale directe et l’on en comprendra mieux la perméabilité. Dès les années 1100, et de manière plus caractéristique encore dans le second tiers du XIIIe siècle, l’évêque de Clermont impose la cérémonie de l’hommage dans ces régions pour contraindre l’aristocratie. Cette dernière est belliqueuse, principalement alleutière, et donc réfractaire à ces usages du nord. Parallèlement, le roi de France tente d’implanter durablement sa justice par le biais du château de Crévecoeur et de baillis des Montagnes. C’est à cette époque également — à partir du milieu du XIIIe siècle — que l’évêque introduit des partis architecturaux français et il n’est pas interdit de penser que le plan losangé cantonné de tours circulaires (Merle de St-Constant, Miremont, Aubijoux) succède à des formules moins caractéristiques mais déjà en partie démarquées vis-à-vis des schémas architecturaux plus méridionaux. Cela explique à la fois la spécificité de cet archiprêtré n’adoptant ni l’une ni l’autre des solutions connues en parements. Ensuite, cela explique le cas de la tour de Merle (no 12) bâtie en petit appareil irrégulier dans une-région où le moyen appareil semblait régner sans partage. Il est alors important de souligner les liens de ce dernier site avec l’évêque de Clermont, ainsi que sa transformation ultérieure pour le faire correspondre justement aux plans français tel qu’il est aussi connu à Alleuze.

25Ainsi, en exceptant la tour épiscopale de Merle, le moyen appareil régulier ne monte pas au-delà de la ligne Pleaux/Puy Mary/Neuvéglise, tandis que le petit appareil irrégulier ne franchit que deux fois la ligne extrême sud Saint-Flour/Neussargues/Allanche/Gorges de la Rhue.

26Cet exposé des faits architecturaux permet, au-delà du simple constat, d’appréhender la très forte adéquation entre les manières de bâtir et les réalités sociales ou culturelles. Il est révélateur également de trouver confirmation de cette géographie dans la partie occidentale du Velay. Deux tours épiscopales choisissent le moyen appareil régulier — la tour Saint-Mayol du Puy (no 21) et celle de Saugues (no 19) — tandis que les autres adoptent le petit appareil irrégulier — Ouides (no 20), Le Moulin-Neuf (no 22), Carry-Vertamise (no 23) et Craponne-sur-Auzon (no 24). Mais c’est en Limousin que les faits sont plus évidents du fait du nombre de tours prises en référence, dans un premier sondage non exhaustif. Si la tour seigneuriale y est effectivement adoptée comme forme architecturale (tout comme en Velay), c’est le petit appareil irrégulier aux pierres cassées au marteau qui règne en exacte correspondance avec nos limites occidentales cantaliennes (Eschizadour, Salon-la-Tour, Château-Chervix, Saint-Yriex, Montbrun, les tours de Chalucet, etc.). Malgré de rares exceptions, comme la tour de Sermur en Marche (isolée et en moyen appareil), les appareils réguliers taillés, et non cassés, ne se retrouvent qu’au sud des rivières de la Corrèze, de la Vézère et de la Dordogne.

  • 4 Classifications utilisées par Pierre Bec, La langue occitane, Paris, 1967 et 1973. Pierre Bec, La l (...)

27Seulement, en prolongeant ces limites vers l’est, et en y ajoutant celles que nous connaissons désormais en Haute-Auvergne et en Velay, cela nous permet d’obtenir ni plus ni moins que les aires de rencontre reconnues entre le nord-occitan (dont le limousin et l’auvergnat) et l’occitan moyen4 plus au sud. De plus, ce qu’il est convenu de nommer la carte des dialectes occitans recouvre à peu de choses près celle de la structuration supra-dialectale de l’occitan. Cette dernière fait apparaître deux distinctions essentielles. La première, grossièrement circonscrite aux pays du sud-ouest, constitue le domaine de l’Aquitano-pyrénéen. La seconde située dans l’aire nord-est forme le domaine de l’Alverno-méditerranéen.

  • 5 Ouvrage collectif, sous la direction de Ch. Granier et de J. de Hédouville, Puy-de-Dôme, cartes sur (...)
  • 6 M. Rouche, Des Wisigoths aux Arabes, L’Aquitaine, 418-781, naissance d’une région, Paris, 1979, p.  (...)

28En revanche, à en juger par les cartes très complexes fournies par les linguistes, des variations infinies affectent les aires d’usage et d’extension du nord occitan face à l’occitan moyen. C’est dans ce cadre que Pierre Bonnaud reconnaîtra une Auvergne linguistique totalement conforme à la géographie donnée par les appareillages utilisés pour les tours seigneuriales5. Ainsi, les limites entre l’utilisation de l’Auvergnat méridional et le languedocien recouvrent celles de la limite nord du moyen appareil régulier. En outre, les frontières linguistiques de l’Aquitaine, depuis le très haut Moyen Âge, expriment un phénomène très net de contraction. Les limites nord de l’occitan à l’époque mérovingienne coïncident avec une parallèle située aux alentours de Nantes. En revanche, vers l’an mil, l’occitan recule au sud de la ligne Bordeaux/Poitiers/Moulins puis glisse le long de la frontière orientale de l’Auvergne6.

29Qu’en-est-il dans les années 1150/1200 ? De nouveaux reculs sont constatés en Bourbonnais pour en arriver à cette limite de l’Auvergnat telle qu’elle est connue par son usage fin XIXe siècle/début XXe siècle. Néanmoins, au-delà de ce problème linguistique et de ses débats, il s’agit ici d’entrevoir ce qui apparaît comme une faiblesse de l’Auvergne face aux pays septentrionaux. Elle se révèle incapable de redisputer ses marches du nord aux parlers français au cours des périodes médiévales et modernes. De surcroît, l’instrument essentiel de la pénétration française en Auvergne est constitué par la Limagne. Sans inaugurer son rôle de voie pénétrante, Louis VI le Gros en consacre une utilisation possible pour ses interventions militaires aux XIe et XIIe siècles (1098-1099, 1108-1109, 1122). Pourtant, jusqu’à la conquête de Philippe Auguste dans le premier tiers du XIIIe siècle, la Haute-Auvergne constitue encore une sorte de rempart en même temps qu’une porte vers le Midi dont les caractères sont de plus en plus perceptibles.

