Xavier Fournier et l’histoire française des Super-héros
- ️Fri Aug 21 2015
Ce que l’on peut désigner comme « le genre super-héroïque » constitue un domaine s’inscrivant tout à la fois en plein dans la science-fiction tout en en étant une marge mixant SF, fantastique et polar. C’est à ce titre que l’ouvrage de Xavier Fournier consacré à l’histoire de la création des super-héros français apparait comme doublement référentiel : il s’inscrit dans le cadre de recherches renouvelées sur le comic book de super-héros tout en émettant l’hypothèse que les super-héros français sont nés au sein de la littérature populaire du 19ème siècle. Au-delà du cas français, la figure américaine du super-héros est devenue depuis les années 80 un objet critique désigné comme le « metacomic ». Pour Camille Baurin, auteur d’une thèse de référence en France en sur le sujet, « Le super-héros est né dans le comic book, appellation anglo-saxonne traditionnellement employée pour désigner le support de la bande dessinée, mais qui se dissocie de ses homologues européens et asiatiques par la spécificité de ses critères. Le comic book est en effet un fascicule paraissant par les moyens de la presse et répond, à l’instar d’une revue traditionnelle, à une logique de périodicité. Le super-héros s’est donc développé en fonction de cette nature, ce qui a favorisé son retour régulier et l’instauration progressive d’une dynamique sérielle dans ses intrigues. Et de fait, s’il est un phénomène qu’on peut remarquer concernant cette figure, c’est bien sa faculté à épouser toutes formes de stratégie de relance et de duplication de sa fiction : d’un contexte à un autre, d’un médium à un autre, d’une mode à une autre, sa spécificité réside dans son pouvoir de résistance au temps, expliquant par là sa traversée du 20ème siècle et du début 21ème, ainsi que son accès au rang d’icône populaire. »[1] Le metacomic prend ainsi pour objets de sa fiction le comic book, la figure du super-héros et le genre qui lui est consacré, à travers le développement d’une diversité de stratégies, de l’intertextualité à la mise en abyme, en passant par des phénomènes transfictionnels ou des réflexions d’ordre ontologique sur les personnages. L’enjeu fondamental du metacomic est de travailler sur l’identité du genre auquel il appartient, par la revendication et la légitimation de son histoire et de son évolution au cours du 20ème siècle. Le travail de Xavier Fournier, qui fut précédé par celui de Jean-Marc Lainé, Super-héros ! La Puissance des masques, publié en 2011, révèle toute la profondeur générique et symbolique du super-héros, nourri d’une intertextualité historique, politique ou esthétique. Natacha Vas-Deyres a proposé à Xavier Fournier en 2015 cet entretien que nous vous livrons en intégralité.
A noter que xavier Fournier publie en septembre 2015 Super-Héros Français – Une Anthologie, un ouvrage contenant des extraits de bandes dessinées mais également de romans centrés sur les héros présentés dans Super-Héros – Une Histoire Française.
[1] Camille Baurin, « Le metacomic : la réflexivité dans le comic book de super-héros contemporain », Université de Poitiers, thèse consultable sur http://neuviemeart.citebd.org/IMG/pdf/These.pdf
À l’origine d’une passion
Dans votre enfance et votre adolescence, voire plus tard, quelles sont les lectures (romans, illustrés, magazines…) qui vous ont amené à cette passion des super-héros ?
Mes parents trouvaient normal qu’un enfant de mon âge lise des bandes dessinées, alors un jour on m’a abonné au Journal de Mickey sans que je l’aie spécialement demandé. Puis on m’a offert mes premiers numéros de la revue Strange, qui contenaient les aventures des super-héros Marvel. Et là j’ai vraiment accroché, durablement. J’ai toujours été friand d’Histoire et de mythologie. C’était un peu un « tout en un ». Les univers super-héroïques peuvent digérer les autres genres. Ce qui fait que les X-Men peuvent croiser le Monstre de Frankenstein, que les Vengeurs recrutent aussi bien Thor qu’Hercule, que Dracula affronte Blade et ainsi de suite… Puis avec l’âge on perçoit les différents degrés de lecture, on se rend compte d’allusions politiques ou de références historiques. Bien sûr, si vous vous en tenez aux couvertures, vous voyez des gens qui volent en portant leur slip par-dessus leur caleçon. Pourtant, au collège, quand vous étudiez la Grèce antique, on vous colle dans les mains L’Odyssée ou L’Iliade. Il ne s’agit pas de prétendre que les dieux de l’Olympe se sont réellement combattus au dessus de Troie ou qu’Ulysse a vraiment croisé un cyclope. Mais ces textes témoignent de la façon de penser à l’époque. Les comics ont une fonction similaire de « capsule temporelle ». Ils témoignent non seulement de certains usages et fantasmes de l’Amérique mais aussi, plus généralement, de l’Occident. Partant de ce principe, c’est une lecture qui a continué de m’intéresser parce qu’on y trouve des degrés de lecture supplémentaires à mesure qu’on vieillit…
Comment devient-on un journaliste spécialisé dans les Comics? Quel fut votre parcours professionnel pour aller du journalisme à l’écriture d’un ouvrage de référence spécialisé ?
