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REMI - Revue Europ�enne des Migrations Internationales

  • ️Gildas Simon, Marie-Antoinette Hily, Michelle Guillon
  • ️Wed Dec 01 2004
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Le parcours initiatique de l?int�gration repose le plus souvent sur un compromis. Il tente de concilier un d�sir d?�mancipation du milieu communautaire, qui s?accompagne d?une prise de distance vis-�-vis de la culture dans sa mat�rialit�, � une relative fid�lit� aux origines, qui s?appuie sur une relation affective � une ��ethnicit頻 de plus en plus symbolique1. Les populations en situation de migration exp�rimentent des situations qui suivent, plus ou moins, des s�quences identiques�: le choc de l?arriv�e dans une soci�t� nouvelle, la chaleur du regroupement communautaire et, insensiblement, l?�volution vers d?autres formes d?existence plus autonomes interpr�t�es comme des trajectoires d?�mancipation. Mais tout au long de ce cheminement, la peur de se couper des racines revient r�guli�rement. Le spectre de l?oubli de l� d?o� l?on vient, du reniement de ce qu?on a pu �tre, de la trahison en d�finitive de sa condition et de son identit�, hante les groupes qui exp�rimentent une promotion sociale, et singuli�rement les immigr�s. Il s?agit alors de renouer les fils de la m�moire et de r�affirmer une fid�lit� aux origines que l?inexorable transformation des pratiques s?ing�nie � d�mentir.

On trouve un parfait exemple de ce travail de refondation dans le r�cit suivant, v�ritable histoire �difiante relat�e par Raoul Journo, chanteur embl�matique de la musique juive tunisienne, lors d?un entretien r�alis� en 1997. Dans les ann�es 1950, Raoul Journo croise une mendiante rue du tailleur, dans la ?Hara de Tunis. Il est d�j� chanteur et se produit dans des manifestations familiales ou communautaires. Elle le reconna�t et lui demande de chanter pour la Bar-Mitzva de son fils. Il accepte de venir gratuitement avec un orchestre et une danseuse et lui offre une merveilleuse f�te. Des ann�es plus tard, venu � Paris, on l?appelle au t�l�phone. Le fils de cette femme, celui pour qui il avait chant�, lui demande d?animer la Bar-Mitzva de son fils. Cette fois, la c�r�monie se d�roule dans un luxueux salon Georges V et on lui paie le double pour sa prestation, en remboursement de la dette contract�e dans la ?Hara.

Les principaux th�mes structurant la m�moire juive tunisienne interviennent dans ce r�cit�: l?acte charitable (Mitzva) en est � l?origine, il est r�compens� par la suite�; le don et sa contrepartie se tiennent sur les deux espaces, Tunisie et France, les rattachant par un lien symbolique qui abolit l?exil et cherche � signifier la continuit� de l?histoire juive tunisienne�; la r�ussite �clatante de la famille, pauvre parmi les pauvres, dont la trajectoire part de la ?Hara pour finir dans les salons prestigieux du George V�; la fid�lit� aux origines malgr� la prodigieuse ascension sociale�: au juda�sme tout d?abord, en r�affirmant l?appartenance par la transmission du rite de passage pour la descendance n�e en France, � la culture tunisienne ensuite, en faisant appel � un orchestre traditionnel tunisien pour animer une c�r�monie qui se tient d�sormais dans un salon luxueux. Toute la probl�matique de la m�moire et de sa transmission est contenue dans la r�p�tition du rite, en toutes circonstances et quel que soit l?environnement.

C?est ce cheminement que nous avons observ� lors d?une enqu�te monographique dans le quartier de Belleville, dans le XXe arrondissement de Paris, aupr�s d?une communaut� juive tunisienne qui y a constitu� ses ��racines en exil��. Partis dans des conditions certes moins dramatiques que leurs voisins alg�riens, les juifs tunisiens vont reconstituer � Belleville une ��petite goulette�� �voquant l?univers perdu avec ses structures communautaires, commerciales, culturelles, son ambiance et son ordre social organis� dans les premiers temps autour d?une recr�ation de l?environnement d?origine, le quartier est progressivement devenu un espace de centralit� fonctionnelle et de consommation des signes de l?identit�, avec tout ce que cela comporte de production artificielle. La mutation du ��quartier-v�cu�� en sanctuaire id�alis� r�pond aux aspirations profondes des juifs tunisiens en voie d?assimilation. Car le quartier d?immigration comble le vide laiss� par l?exil, puis par l?alt�ration des pratiques, tout en restituant une coh�rence aux biographies des immigr�s, marqu�es par une succession de ruptures. Celle de l?exil, �videmment, mais aussi, plus sournoise, celle du succ�s de l?int�gration.