30Pays de transition entre Nord et Midi, l’Auvergne peut alors révéler les lignes mouvantes d’une sorte de front dont les limites se superposent avec une tendance au retrait se faisant au détriment des pays méridionaux. Par ailleurs, au-delà des faits guerriers (conquête de Philippe Auguste, Croisade albigeoise, expéditions épiscopales en Haute-Auvergne), la province ne reste toutefois pas sans réaction. Ainsi, avec le français, importé au XIIIe siècle par les agents royaux pour l’essentiel, ce sont les juridictions qui suivent et les habitudes culturelles ou architecturales avec. Ce sont elles qui vont engendrer autant d’incertitudes que de confusions dans leur progression vers le sud.

31Et parmi les témoins visibles de la vitalité méridionale, considérons ceux de la renaissance du droit romain et l’expansion des consulats entre 1150 et 1220. Face à l’influence française, cela constitue aussi un point d’ancrage pour de possibles résistances marquant toutefois bien vite leurs limites.

32Ainsi, la cinquantaine de paroisses de droit écrit, isolées en zone de droit coutumier, traduisent, à l’est de l’Auvergne, l’influence du Forez et du Velay tous les deux de droit écrit. Cela marque aussi une sorte d’avancée occidentale maximale. Plus au sud, en Haute-Auvergne, l’immense majorité des paroisses de droit écrit respectent la distinction entre Haute et Basse-Auvergne, en ne dépassant ni la Rhue, l’Allanche ou l’Ander. En outre, la Planèze de Saint-Flour témoigne au contraire d’une avancée du droit coutumier en terre méridionale par l’existence d’un peu moins d’une vingtaine de paroisses mixtes utilisant droit écrit et coutumier. Cela est vérifiable dans une moindre mesure pour l’archiprêtré de Mauriac qui est représenté par trois paroisses mixtes.

  • 7 A.-G. Manry (sous la direction de), Histoire de l’Auvergne, Toulouse, 1974, p. 117-120. H. Klimrath(...)

33Simplement, là encore, il est remarquable de trouver ici confirmation de cette géographie — pérennisée par la Coutume d’Auvergne, rédigée en 1510 — dans celle de la répartition entre moyen et petit appareil. Toutes les limites précédentes en sortent confortées dans leur cohérence d’autant que les tours utilisant des appareils “mixtes” coïncident avec la zone des paroisses “mixtes”7.

34Architecture et culture se rejoignent donc au XIIe siècle en Auvergne avant d’être bousculées par la présence française plus affirmée du premier tiers du XIIIe siècle. Antérieurement à cette étape d’un processus d’intégration plus global, l’étude des tours seigneuriales permet logiquement d’appréhender directement un milieu social, le milieu aristocratique. Quels que soient sa place et son niveau dans la société médiévale, la noblesse se reconnaît dans une seule architecture, celle de la tour seigneuriale. Par ailleurs, bien identifiable dans tous les paysages urbains et ruraux des pays méridionaux ou d’Empire, la tour fait face au clocher, au campanile et à l’église paroissiale. Elle fait face également à l’architecture des pays du nord où le donjon résidentiel s’impose.

  • 8 Tour du château Saint-Étienne pour l’abbaye Saint-Géraud d’Aurillac, 8 x 8, 20 de hauteur ; tour de (...)

35Pourtant, il serait trompeur de résumer la situation en adoptant de manière trop abrupte l’équation un milieu/une culture. Bien des nuances sont perceptibles. Il va de soi qu’un lignage modeste ne pourra pas atteindre le projet architectural du clan familial noble issu de la haute aristocratie8. Pourtant, du fait des moyens économiques considérés, si des différences sont effectivement bien marquées dans l’ampleur donnée au chantier, elles n’affectent en rien la solution générale du plan carré, d’étages souvent voûtés et de volumes compacts presque sans ouverture.

36En revanche, d’autres nuances se font jour dans les appareillages ce qui traduit une ligne de fracture assez nette aux multiples coïncidences et, parmi celles-ci, les différenciations juridiques ou dialectales.

  • 9 Sidoine Apollinaire, Carmina, VII, vers 139 (édition et traduction Loyen) ; Lettres et Poèmes, Pari (...)

37Ainsi, en Haute-Auvergne, l’aristocratie affirme son appartenance culturelle plus nettement que ne le font leurs pairs de Basse-Auvergne. D’une manière plus générale, les auteurs reconnaissent très tôt le fait culturel auvergnat. Sidoine Apollinaire, au Ve siècle, y trouve une terre qui s’enorgueillit d’être de même sang que les Latins. Puis, face à l’intervention royale de 1122, Suger nous décrit un évêque de Clermont frappé et chassé par l’orgueil des Auvergnats, cet orgueil à la fois antique et toujours nouveau qui fait dire d’eux : les Arvernes qui ont l’audace de se donner pour frères des Latins. En reprenant cette idée d’un autre auteur latin, Lucain, qui vit au premier siècle, nous sommes frappés de cette permanence dans les appréciations9.

  • 10 R.-H. Bautier, Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, dite de Clarius, texte latin et traduction (...)

38Un sentiment suffisamment général pour servir de prétexte à des émeutes à Mauriac en 1110. Saisissant l’occasion d’usurper les droits de l’abbaye Saint-Pierre-Le-Vif de Sens en Haute-Auvergne, plusieurs lignages nobles conduisent la population à chasser les religieux en faisant prévaloir la communauté d’intérêt ethnique entre nobles et vassaux. Cela conduit une femme à crier : frappez, tuez, brûlez ces francs10.

39Au-delà de l’événement, le sentiment d’appartenance à une aire culturelle méridionale existe donc bien. Diversement exprimé, il n’en apparaît pas moins et Bernard d’Angers, lors de sa relation des pèlerinages à Conques ou Aurillac au tout début du XIe siècle, ne se contente pas d’apprécier les pratiques des fidèles — fort différentes de celles des clercs. Il note aussi ce qui le choque et surprend dans les pays du sud en notant une communauté d’intérêt aussi bien dans les pays d’Auvergne, de Rodez et de Toulouse que dans les régions avoisinantes.