J’ai commencé dans la vie professionnelle comme illustrateur et infographiste. Un jour, par hasard, on m’a proposé de participer à l’écriture d’un jeu vidéo auquel je participais avec la casquette « graphiste ». Passé « scénariste », un ami qui me savait collectionneur de longue date de comic-books m’a proposé d’intégrer USA Magazine vers 1993. J’y tenais une rubrique sur les comics. L’année suivante, le titre s’est arrêté mais l’expérience m’avait fait passer du côté de l’écrit. J’ai ensuite travaillé pendant plusieurs années dans le contexte de la presse quotidienne régionale aussi bien pour les « chiens écrasés » que pour la vie culturelle ou associative, les faits divers. Cela a été très formateur. J’avais un bon souvenir de mon passage chez USA Magazine et j’ai commencé à écrire un livre sur la mythologie des comics. Mais je n’ai jamais réellement démarché d’éditeur en ce sens. J’ai tiré quelques exemplaires de relectures, distribué à des amis. Et l’un d’entre eux, en m’a présenté à une équipe qui était en train de montrer le magazine Comic Box. On m’a proposé d’écrire quelques papiers. En fait j’ai cannibalisé le tapuscrit de mon livre pour certaines chroniques. On pourrait donc dire que c’est l’écriture d’un livre de référence spécialisé (quand bien même il n’a jamais été édité en l’état) qui m’a mené au rôle de journaliste spécialisé plutôt que le contraire. Mais le passage par la presse quotidienne reste le moment où je me suis forgé des méthodes et des habitudes de travail.
Lisiez-vous de la science-fiction et si oui, quels auteurs et pourquoi ?
Je ne suis pas exclusivement un lecteur de science-fiction mais oui, j’en ai lu beaucoup. Je suis un lecteur boulimique (ce qui me sert bien aussi dans le cadre de mes recherches). À une époque je me nourrissais beaucoup des ouvrages de la collection Anticipation du Fleuve Noir, des romans de SF de J’ai Lu ou du Livre de Poche… J’ai une prédilection pour Philip K. Dick, Robert Sheckley, Theodore Sturgeon, Tim Powers, Serge Brussolo, Tanith Lee, Robert Silverberg, Michael Moorcock, Piet Legay, Clifford Simak, A. E. van Vogt ou G.-J. Arnaud… À l’inverse, si j’ai lu Asimov et Clarke, je dois bien avouer que je m’y suis rarement retrouvé. Question de goûts. Je suis plus « cyberpunk » que science-fiction académique. Ces dernières années, j’ai un peu levé le pied parce qu’en passant le plus clair de mon temps de travail à lire des « super-fictions » sous forme de BD, quand il s’agit de mon temps libre, je sature un peu en ce qui concerne la fiction en général. C’est pourquoi je lis plutôt des essais, des livres d’Histoire ou des catalogues d’exposition, que je regarde des documentaires. Mais l’écriture de Super-Héros, une histoire française m’a donné l’occasion de me faire un peu violence, pour les besoins de mes recherches, et de recommencer à lire beaucoup de SF ou de Fantastique. J’imagine qu’en replongeant dans des livres écrits il y a 90 ans ou plus, j’ai aussi ma dose d’Histoire…
La parution de La Brigade Chimérique de Serge Lehman et Fabrice Colin a-t-elle été un signal de l’intérêt du public pour ces super-héros français ?