40En revanche, l’aire culturelle méridionale se révèle fragmentée dès lors que l’on en envisage le détail. Une fragmentation traduisant des fragilités pour des communautés perméables principalement lorsqu’elles sont en situation de contact. D’où cette nécessité à terme d’une distinction entre les pays de Haute ou de Basse-Auvergne. Une division qui n’est pas fondée sur des caractères géographiques concrets basés sur la différenciation entre Limagne et montagnes. En effet, les Monts Dore et la chaîne des Puys sont séparés des Monts du Cantal. La division se base sur le constat de proximité ou d’éloignement vis-à-vis de pays repères justifiant l’adoption de cultures différentes.

41À ce propos, on a souligné l’apparition de caractères propres aux cultures méridionales dès l’entrée dans le diocèse de Clermont. Si la vision se révèle globalement juste, force est de constater que l’on se réfère de manière très contrastée aux repères communs selon que l’on se situe à Riom ou dans le bassin aurillacois. En envisageant cette question dans l’unique cadre de l’aristocratie les nuances sont claires et confirmées par l’étude monumentale.

42Dans les premiers temps au moins, la noblesse auvergnate semble s’identifier clairement. Les sources culturelles sont toutes franchement recherchées dans les pays méridionaux ce qui explique que l’aristocratie y porte plus de noms latins que de noms d’origine germanique. De même, ses représentants entendent clairement rattacher leurs généalogies à des ancêtres gallo-romains.

  • 11 M. Rouche, op. cit., p. 176 et suiv. G. Kurth, Les nationalités en Auvergne au VIe siècle, dans Bul (...)

43Il reste que l’on doit apporter des nuances à ce tableau trompeur intégrant la province dans l’aire méridionale. Tout comme pour les frontières linguistiques des dialectes occitans, en recul constant depuis la période mérovingienne, l’onomastique latine des nobles va en s’amenuisant. Du VIe siècle au XIe siècle, la diffusion des noms germaniques en Auvergne — mais également dans la totalité du Midi — s’accroît. L’onomastique latine passe ainsi de près de 90 % dans le monde ecclésiastique au VIe siècle, à 27 % vers 800, pour aboutir à 20 % autour de 1050. Dans le monde laïque, les chiffres sont de 54 % au VIe siècle, de 31 % vers 800, et de 23 % autour de 1050. Tout aussi éclairante, l’anthroponymie paysanne tourne toujours autour de 10/20 % seulement de noms latins depuis le VIIIe siècle jusqu’en 105011.

44Tels sont quelques-uns des signes témoignant des faiblesses de l’Auvergne. Son attachement aux traits culturels du Midi est très relatif dans le fond même s’il peut paraître affirmé officiellement dans ses formes. Par ailleurs, d’autres nuances sont vraisemblablement à apporter selon que l’on situe les populations étudiées dans le nord ou le sud du diocèse. Pour s’en convaincre, il faut ajouter que les lignages nobles de Haute-Auvergne fondent une partie de leur légitimité sur des seigneuries alleutières qui impliquent l’usage de l’indivision, puis de la coseigneurie. Or, ces deux derniers traits ne cessent de régresser en allant vers la fin du Moyen Âge ; de plus, les faits sont nettement moins présents en Basse-Auvergne où la pratique de l’hommage est plus précoce.

45Si nous connaissons mieux maintenant les façons dont la noblesse s’affirme et se particularise, cela est dû en partie aux documentations qui nous permettent d’approcher plus aisément les couches sociales les plus hautes de ces sociétés médiévales. Mais qu’en est-il au juste des populations dans leur totalité ? Quelques traits nous en sont connus au travers de textes hagiographiques (Miracles de Sainte-Foy de Concilies, Vie de saint Étienne d’Obazine), ou encore de récits comme la relation du moine Clarius. Pour l’essentiel, malgré les difficultés, les approches archéologiques offrent également de telles possibilités.

46La tour seigneuriale est, certes, destinée aux membres de l’aristocratie et aux hommes d’armes. Néanmoins, elle est construite par des maçons, des tailleurs de pierres, aidés de manœuvres, de charpentiers sous la direction d’architectes et de maîtres d’œuvres pour l’essentiel. Comment les connaître dans la mesure où les textes les concernant directement sont peu nombreux ou ne font l’objet que d’un faible investissement de la part des chercheurs ?

47Tout d’abord, le projet architectural : s’il semble commun à toute l’Auvergne, il voit les marges nord du diocèse très tôt marquées par la formule du donjon intermédiaire dont on peut trouver des exemples à Tournoël ou à Montaigut-le-Blanc. Néanmoins, pour la majeure partie de l’Auvergne, la tour seigneuriale est de loin la formule majoritaire. Là encore, quelques traits architecturaux particuliers apparaissent bien vite.

48En Basse-Auvergne, la tour comporte autant de surfaces voûtées qu’en Haute-Auvergne. Les plafonnements sont réduits, les poutres de faible portée et les charpentes inexistantes. En revanche, les systèmes de circulation diffèrent, tout comme les échafaudages nécessaires à leur construction. Enfin, l’organisation du chantier et la composition des équipes d’ouvriers s’opposent à celles du sud de la province. Bien que les conditions d’observation ne soient pas toujours réunies du fait de la ruine importante de ces édifices, ou de leurs remaniements successifs, certains caractères peuvent se dégager.

49Pour les tours, le mode de passage d’un étage à un autre est encore l’escalier de bois. Dès que la tour est trop étroite, son utilisation est automatique à Marlat, Leyvaux, Colombine, Vichel, Châteauneuf, Montchanson, Maisons. Si les dimensions le permettent, ce sont les escaliers droits que l’on utilisent. Ils sont intégrés au mur lui-même en prenant la place du blocage et en ne laissant que les parements intérieurs et extérieurs pour enveloppe. Toutes les pierres, y compris les marches et les dalles de couverture sont cassées au marteau à Blesle ou Laroche-Faugère. Elles sont donc le résultat du travail de maçons.