Oui et non. D’abord, comme je le retrace dans le livre, sur les deux derniers siècles, on a produit presque sans interruption des super-héros français au sens large, des vengeurs masqués ou des surhommes bardés de pouvoirs. Le signal a donc été lancé de longue date. Par contre, il a été émis par intermittence. Il y a assez peu de transmission d’une génération de lecteurs à une autre. Si bien que, ces dernières décennies, on tombe régulièrement sur des auteurs qui cherchent à créer le « premier super-héros français » sans réaliser que la porte a déjà été enfoncée. Le mérite de La Brigade Chimérique de Lehman, Colin et de Gess (n’oublions pas le dessinateur) se place à un autre niveau : se réapproprier des personnages tombés dans les limbes, montrer que la lignée ne date pas d’hier, qu’elle a une légitimité. Tout comme Les Sentinelles de Xavier Dorison et Enrique Breccia qui sondent le passé dans un autre registre, en introduisant rétroactivement des personnages qui auraient aussi bien pu exister dans la littérature de 1914. Il y aussi des initiatives comme celles de Jean-Marc Lofficier autour de personnages comme le Nyctalope ou de super-héros français anciennement édités par Lug. Ramener les anciens n’est pas une fin en soi, mais cela permet de montrer qu’il n’y a pas d’illégitime à imaginer de nouveaux super-héros français. La meilleure preuve étant que cela a déjà été fait !
Pourquoi s’intéresser plus particulièrement aux super-héros français ? Ces derniers appartenaient-ils à votre culture initiale sur les super-héros ?
Quand j’étais adolescent, au début des années 80, les éditions Lug ont lancé la revue Mustang comme une alternative aux BD Marvel que la même société importait en France. Dès cette époque, je savais donc qu’il existait des super-héros français, au moins en petit nombre. Je connaissais aussi les parodies telles que Super-Dupont ou Supermatou. Je ne dirais pas que cela faisait partie de ma « culture initiale », parce qu’à l’époque, faute de repères suffisants, je pensais que les « vrais » venaient d’Amérique et que les Français se contentaient de les imiter. Mais avec les années, je n’ai pas arrêté de tomber sur d’autres précurseurs, comme Judex. Mis bout à bout, cela commençait à faire plus qu’un « petit nombre ». Pourtant, dans le même temps, j’étais frappé par cette manière qu’on avait de ramener ces exemples à des « exceptions », à s’en tenir au fait que le super-héros est américain, point-barre. Étant par ailleurs rédacteur-en-chef de Comic Box, je n’ai évidemment rien contre la BD américaine. Je ne prétend pas que les super-héros français lavent plus blanc que les autres. Mais qu’on passe sous silence un genre, ses personnages et ses auteurs me paraissait une situation pour le moins curieuse, qui demandait à être explorée.
À la recherche des super-héros français
Considérez-vous que votre ouvrage est une sorte d’arbre phylogénétique du super-héros ?
Tout à fait. Certaines caractéristiques découlent d’autres. Bien des personnages ne sont apparus que parce que d’autres avaient existé avant. Il m’apparaissait donc impossible de faire l’impasse sur une logique proche de la généalogie. L’alternative aurait consisté à faire des fiches de personnages avec descriptif des pouvoirs et des costumes. Je pense que cela n’aurait pas permis de définir réellement la richesse de certains d’entre eux. Le contexte est également très important. Franchement, si vous prenez les six premiers épisodes de Batman, en 1939, ils ne sont pas si inoubliables que ça. On connaît le personnage parce qu’il n’a cessé d’évoluer, de prendre de l’envergure. Et les six épisodes en question ont donc rétroactivement pris une importance historique. Mais imaginez que Batman se soit arrêté à ce sixième épisode ? Quel regard porterions-nous aujourd’hui sur cette vieille BD d’un homme chauve-souris désuet ? De nombreux super-héros français n’ont pas eu droit à 300 ou 400 épisodes pour s’épanouir. Il fallait les remettre dans le contexte pour mieux évoquer leur potentiel. Je n’ai guère trouvé que cette approche en arbre de famille pour faire ressortir les équivalences malgré les époques ou les supports différents.
Pourquoi au départ avez-vous eu l’idée (et l’envie) d’écrire ce livre ?
Dans le contexte de Comic Box, j’ai publié de temps à autre quelques articles sur des super-héros français. Il y a quelques années, j’avais retrouvé la famille de Pierre Mouchot, le co-créateur de Fantax, Big Bill et Black Boy. Mouchot est un auteur triplement intéressant, du fait de sa production, des problèmes qu’il a rencontrés avec la censure mais aussi par la vie qu’il a menée. Sa famille m’a dit que mon article serait probablement le premier à paraître dans la presse magazine (hors fanzines) qui ne soit pas « à charge ». Cela m’a donné à réfléchir. J’avais aussi rencontré d’autres auteurs ou descendants d’auteurs… Je me suis dit qu’il y avait clairement quelque chose à raconter. Mais l’écriture de mes articles me laisse assez peu de temps pour démarcher des éditeurs littéraires. J’avais l’idée et l’envie. J’attendais juste l’occasion… Il y a trois ans, Rodolphe Lachat, des éditions Huginn & Muninn, est venu me trouver. Connaissant mon travail dans Comic Box, il m’a proposé d’écrire un livre sur les comics. En lieu et place, je lui ai parlé de cette idée d’écrire un livre sur les super-héros français. Je pense que se pencher sur les héros français peut être considéré comme une vision en creux de leurs homologues américains (et inversement). S’intéresser aux racines françaises du genre, c’est aussi évoquer une partie de l’histoire des surhommes américains.
Est-ce une mythologie des origines des super-héros français ?
Je ne crois pas. Il y a forcément un peu de fascination quand on fait des « fouilles ». Mais je pense qu’il faut se garder de glorifier. En passer par un « mythe des origines » me semblerait un peu fort. Dans la démarche généalogique, il y a le risque de la fascination exclusive du passé. Il est vrai que si vous n’avez pas les racines, vous n’avez rien pour tenir les branches. Mais si vous ne regardez que les racines, vous oubliez la finalité des choses. J’en reviens à mon exemple des six épisodes initiaux de Batman. La première pierre est importante mais seulement parce qu’elle sert à soutenir l’édifice. Il ne faut pas oublier la vue d’ensemble. Il y a des voies de garages, des personnages ou des auteurs moins reluisants. Il y a des grandes figures, oui, mais aussi des petits arrangements avec la vie, des gens qui écrivent au kilomètre ou qui recopient sans vergogne le héros du voisin.
Votre ouvrage pose comme principe que la naissance des super-héros ou surhommes français trouverait sa source dans un fait divers (l’affaire Picaud) diffusé sous la forme littéraire du vengeur aux identités multiples. Finalement ce proto super-héros prendrait sa source de façon duelle dans la réalité (il peut s’inspirer aussi de Vidocq) et la littérature (Vautrin, Valjean, Monte-Cristo, Rocambole, Nemo…). Cela me semble tout à fait pertinent car vous instaurez là non seulement une « veine littéraire » du super-héros mais aussi l’existence d’une intertextualité féconde entre la littérature générale, la littérature populaire, les feuilletons, les illustrés, du XIXème au XXème siècle. Cette dernière remarque correspond-elle à votre projet initial ?
Comme je l’explique en introduction du livre, il est très difficile, voire impossible, d’établir une définition absolue du super-héros. Certains le font remonter au Golem, d’autres aux Argonautes, à Samson ou à Gilgamesh. À mon avis, c’est se tromper, car cela revient à confondre super-héros et « surpuissant » ou surhomme. Mais tout surhomme n’est pas forcément super-héros (et l’inverse est vrai). Il m’était nécessaire de trouver une ligne de séparation, un comportement qui existe chez la plupart des super-héros mais qui n’était pas présent chez les héros antérieurs. Je pense l’avoir trouvé dans une définition très caractéristique de l’identité. Dans l’Antiquité, il n’était pas rare qu’on trouve des personnages passant d’un niveau social à un autre. Moise est élevé dans la famille du Pharaon. Inversement, le futur Roi Arthur est d’abord un modeste garçon de ferme. Il y aussi ces moments de ruses où un personnage se fait passer pour ce qu’il n’est pas. Par exemple, le « Chevalier à la Charette », ou Ulysse rentrant à Ithaque sous l’apparence d’un mendiant. Mais ça ne dure qu’un temps. C’est un aller simple, le temps que le héros classique révèle sa vraie nature. Le super-héros, lui, utilise une sorte d’ascenseur social dans les deux sens. Il est l’homme richissime qui se fait passer pour un mendiant, le bandit qui se fait passer pour un noble… Et le vengeur polymorphe n’arrête pas de brouiller les cartes, de tromper la haute société comme les bas-fonds. Le héros classique finira par retrouver le statut de sa naissance. Le vengeur masqué est un véritable caméléon social. Il y a un rapport avec la société, qui est elle-même pratiquement « polymorphe » au XIX° siècle. Et comme en plus le Comte de Monte-Cristo est dérivé d’un fait divers, partir de ce fait divers me semblait pertinent.