50Plus au sud, les dispositions diffèrent avec l’adoption progressive du moyen appareil régulier sans changement pour le système de circulation. C’est le cas de tours situées à Merle et Joursac (Mardogne) où les moellons sont désormais réalisés par des tailleurs de pierres. Ce changement se poursuit en Haute-Auvergne puisque la solution de l’escalier droit y est remplacée par celle de l’escalier en vis. De telles dispositions sont rencontrées à la tour du château Saint-Étienne d’Aurillac, à Puechmouriez, aux tours de Carbonières, à Saint-Simon ou Naucelles. Elles affirment la forte présence de tailleurs de pierres. Contrairement à la simple marche d’escalier parallélépipédique, cassée au marteau ou même taillée, celle d’un escalier à vis est plus complexe. Sa forme la plus simple — triangulaire, en forme de coin, avec une extrémité formant noyau — suppose un tracé rigoureux, une taille de pierre moins répétitive et donc plus confirmée quant aux qualifications pour réaliser chaque marche et plus encore les murs latéraux courbes.

  • 12 Voir notamment : A. Hartmann-Virnich, L’escalier en vis voûté et la construction romane : exemples (...)

51Il faut encore noter que la formule de l’escalier droit est très répandue dans les pays septentrionaux, tant dans les édifices civils que religieux. Depuis l’an mil, ces dispositions sont également étroitement liées à l’usage de la technique du mur épais, encore appelé passage normand. De plus, la formule de l’escalier à noyau, si elle existe bien dans les pays du Nord, est le plus fréquemment employée avec un noyau quadrangulaire pour le très haut Moyen Âge. Plus tard, ce noyau quadrangulaire est remplacé par un noyau circulaire fortement maçonné que l’on nomme escalier en vis de Saint-Gilles. Par ailleurs, l’usage de l’escalier en vis est d’un emploi plus commun en architecture religieuse. Jusqu’au milieu du XIIIe siècle, en architecture castrale, on lui préfère le couloir voûté ou dallé qui épouse la forme circulaire des tours philippiennes. En Auvergne, ce type d’escalier se rencontre à Léotoing (premier tiers du XIIIe siècle), à Montpeyroux (milieu XIIIe siècle), ou à Ravel (milieu et fin XIIIe siècle), tout en ne disparaissant jamais totalement puisqu’il est encore employé pour la tour de Anval dans la seconde moitié du XVe siècle12.

  • 13 Ouvrage collectif : A. Baud, P. Bernardi, A. Hartmann-Virnich, E. Husson, C. Le Barrier, I. Parron, (...)

52Ces caractéristiques pourraient encore être considérées comme exceptionnelles ou fortuites si elles n’étaient pas renforcées par l’étude des échafaudages. Pour la Basse-Auvergne, tels qu’ils apparaissent à la suite de l’étude de ces tours seigneuriales, les échafaudages sont désolidarisés des parements. C’est-à-dire qu’ils partent du sol et s’élèvent grâce à des perches, des traverses ou lisses, et un système de contreventement13. Les boulins n’y pénètrent alors que rarement les parements comme cela se constate à Leyvaux, Massiac, Blesle, Le Bos, ou Villeneuve-Lembron. Cela suppose, pour équilibrer et stabiliser cette construction temporaire, d’importantes quantités de bois — et donc le couvert forestier ou paysage correspondant aux besoins — pour établir une double rangée de perches et un échafaudage enveloppant totalement la tour de manière à étrésillonner l’ensemble sur les quatre côtés sans possibilité de basculer vers l’extérieur.

53Ensuite, plus on progresse vers le sud, plus les solutions changent et s’adaptent à d’autres conditions. À Colombine, quelques trous de boulins apparaissent en n’affectant toutefois qu’une seule face pour y établir aussi des balcons ou des auvents. Leur seule existence traduit toutefois un changement. Il est plus nettement visible encore en Haute-Auvergne où les tours possèdent généralement une seule face échafaudée. Les trous de boulins sont alors régulièrement disposés pour correspondre aux travées de perches bien reliées aux murs. En revanche, l’échafaudage à bascule ne semble pas ou peu employé car il est inadapté à ce type de chantier. Cela tient à l’organisation elle-même de ce dernier.

54En premier lieu, une sapine ou un fort échafaudage, aux solides perches, est nécessaire pour supporter les engins de levage (chèvres à treuils et roues). Puis, il s’agit de former des planchers suffisants aux matériaux très lourds (des moellons de 30 cm de hauteur, pour 50 de longueur et d’épaisseur en moyenne). Ce système permet ainsi de se passer d’échafaudages sur les trois autres faces de la tour ce qui permet une économie notable de boisages. Une telle situation se rencontre à Aurillac, Saint-Simon, Faliès, Merle, Carbonières ou Pleaux. Elle suppose une face réservée à l’acheminement des matériaux et à la circulation des ouvriers — la plus accessible en fonction du relief, la mieux orientée pour éviter les vents violents — tandis que les autres faces sont libres et accessibles par les sommets de murs ou encore par les sols des niveaux intérieurs (planchers et voûtes).

55Cette économie de bois de charpente temporaire (échafaudages, cintres) ou permanente (toitures, auvents, balcons) tient à l’existence de paysages différents. Autant les pays septentrionaux, jusqu’en Basse-Auvergne, possèdent une architecture laissant une place importante aux constructions charpentées, autant celle des pays méridionaux, en incluant la Haute-Auvergne, est plus économe en bois. Cela se manifeste par des planchers moins vastes, des poutres de moindre portée et faible section, des échafaudages semi-solidaires et nettement moins enveloppants, des voûtes sommitales formant terrasses et non des charpentes, des tours seigneuriales de moindres dimensions face aux donjons intermédiaires de Basse-Auvergne et plus encore face aux donjons résidentiels des pays du Nord.

  • 14 Signalons l’existence des mêmes zones de rencontre entre les deux partis architecturaux puisque les (...)

56De telles logiques se retrouvent par exemple jusque dans l’architecture des burons qui respecte les limites entre Haute et Basse-Auvergne. Au nord, ce sont les tras ou rangées courbes de burons aux charpentes le plus souvent saisonnières (La Védrine, Brion, La Godivelle, Fortuniers, Anzat-le-Luguet, Leyrenoux, Artoux). Au sud, ce sont des ensembles de burons dispersés et dont l’organisation est plus désordonnée pour des constructions aux matériaux de couverture directement posés sur les reins des voûtes en extrados (plateaux des sommets bordant la vallée de la Cère, plateau de Collandres, Chérot, Mouteyre, Montagne de la Mouche, La Bohal, Captat, Grandval)14.