Finalement vous instaurez un lien fort entre la réalité du XIXème (personnes troubles, identités multiples, apparitions masquées, surhommes-hercules…) et la création des super-héros en France. Est-ce là d’après vous, une perspective majeure dans la création des personnages de super-héros ?
Je crois qu’un piège à éviter est de penser que la littérature ne s’inspire que de la littérature. Quand on lit la presse de l’époque, on s’aperçoit d’une barrière très mince dans la perception de la réalité. Quand on regarde le XIXème siècle on comprend bien que c’est une période très particulière. D’abord ce siècle est l’héritier de la Révolution Française. Et les soubresauts politiques, les changements de régimes sont nombreux. Ça n’a rien à voir avec un changement de majorité. Là, un quadragénaire pouvait avoir connu l’Empire, le retour de la monarchie, les Cent jours, la République… Les règles changent à chaque fois et celui qui était un salaud sous un régime peut redorer son blason dans la période suivante. François Vidocq (sans être un super-héros, évidemment) en est un vivant exemple. Il passe du rang de bagnard au rang de père de la police judiciaire. Ce contexte encourage dans la réalité la présence de personnages polymorphes dont je parlais plus tôt. Il y a aussi l’accélération du progrès, des transports, des communications (ne serait-ce que les techniques d’impression qui permettent d’augmenter les tirages des journaux… et donc des romans-feuilletons) et enfin et surtout de l’urbanisme. Sous Napoléon III on creuse de grandes artères dans Paris, on transforme en profondeur la ville alors que des populations nouvelles y arrivent. Les gens sont dans des villes qu’ils ne reconnaissent plus, gouvernés par des règles qui ont changé. Alors on comprends mieux qu’on en vienne à imaginer, à espérer, un être providentiel qui sait naviguer dans les couches de cette société, qui symbolise aussi une manière de rétablir les injustices dans la ville. Il m’apparaissait important d’évoquer des personnages réels comme l’Amazone Masquée ou le Lutteur Masqué parce que, même si on ne saura jamais formellement de qui il s’agissait, les nombreux articles qui s’efforcent d’expliquer la chose de manière spectaculaire finissent par prouver quelque chose. Le XIXème siècle, c’est à la fois l’époque où ces personnages masqués pouvaient exister mais également le moment où l’opinion publique avait envie d’y croire. C’est le moment où – entre autres choses – le besoin de super-héros se fait sentir. Et dans les décennies suivantes les auteurs vont le combler à leur manière. Cela peut d’ailleurs sans doute s’étendre à une bonne partie de la science-fiction de l’époque, qui est à bien des égards un moyen d’appréhender l’ère du temps, via la parabole.
Pour vous, deux événements historiques semblent être à l’origine de l’effacement des super-héros français par rapport au développement américain : 1905 et la censure s’exerçant à l’encontre de la production pour la jeunesse après 1949.
Plus exactement, 1905 et 1949 sont deux points d’orgues d’un réflexe défensif. J’en reviens à ces soubresauts politiques qui ont secoué le pays mais aussi à l’accélération du progrès dans le courant du XIXème siècle. Avant, la modification des usages d’une génération à l’autre était minime. D’un seul coup on passe à travers des différences notables en l’espace de quelques années. Les discussions autour de la séparation de l’Église et de l’État provoquent l’apparition de radicaux qui voient partout des signes « d’une perte des valeurs ». C’est aussi à ce moment qu’émerge la base d’une société qui accorde plus de place aux loisirs . Ne serait-ce que la lecture des romans-feuilletons…. Pour la petite histoire, Jules Verne est mort en 1905 et devient à partir de là une sorte d’exemple régulièrement mentionné par les anti-Science-Fiction du moment. Verne n’est plus là pour s’expliquer, alors on peut s’emparer de son œuvre, la brandir pour expliquer que lui écrivait des choses qui ont fini par se réaliser (ce qui est en partie faux, à moins que la Terre soit creuse). Et, à gauche comme à droite, on en profite pour mieux faire le procès des nouveaux auteurs, leur reprocher que les « prévisions » d’un roman à peine paru ne se soient pas réalisées. C’est un élément de langage que j’ai retrouvé très souvent utilisé, au moins jusque dans les années 50. Au début du XXème siècle, des gens comme l’Abbé Bethléem font la chasse à tout ce qui est extérieur au travail où à Dieu, tout ce qui est associé à l’oisiveté. Forcément, dans ce contexte, des récits qui évoquent des surhommes sont modérément accueillis par cette frange. Encore que pas toujours pour les raisons que l’on pourrait croire. L’Oiselle, une femme volante, est décriée non pas parce qu’elle vole… mais parce qu’elle ne se contente pas d’être une femme au foyer. Après, il faut remettre ça dans le contexte, c’est certain. Mais il ne faut pas oublier qu’au delà des convictions, il s’agit aussi de règlements de compte entre des groupes de presse concurrents. Il y aussi un moment où L’Humanité entre dans la danse en critiquant vertement certains éditeurs. Bethléem « oublie » d’informer ses lecteurs qu’il est partie prenante dans une partie des titres qu’il conseille. Georges Sadoul, dans L’Humanité, ne trouvait rien à redire aux productions de l’éditeur Del Duca tant qu’il imprimait aussi des pamphlets communistes. Le jour où Del Duca arrête, Sadoul commence à lui trouver tous les défauts du monde. Le tort de la plupart des éditeurs de littérature populaire (bande dessinée incluse) est de ne pas être rattaché à un lobby politique. Sauf Le Matin, sans doute, mais le parcours politique de ce journal (qui a publié de nombreux romans-feuilletons) lui a valu de disparaître à la Libération.
Le chapitre concernant la période 1940-1945 aborde de front les prises de position des auteurs pour la Collaboration ou la Résistance. Comment avez-vous envisagé cette période délicate à traiter pour un historien du genre ?
Je m’y étais déjà un peu intéressé dans le cadre de Comic Box. Je me suis borné à parler de choses avérées. Le cas le plus connu, sur ce registre, est sans doute celui de Jean de la Hire, qui a amorcé un virage assez net au lendemain de l’arrivée des Allemands à Paris. Certains de ses lecteurs modernes ont envie de le dédouaner, avec une double argumentation qui tend à dire que puisqu’on ne sait pas ce qu’on aurait fait à sa place (ce qui est vrai), il ne faut pas le juger. L’autre argument est de dire qu’à la Libération, l’émotion était trop forte pour envisager un procès équitable. Inversement, certains libraires modernes refuseront de vous vendre les romans d’un « collabo ». Pourtant, il y a collabo et collabo. Jean De La Hire n’a pas déporté des gens ou dénoncé des Résistants. Ce n’était pas Bousquet ou Papon. Mais il a été partie prenante dans la reprise en main d’une société d’édition et a signé des ouvrages glorifiant Hitler ou promettant la mort aux Anglais. Ce n’est pas refaire son procès d’expliquer ce qui l’a amené là et ce qui a causé la désintégration de sa production à la Libération. C’est un fait. De la même manière les parcours de résistants d’Auguste Vistel (dont les mémoires sont assez détaillés) ou Pierre Mouchot justifient l’évolution de leur carrière après la guerre. Après, il faut se garder de vouloir cataloguer le camp des bons ou des mauvais, tout simplement parce qu’il ne faut pas oublier qu’à l’époque, finalement, la plupart des gens n’étaient ni l’un ni l’autre. La majeure partie des gens ne collaboraient pas ou ne résistaient pas. Il y a des auteurs de BD qui ont participé à des revues collaborationnistes, mais je ne suis pas persuadé que cela les qualifie comme collabos eux-mêmes. Leur cas n’est pas très différent d’un garçon de café qui se serait retrouvé à servir des allemands en terrasse. D’ailleurs ces auteurs-là n’ont pas été très inquiétés à la Libération. Il y a aussi des paradoxes intéressants, comme le cas de Gavroche, journal de BD vendu en zone occupé et édité par un collaborateur… mais dont le contenu était un véritable appel à l’insurrection, l’essentiel des personnages étant des bandits masqués. On ne pouvait pas faire l’impasse sur cette période charnière. D’autant plus que la Résistance elle-même offre des rapprochements avec certains justiciers masqués. C’est le moment où des Judex et des Fantômas s’incarnent dans la réalité. L’intertextualité s’inverse…
Comment avez-vous travaillé ? Quelles ont été vos sources ? Vos moyens de documentation ?