57D’une manière plus globale, ces architectures différenciées correspondent à un univers, à un espace géographique, plus perçu que réellement vécu. Le déterminisme géographique, s’il fonctionne généralement, avoue certaines limites. On ne peut réduire les pays méridionaux à un seul espace minéral, tout comme il est difficile d’admettre sans nuances l’existence unique d’un univers à dominante végétale dans les pays septentrionaux. Il pourra être objecté l’éventuelle coïncidence entre les carrières à bancs de pierres froides et les maçonneries de pierres cassées au marteau, ou encore la présence de pierres métamorphiques, de calcaires, ou de laves tendres pour expliquer l’existence du moyen appareil régulier.

58Il va de soi que de telles convergences existent. Néanmoins, d’autres paramètres, à caractère culturel ceux-là, sont à prendre en compte. Ils ont pour conséquence l’existence de cultures dominantes qui font que malgré la pénurie de bois de qualité, les maîtres d’œuvre iront les chercher très loin pour faire correspondre leur édifice à un modèle architectural conforme à celui qui existe dans les pays du nord. De la même façon, l’existence d’importants massifs forestiers au sud (Pays de la Selve, Quercy, Châtaigneraie, Cévennes) ne sera pas à l’origine d’une culture de charpentiers. Au contraire, les populations des régions méridionales sont totalement imprégnées d’une culture de maçons et de tailleurs de pierres. Cette culture là a pour source l’architecture antique de la nouvelle Province romaine, fortement utilisatrice en pierres de taille, et également consommatrice de bois de toutes sortes pour ses villes, ses chantiers et sa marine. Parallèlement, il faut noter l’existence à la même période, d’une autre architecture pour les pays de la Gaule du Nord. Une architecture moins consommatrice en maçonneries appareillées classiques, plus portée sur l’existence de charpentes permanentes et utilisant la brique pour réaliser des parements mixtes de petit appareil chaîné par des arases.

59Tout cela va être à l’origine de cultures plus ou moins profondément romanisées, de traditions architecturales plus ou moins liées au mur d’appareil régulier. Désormais, les paysages en sortent modifiés. La forêt de haute-futaie, dont les arbres sont haut-branchus, règne encore dans les pays septentrionaux. À l’inverse, les massifs forestiers du sud sortent épuisés de la romanisation. Les climats, les sols, les reliefs donnent alors des bois bas-branchus, aux troncs moins réguliers et plus courts.

60Ainsi, les caractères architecturaux ne dépendent plus seulement de critères d’adoption objectifs, comme cela a pu jouer au Néolithique, mais de critères culturels subjectifs antérieurs au Moyen Âge confortés par les pratiques. Malgré cela, en pays méridionaux, le moyen appareil régulier — même s’il subsiste à l’état de survivance en quelques édifices exceptionnels — peut être abandonné temporairement au profit du moellon cassé au marteau. Cette parenthèse du haut Moyen Âge explique à la fois les techniques du premier art roman méridional et les changements propres à la seconde moitié du XIe siècle, et du XIIe siècle, permettant la redécouverte de l’appareil soigné à une période où le droit romain est lui-même recherché. En définitive, ces pratiques retrouvées font — en Auvergne — que le moyen appareil régulier domine au sud, tandis que le petit appareil irrégulier à litages marqués prévaut au nord. Mais, ce ne sont pas là les seuls enseignements de cette architecture.

61Une technique de construction ne dépend pas des seuls matériaux à travailler. Elle dépend de paramètres tels que les moyens de production mis en œuvre, les courants d’échange, les voies de communication, les commanditaires et des qualifications. Dès lors, quelle valeur accorder aux savoirs accumulés, à des qualités techniques transmises de chantiers en chantiers dans le courant du XIIe siècle ?

62Le petit appareil irrégulier à litages marqués signale de singulières limites quant aux qualifications. Le chantier est anonyme et nulle signature n’y apparaît. L’outillage, très réduit, se signale par le seul usage de la percussion lancée : marteaux, masses et têtus. De même, les carrières ne font l’objet d’aucune recherche particulière. Tous les matériaux sont autorisés et le ramassage de surface est permis y compris pour les pierres de parement. Sur ce chantier de Basse-Auvergne, maçons et manœuvres sont de loin les plus nombreux. Tout au plus trouve-t-on de rares tailleurs de pierres à la fin du XIIe siècle, et plus sûrement au début du XIIIe siècle. Peu à peu, la pierre de taille est alors investie en harpages d’angles sans toutefois jamais atteindre la place qui lui est réservée en Haute-Auvergne.

Parement en moyen appareil régulier. Les pierres sont toutes réalisées par des tailleurs de pierre. Les tours seigneuriales datent du XIIe siècle

Parement en moyen appareil régulier. Les pierres sont toutes réalisées par des tailleurs de pierre. Les tours seigneuriales datent du XIIe siècle

Parement mixte. Les pierres sont cassées au marteau ou taillées. Ces tours seigneuriales datent du XIIe siècle ou du début du XIIIe siècle

Parement mixte. Les pierres sont cassées au marteau ou taillées. Ces tours seigneuriales datent du XIIe siècle ou du début du XIIIe siècle

Parement de petit appareil à litages marqués. Les pierres sont cassées au marteau par des maçons. Les chaînages sont profonds. Les tours seigneuriales datent du XIIe siècle

Parement de petit appareil à litages marqués. Les pierres sont cassées au marteau par des maçons. Les chaînages sont profonds. Les tours seigneuriales datent du XIIe siècle

Parement de petit appareil à litages marqués. Les pierres sont cassées au marteau par des maçons. Les chaînages sont réalisés par des tailleurs de pierres. Les tours seigneuriales sont généralement tardives (extrême fin du XIIe siècle ou début du XIIIe siècle)

Parement de petit appareil à litages marqués. Les pierres sont cassées au marteau par des maçons. Les chaînages sont réalisés par des tailleurs de pierres. Les tours seigneuriales sont généralement tardives (extrême fin du XIIe siècle ou début du XIIIe siècle)