J’ai procédé comme à mon habitude quand j’enquête sur un sujet. En général, je m’interdis de partir des études ou de livres existants sur le même thème. Je me suis tenu à l’écart de sites spécialisés sur la vieille littérature ou de vieilles BD. Non pas pour les snober mais parce que j’ai le souci de ne pas me faire influencer. Si vous vous précipitez pour regarder ce que d’autres ont pu trouver, il y a de fortes chances que vous limitiez, plus ou ou moins consciemment, votre champ de recherche au leur, à l’endroit où ils ont déjà creusé. Vous démarrez plus vite, mais vous héritez aussi d’œillères plus ou moins passives. Ma méthode habituelle est donc de réunir le plus de pièces possibles du puzzle sans a priori sur l’image globale, de lire les livres dont je parle et de ne pas prendre pour argent comptant un résumé trouvé quelque part (ca semble évident mais cela va mieux en le disant). J’avais déjà un certain nombre d’épisodes de Fantax ou de Black Boy, quelques romans liés au Nyctalope et ce genre de choses. J’ai également épluché la presse des époques concernées. C’est ce qui m’a permis de tomber sur l’Amazone Masquée. Parfois, en lisant une chronique consacrée à un livre qui m’intéressait, il n’était pas rare de constater que l’écho du dessous évoquait un roman intriguant. Dans le doute, je me le procurais aussi. J’ai donc « payé pour voir ». Exemple : je suis tombé sur la couverture de La Seconde Mort de Marc Bigle par Gustave Gailhard, qui date des années 30 et montre sur la couverture une sorte de Catwoman en combinaison noire. Je l’ai donc acheté pour en avoir le cœur net. Finalement ca ne rentrait pas dans mon champ de recherches. Mais même ces livres « inutiles » comportent des « du même auteur » ou « dans la même collection » avec des listes de titres parfois évocateurs. C’est une méthode en apparence un peu chaotique mais je pense vraiment que je suis tombé sur de plus nombreux recoupements en agissant de la sorte. Comme je le disais précédemment, je suis un lecteur vorace (là, pour un futur projet, j’en suis déjà à un millier de fascicules lus). Cela m’a été utile pour lire à la chaîne des romans épais ou de vieux journaux. Les ouvrages de l’Abbé Bethléem sont aussi de bon outils de recherche pour peu qu’on les utilise « à l’envers ». Il est évident que lorsqu’il s’emportait contre les exploits incroyables d’un personnage fantastique, cela me mettait la puce à l’oreille. Ses brûlots contre la littérature populaire peuvent fonctionner comme de véritables catalogues… si on les lit à contre-pied. J’ai également lu beaucoup de livres ou de BD étrangères car parfois les provenances sont floues, il a donc fallu que je m’assure que ce n’étaient pas de « faux amis », que tel super-héros français en apparence n’était pas simplement une traduction oubliée d’un concept extérieur. Je me suis appliqué aussi à connaître les lieux, même si je ne l’utilise pas sous cette forme dans l’ouvrage. Je pouvais aussi compter sur certaines discussions antérieures avec des auteurs (Ciro Tota, Jean-Yves Mitton, Félix Molinari) ou des éditeurs de BD, parfois des familles d’héritiers (Mouchot, Vistel…). J’en ai retrouvé quelques témoins de plus comme les familles Navarro ou Keirsbilck, découvert pas très loin de chez moi Bernard Trout, ancien patron de Sagédition et avec qui les discussions ont été riches. Tout cela mis bout à bout… m’a d’abord rempli des caisses de documentation dans mon salon et surtout donné beaucoup plus de pièces du puzzle.
Pensez-vous que la parodie des super-héros est une caractéristique française ?
Non. Il y a d’ailleurs de nombreuses parodies étrangères (et pas seulement américaines). Par contre, je pense que pour beaucoup de lecteurs contemporains le super-héros français est avant tout un personnage de parodie. C’est d’ailleurs assez curieux car bien souvent on évoque Super-Dupont comme étant une parodie de super-héros américain. Alors que si on regarde bien, Super-Dupont se moque avant tout d’une certaine France passéiste. Il existe de très bonnes choses dans ce domaine, comme Supermatou par exemple. Je dirais que la caractéristique française n’est pas le recours à la parodie mais une certaine tendance à croire, par volonté ou ignorance, qu’il n’y a pas de salut en dehors du recours à la comédie. D’ailleurs on peut citer comme exemple ce qui est arrivé avec Fantômas. Les romans d’origine sont quand même assez noirs. On y tue à tour de bras. Et finalement le Fantômas qui s’est imposé ces dernières décennies c’est celui (par ailleurs excellent dans son registre) des films comiques d’Hunebelle. Il y a une forme de résistance à considérer l’imaginaire sous un jour sérieux. On peut espérer que cette chape de plomb finira par s’estomper. C’est quand même ahurissant qu’on se limite dans certains genres où, par ailleurs, il y a une demande du public…
Pourriez-vous définir ce qu’est pour vous « la culture super-héroïque » ?
Comme je le disais plus tôt, il est très difficile de définir un super-héros (et par extension sa culture, son périmètre). Nous avons tous la sensation de pouvoir en reconnaître un assez facilement. Mais il est plus difficile de rédiger une définition absolue du super-héros. Si vous partez du principe qu’un super-héros a forcément des superpouvoirs, cela marche pour Superman… mais vous excluez du genre des personnages comme Batman et c’est plutôt fâcheux. Si vous pensez que le super-héros est masqué, c’est Superman qui n’est plus dans la boucle et ainsi de suite. Un super-héros se reconnaît par un ensemble de critères (l’identité secrète, le costume, le pouvoir, les ressources…) auxquels il peut correspondre en intégralité ou en partie. Dans le contexte de Super-Héros – une histoire française, je dirais que la culture super-héroïque est d’une certaine manière la biosphère du personnage. C’est à dire non seulement les archétypes qui le constituent mais aussi les conditions – sociétales, politiques ou créatives – nécessaires à son apparition. Je crois aussi que le super-héros est généralement plus cynique que le héros. La « culture héroïque » viserait sans doute à une glorification, façon Cary Grant. Le super-héros, le plus souvent, existe seulement parce que la société ne fait pas son travail, qu’elle est incapable de se protéger ou même de neutraliser les coupables. Le super-héros ne se justifie, n’est nécessaire, que s’il y a une injustice à la base.
Les éléments science-fictionnels (technologie, superscience, mutations, extraterrestres…) ont-ils métamorphosé les figures de super-héros en France au XXème siècle ? À partir de quand ? Peut-on instaurer un parallèle avec la littérature de science-fiction de la même époque (ou des mêmes périodes ?)
Je ne crois pas qu’on puisse dire que la SF ait métamorphosé les super-héros en France. Dans bien des cas les super-héros sont la SF et inversement. C’est le cas pour le Capitaine Nemo, le Nyctalope, l’Oiselle, l’Homme Truqué et de nombreux autres. Il n’y a pas de parallèle à chercher car les deux choses (sans être totalement identiques) sont fusionnées par endroit. Il n’y avait pas de barrière de genre parce qu’on n’avait pas conscience de deux genres se chevauchant. Les auteurs de l’époque n’avaient sans doute pas la volonté d’aller dans un sens plus que dans l’autre. De La Hire ne cherchait pas à créer un super-héros quand il a imaginé le Nyctalope, c’était avant tout un explorateur de mondes nouveaux. Quand Jean-Yves Mitton et Ciro Tota inventent respectivement Mikros et Photonik, la première chose qu’ils font, c’est lier les origines de leurs créations à des invasions extra-terrestres. Et je perds le compte des super-héros qui voyagent dans le temps ou l’espace. Le seul archétype qui se tienne à l’écart de la SF pur jus, c’est souvent le vengeur athlétique façon Rocambole ou Fantax. Et encore, tacitement, même le plus humain des justiciers masqués dispose bien souvent d’une force hors-normes et d’une endurance qui va lui permettre de survivre à une chute de plusieurs étages. Je ne dis pas que tout super-héros relève forcément de la SF, que la fusion est totale. Mais là aussi on pourrait parler de généalogie : Les deux familles se sont mélangées assez longtemps pour qu’on ne considère pas l’un des deux éléments comme totalement étranger à l’autre. Et puis elles descendent toutes deux de… la réalité, du progrès qui va en avançant. Je parlais des influences non-littéraires et, dans le genre, il ne faut pas sous-estimer les numéros de cabaret ou de cirque comme l’homme-poisson, la femme volante et enfin l’hercule de foire. Même chose pour les expositions universelles qui montraient l’avant-garde de la science et donnaient des idées à tout le monde… Enfin, en France, SF et super-héros font face aux mêmes résistances. On le voit bien d’ailleurs : Tout cinéaste français susceptible de faire un film de SF va se voir accusé de faire « un film à l’américaine ». C’est bien souvent la même chose pour un auteur de BD ou un romancier qui veut créer un super-héros. Cela étonne d’ailleurs beaucoup de mes contacts américains, qui n’en reviennent pas « qu’au pays de Jules Verne » on ne traite pas mieux ce patrimoine. C’est comme avoir un trésor au grenier mais refuser d’y monter pour vérifier…
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Simon Bréan (21 août 2015). Xavier Fournier et l’histoire française des Super-héros. ReS Futurae. Consulté le 6 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tnx1