63Tout y est effectivement différent. Granits, pierres métamorphiques, ou laves, les matériaux font tous l’objet d’un investissement important. Pour réaliser des parements réguliers, les bancs de pierre ne doivent être soumis ni au gel, ni aux infiltrations de surface, ni fissurés. En carrière, le travail des ouvriers consiste à exploiter les meilleures couches, les pierres dont les qualités techniques (résistance à l’écrasement) ou esthétiques (couleurs, grains) sont homogènes. C’est l’homogénéité qui assure la même longueur de moellons, la même hauteur d’assise depuis les fondations jusqu’au sommet des tours. C’est dire si le seul site n’est guère suffisant pour assurer le volume de matériaux nécessaires. Par ailleurs, le ramassage de surface — tel qu’il peut être perçu par l’étude des maçonneries internes — n’est utilisé que pour le blocage.

  • 15 M.-N. Delaine, “Les peintures de portes médiévales dans le centre de la France”, dans Revue d’Auver (...)

64Si le sud de l’Auvergne connaît les carrières, et une extraction de qualité, cela est possible à cause d’un outillage diversifié. Celui-ci montre que le forgeron de village réalisant moins d’outils en rapport avec le travail du bois (bûcherons et charpentiers sont moins nombreux du fait de la réalité du couvert végétal) se rattrape toutefois en forgeant des outils de tailleurs de pierres. À ce propos, il nous faut introduire une donnée supplémentaire confirmant les géographies mises en valeur. Les travaux de ferronnerie sont connus en Auvergne médiévale grâce aux grilles des chœurs d’églises et aux pentures de leurs vantaux de porte. Leur présence, en partie due aux conditions de conservation, est surtout assurée en Basse-Auvergne. En dehors du fait que cela puisse être lié aux plus importants travaux de labours qui nécessitent des socs de fer et non des araires, ces œuvres respectent les limites fixées. Haute et Basse-Auvergne sont effectivement séparées en fonction de productions aux caractères différents15.

65La carrière, mais plus encore la taille de pierre, ne se contente pas du travail par percussion lancée et son éventail réduit d’outils. Les exploitations en gradins nécessitent, dans un premier temps, l’utilisation de pics ou smilles, de marteaux taillants, mais aussi de coins, de masses, massettes, poinçons et ciseaux diversifiés. Dans un second temps, les blocs sont régularisés après le travail d’équarrissage.

66C’est alors qu’intervient le tailleur de pierres et non plus le maçon. Ce dernier, pour dresser les pierres, travaille essentiellement avec un seul outil qui suppose un nombre minimum de mouvements aboutissant à la percussion lancée. Seulement, ensuite, il peut achever les faces de parement ou de joint en les régularisant grâce à des outils plus petits. Ces derniers, au nombre de deux — massette et ciseau le plus fréquemment — obligent à allier deux mouvements complémentaires : la pose précise du ciseau, puis la frappe. C’est ce qui permet de définir un travail par percussion posée. Celle-ci n’intervient que pour très peu dans le travail du maçon qui connaît surtout les ciseaux pour pierres froides ou les chasses pour pierres dures, de façon à faire sauter des éclats. En revanche, les proportions s’inversent pour le tailleur de pierres, car le moyen appareil régulier suppose des tracés préalables, des vérifications précises, des tailles régulières, un calibrage et une finition.

67Soit un premier constat, en Basse-Auvergne, pour les tours seigneuriales, la percussion lancée est majoritaire. En Haute-Auvergne, c’est la percussion posée qui prend le dessus en concurrençant la percussion lancée qui devient accessoire en témoignant seulement d’une étape de dégrossissage des matériaux bruts.

68Donc, à nos premières géographies juridiques, ou dialectales, s’ajoutent maintenant des géographies architecturales, techniques ou même technologiques à propos de la ferronnerie, de l’outillage et de la taille de pierre. Seulement, le chantier ne se réduit pas au seul travail des carriers, tailleurs de pierres ou maçons. Les moellons étant réalisés, il faut les assembler. En Basse-Auvergne, c’est encore le travail du maçon qui réalise cette tâche avec l’aide de manœuvres. Les pierres sont liées grâce à des lits de mortier épais qui rattrapent les irrégularités des faces de joints et constituent le blocage entre deux parements aux assises marquées. Le résultat implique l’usage du fil à plomb pour tenir les verticales, mais non celui du niveau à plomb pour les litages approximativement tenus horizontaux.

69En Haute-Auvergne, maçons et manœuvres sont sévèrement concurrencés. Le manœuvre apporte les matériaux, le maçon assemble, mais ne réalise plus ni les harpages, ni les parements réservés au tailleur de pierres. De plus, les faces de joint, ou faces de pose, étant plus régulières, les joints de mortier sont minces. L’outillage, déjà plus étoffé en front de taille des carrières, ou en loges de tailleurs de pierres, se complète lors de la construction par utilisation systématique du fil à plomb, du niveau à plomb pour tenir les assises horizontales et de d’équerre.

  • 16 A. Rigaudière, Saint-Flour, ville d’Auvergne au bas Moyen Âge, Paris, 1982, t. II, p. 700-727.

70Néanmoins, les tendances sont difficiles à inverser franchement car à la fin du XIVe siècle encore, à Saint-Flour, tout chantier nécessite trois fois plus de manœuvres que d’ouvriers qualifiés16. Même relativisée, cette proportion entre ouvriers qualifiés ou non traduit l’intérêt particulier que porte la Haute-Auvergne aux tailleurs de pierres. Le moyen appareil régulier est permis car les qualifications existent. Elles se sont mieux conservées au sud par valorisation des rapports entre appareil de qualité et romanité. L’exigence de qualifications et de ses résultats concrets, bien visibles, sont le signe d’une culture. Le lignage aristocratique complète son dispositif en se référant à l’architecture antique. Très localement, cela conduit les maîtres d’œuvre à souhaiter imiter d’autres dispositifs techniques antiques.

  • 17 L’architecture religieuse recèle de telles imitations d’appareils antiques à Guéret et Malval en Cr (...)

71C’est le cas du harpage vertical faisant alterner carreaux et boutisses comme dans les plus beaux édifices publics romains. Il s’en trouve aux tours de Pleaux, Merle ou Carbonières17. En revanche, les qualifications apparentes masquent des lacunes, de faibles exigences et une qualité toute relative. À la prépondérance des maçons de Basse-Auvergne répond bien celle des tailleurs de pierres en Haute-Auvergne. Pourtant, ces derniers, s’ils font effectivement référence directe aux réalisations antiques, ne parviennent pas à en égaler la qualité. Les qualifications, la maîtrise des techniques sont insuffisantes. Bien des détails témoignent de ces limites dans la qualité d’exécution.

  • 18 Les carriers ne peuvent assurer la même qualité de matériaux d’un bout à l’autre du chantier puisqu (...)

72En ce qui concerne les harpages verticaux, bien souvent ils ne sont pas systématisés au-delà de quelques mètres carrés. Les boutisses se révèlent être de simples bouchons dont l’extrémité peut être prise aisément pour ces éléments de chaînage très peu présents en réalité. Les assises perdent parfois en horizontalité, ce qui est suivi d’une impossibilité chronique de répondre efficacement aux anomalies par des corrections rapides et surtout définitives. Ces limites se complètent alors de rattrapages divers, de cales, de litages dont les hauteurs varient18, de dédoublements d’assise sans intervention apparente des maîtres d’œuvre. Cette conduite très irrégulière du chantier va dans le sens d’une perte de savoirs si l’on se réfère à l’Antiquité. Il ne suffit pas de mémoriser les dispositions générales des constructions romaines pour en comprendre les réalités techniques. De même, la persistance des erreurs fait immanquablement penser à un manque de rigueur, et en définitive à un intérêt moindre porté sur la qualité. L’apparence seule compte sans aller plus loin qu’une imitation ou réminiscence romanisante.

73Toutefois, ces réalités n’empêchent pas une évidente différenciation vis-à-vis des parements de Basse-Auvergne. Moins de qualification suppose un chantier nettement moins onéreux et, dans le cadre de la châtellenie, un recours aux corvées pour le transport des matériaux, et remplir les fonctions de manœuvre. Ces particularités sont nécessairement moins présentes au sud car la construction de la tour seigneuriale prévoit une place non négligeable aux parements, aux chaînages, aux voûtes appareillées ou encore aux escaliers en vis.

74Là encore, bien qu’il faille rester prudent dans les conclusions, cela indique probablement un recours à des salaires en argent plus importants qu’en Basse-Auvergne, même si une partie de la rémunération s’effectue bien en nature jusqu’au XVe siècle dans ce diocèse. Un travailleur qualifié pourra difficilement recevoir un salaire dont la partie principale est en nature ce qui se conçoit encore aisément pour un manœuvre aux qualifications moins importantes. L’usage du moyen appareil régulier, en signalant la présence d’ouvriers très qualifiés, laisse pressentir une place accrue de l’argent en Haute-Auvergne.

  • 19 M. Rouche, op. cit., p. 300 et suiv. P. Bonnassie, “La monnaie et les échanges en Auvergne et Rouer (...)

75Rappelons à ce propos l’importance que tient la monnaie dans les relations économiques de l’Aquitaine jusqu’au VIIIe siècle, même si ensuite son usage s’effondre19. Néanmoins, malgré son faible volume, la monnaie reste présente dans les campagnes. Ce recours au numéraire persiste autant pour les achats de vivres que de produits locaux aux Xe et XIe siècles dans le sud de l’Auvergne et en Rouergue. De même, si le salariat agricole existe, le recours à la monnaie se confirme lors de la construction du monastère d’Aurillac. Le chantier est particulièrement onéreux car on fait justement appel aux ouvriers qualifiés comme les tailleurs de pierres et maçons sous la direction de maîtres d’œuvre. Toutes les opérations réclament des sommes très importantes, grandes nummorum summae, et Pierre Bonnassie souligne qu’en Auvergne les comportements antiques d’usage de la monnaie n’ont jamais disparu, y compris dans la paysannerie.

  • 20 A. Rigaudière, op. cit., p. 700 et suiv. L. Bouyssou, “La reconstruction de la tour de Montclar en (...)

76Au XIIe siècle, l’usage de la monnaie se renforce et quand bien même une partie du paiement s’effectue en nature, la qualification exige une rémunération plus forte. À Saint-Flour, à la fin du XIVe siècle, la différence entre le salaire en argent d’un ouvrier maçon et d’un maître maçon est toujours supérieure au tiers. Le manœuvre homme gagne à peine plus du quart du salaire versé au maître maçon et un peu plus du tiers de celui que perçoivent les ouvriers maçons. Enfin, les manœuvres femmes ne reçoivent en général qu’aux alentours de la moitié des rémunérations concédées aux manœuvres hommes. Par ailleurs, les rémunérations en nature, très irrégulières, sont composées de vêtements, de chaussures et de produits alimentaires à Saint-Flour. Pour la tour de Montclar en 1468, la construction prévoit les dispositions architecturales, l’organisation entre un masson et expert, un maystre et des obriers, pour un coût total de 140 écus d’or, de 60 mesures de seigle, 12 de vin, 9 porcs, et 3 bœufs pour les charrois20. En revanche, nous ne possédons aucune documentation équivalente pour le XIIe siècle, même si on peut pressentir des dispositions similaires.

  • 21 M. Aubrun, Vie de saint Etienne d’Obazine, Clermont, 1970, p. 61, 69, 85, 91, 117, 131.

77Quelques détails nous sont toutefois donnés par la Vie de saint Étienne d’Obazine qui concerne une région située en Limousin non loin de la Haute-Auvergne, dans la seconde moitié du XIIe siècle21. Il y est question d’un charpentier lambrissant une charpente. Au coucher du soleil, il s’arrête de travailler, rassemble ses outils près de la toiture, tombe de l’échelle et se blesse à la tête. Pour construire un bâtiment, on brise les pierres avec des masses et seule l’alimentation des ouvriers est améliorée, meilleure et plus abondante, tandis que pour les moines d’Obazine participant aux travaux, le jeûne ne cesse pas. Le chantier est interrompu par un seigneur, accompagné de soldats, qui exige un ouvrage bâti moins solidement qu’ils n’avaient commencé […] sans utiliser un mortier convenable. La différence est alors nettement faite entre une maçonnerie jointe avec de la boue et celle de mortier, entre les murs soignés et ceux de pierres mal taillées et surtout entassées sans solidité. Les machines du chantier cèdent sous le poids des matériaux, et se mirent à craquer puis à s’incliner jusqu’à toucher la terre. Des charrois sont organisés, dont un exceptionnel de trente paires de bœufs. Les sites sont soigneusement choisis pour leurs sources, la pierre et le bois que l’on trouve en abondance, Point n’était donc besoin d’amener d’ailleurs des matériaux de construction, si ce n’est de la chaux.

78Par ailleurs, des conflits peuvent survenir. Les ouvriers salariés réclament de la viande aux religieux et achètent eux-mêmes un porc. Face au refus de l’abbé, ils entrèrent dans une grande colère, jetèrent à terre leurs outils et abandonnèrent leur travail. Le chantier reprend-il, certains travaillent et d’autres non. Des ouvriers s’arrêtent et bavardent. L’abbé remarque les ouvriers fatigués tout en reprenant avec vigueur les têtes fortes et les paresseux. Enfin, la tâche est parfois si rude que l’abbé promettait de la viande à ceux qui l’aimaient et disait à ceux qui avaient beaucoup peiné que grande serait leur récompense au réfectoire.

79Cette vision de clerc a le mérite d’être précise et de ne pas éluder la question des relations entre hommes d’Église et ouvriers. Des ouvriers dont on ne possède aucun nom, ni aucun signe lapidaire. De ce point de vue, le chantier est totalement anonyme car les tailleurs de pierres n’apposent aucune marque pour ces tours seigneuriales. La pratique des marques de tâcherons est en fait réservée à l’architecture religieuse dès qu’il s’agit d’un édifice important par son projet architectural. Alors seulement, le chantier révèle des ouvriers qualifiés bien individualisés et rémunérés à la tâche. En effet, la pierre de taille suppose, en plus des qualifications, une possibilité d’accession à un statut social différent.

80En Auvergne, ce cheminement vers des promotions sociales est balisé à ses différents stades. En phase ultime, le tailleur de pierres est devenu un véritable sculpteur et il signe ses œuvres en donnant son nom en entier comme à Notre-Dame-du-Port de Clermont. Affecté à la réalisation des parements, des harpages ou voussoirs, le tailleur de pierres signe bien mais de manière très incomplète. Une marque suffit — une lettre parfois — car le nombre de pierres ne s’y prête pas. De même, l’énormité de ces chantiers suppose d’autres qualifications identiques rendant superflue une manifestation plus visible. Pourtant, malgré cela, les hiérarchies par qualifications différentes, les compétitions même, sont perceptibles dans de tels chantiers.

81La difficulté réside dans l’absence de signes lapidaires pour les tours seigneuriales. En Auvergne, nous ne connaissons que le cas du château de Ravel où les tailleurs de pierres signent. Il n’est pas inutile de noter en premier lieu que le plan général est français. En second lieu, les parements possèdent des bossages, et enfin, la construction est tardive puisque réalisée à l’extrême fin du XIIIe siècle.

82Soit, en définitive, une promotion sociale nettement moins présente pour le château, comparée à celle de l’église. En Basse-Auvergne, les qualifications et techniques de construction poussées irriguent les cités et quelques grands centres religieux. En Haute-Auvergne, par contre, les ouvriers qualifiés sont plus nombreux et leurs travaux ponctuent les édifices des villes comme ceux des campagnes ou montagnes. En revanche, le processus de reconnaissance de la qualification est incomplet dans les pays méridionaux. Les tailleurs de pierres de Haute-Auvergne sont sans doute mieux rémunérés, mais tout aussi anonymes que les maçons de Basse-Auvergne. Dans un cas comme dans l’autre, l’édifice religieux constitue un espace de liberté et de promotion possible ce que ne permet pas la société laïque pour ses tours. Par ailleurs, le château signifie aussi les corvées que l’on exige des vassaux. Des corvées qui existent évidemment dans les pays du sud, mais dont le volume semble moindre. Le tailleur de pierres y travaille en compagnie de maçons pour réaliser les parements tandis que la part minime restante est réalisée par des manœuvres réquisitionnés que l’on affecte au blocage et à l’acheminement des matériaux. À l’inverse, la tour de Basse-Auvergne se contente de médiocres carrières et réserve la totalité de la construction aux manœuvres aidés de quelques maçons. On, y adjoint de très peu nombreux tailleurs de pierres pour quelques harpages d’angles ou encadrements de baies à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle.

83En conclusion, pour un simple mur, en Haute-Auvergne, les 2/3 des maçonneries sont réalisées par des tailleurs de pierres secondés par des maçons jouant le rôle d’appareilleurs. Le dernier tiers est le fait de manœuvres. En revanche, si l’on tente de quantifier les tâches des uns et des autres en Basse-Auvergne, la totalité du mur est réalisée par des maçons aidés de manœuvres.

84Cela annonce, en fait, les bouleversements du premier tiers du XIIIe siècle où les caractéristiques françaises entrent en force en Basse-Auvergne. Désormais, les plans sont français, les tours rondes et les maçonneries de petit appareil irrégulier chaîné horizontalement (Tournoël, Léotoing, Montpeyroux, Mauzun, Coppel, La Sauvetat, Montrognon). Un peu plus tard, au milieu du XIIIe siècle, le schéma est strictement respecté en Haute-Auvergne où le moyen appareil régulier disparaît au profit du petit appareil irrégulier (Merle près de Saint-Constant, Crévecœur, Miremont, Arches, Laroquebrou, Ruynes-en-Margeride, Alleuze).

85Cette évolution ne supporte apparemment aucune exception et consacre de fait une prépondérance durable du maçon sur le tailleur de pierres alors que tout pouvait laisser penser à l’inverse à en juger par la situation connue en Haute-Auvergne. Mais, parallèlement à ces appareils, ce sont les limites culturelles qui s’estompent et coïncident avec l’effacement des architectures héritées de l’Antiquité.