Pour saisir la signification d?un quartier comme Belleville, il importe de d�passer les �vidences. L?exhibition de la tunisianit� dans la mise en sc�ne de l?espace urbain donne l?illusion que le ghetto de Tunis a �t� transplant� � Paris. Tout cela ne serait qu?une admirable survivance que ses animateurs ont su recr�er. Comme � Tunis, Belleville perp�tuerait la tradition. Mais de quelle tradition s?agit-il�? Celle des milieux populaires, fortement arabis�s, ou celle des couches moyennes en voie d?occidentalisation�? Et en quoi serait-elle commune � l?ensemble des juifs tunisiens, population par ailleurs si diverse dans ses composantes sociales, �conomiques et culturelles�? Comment les pratiques traditionnelles auraient-elles pu se reproduire en terre d?exil sans faire l?objet d?alt�rations et de r�-interpr�tations�? Enfin, le quartier juif tunisien peut-il survivre au d�part de ses principaux animateurs, c?est-�-dire � la mobilit� r�sidentielle et � la succession des g�n�rations�?

Cet article se propose de reprendre ces questions � partir d?une enqu�te de terrain r�alis�e entre 1992 et 1997 au cours de laquelle ont �t� recueillis plus de quarante entretiens, dont une quinzaine d?entretiens biographiques aupr�s de juifs tunisiens appartenant � trois g�n�rations diff�rentes (les grands-parents, les parents et les enfants n�s en France)2. Le guide d?entretien portait notamment sur les modalit�s de la constitution de la m�moire familiale, de la transmission de l?identit� ��juive tunisienne�� et de sa re-formulation dans le contexte de la migration. Une s�rie d?observations des lieux fr�quent�s par les membres de la communaut� (synagogue, commerces divers, restaurants et caf�s, �coles, f�tes religieuses, locaux associatifs, ?) et des rencontres avec les institutions communautaires pr�sentes dans le quartier ont compl�t� le mat�riau biographique. Enfin, une consultation d?archives au CASIP (Centre d?Action Sociale Isra�lite de Paris), au consistoire de Paris et � l?Alliance Isra�lite Universelle a permis de r�unir des informations sur l?activit� de la communaut� entre 1950 et 1990 qui ont servi � illustrer et recouper les t�moignages recueillis lors des entretiens3.

Pour comprendre les modalit�s de l?installation des juifs tunisiens � Belleville, il convient d?op�rer un d�tour par leur longue histoire en Tunisie4. Si la migration se pr�sente souvent comme une rupture, celle-ci se constitue n�cessairement en r�f�rence � un avant, commun�ment appel� ��l?origine��, dont elle conserve l?empreinte. L?exp�rience commune de toutes les migrations est compos�e du rapport ambivalent � la terre des anc�tres�: la recherche compulsive d?une reproduction des cadres sociaux et culturels est vite contrari�e par une aspiration � l?imitation du contexte d?installation. Dans le cas des juifs tunisiens, la migration rel�ve de l?exil, qui est un cas de figure tr�s particulier dans la mesure o� la rupture appara�t plus profonde parce qu?irr�m�diable5.

Amorc�e d�s le d�but des ann�es 50, l?�migration des juifs s?est pr�cipit�e avec l?accession � l?ind�pendance de la Tunisie en 1956. Pourtant, l?histoire et la situation de cette communaut� ne se confondait pas avec l?exp�rience coloniale. La pr�sence juive en Tunisie remonte aux premiers si�cles de notre �re et si l?entr�e en vigueur du protectorat fran�ais sur la Tunisie beylicale, apr�s la signature du trait� du Bardo en 1881, allait engager d?importantes transformations du statut des juifs, ceux-ci n?int�greront jamais la soci�t� des colons. Apr�s la conqu�te fran�aise, les juifs de Tunisie ont continu� � constituer une minorit� distincte des musulmans, des Fran�ais et des nombreux Italiens ou Maltais venant compl�ter la mosa�que tunisienne. Le syst�me de cohabitation reproduisait celui en vigueur dans l?empire ottoman, laissant une certaine autonomie aux minorit�s tout en leur attribuant des places subalternes6. Mais l?arriv�e de la puissance coloniale fran�aise allait bouleverser la hi�rarchie du pouvoir. Occupant les positions dominantes, les nouveaux ma�tres du pays ont en quelque sorte contribu� � att�nuer les �carts entre les autres composantes de la soci�t� tunisienne qui sont devenus, par la force du pouvoir colonial, des ��indig�nes��.

La pr�sence fran�aise favorise le mouvement d?occidentalisation de la communaut� juive initi� d�s la seconde moiti� du XIXe si�cle. Cependant, la situation juridique du protectorat placera les juifs de Tunisie dans une position tr�s diff�rente de celle de leurs voisins d?Alg�rie. Plac�s sous l?autorit� du Bey, ils ne b�n�ficieront d?aucune proc�dure de faveur pour acc�der � la nationalit� fran�aise qui leur reste pratiquement inaccessible jusqu?en 1927. Ce statut juridique aura, on s?en doute, des cons�quences consid�rables pour l?avenir de la communaut�, notamment lors de son d�part hors de Tunisie. � la faveur de la redistribution du pouvoir politique, la communaut� juive pu s?orienter vers de nouvelles activit�s �conomiques. L?essor du commerce et des �changes avec l?Europe (France et Italie essentiellement) favorise l?�mergence d?une caste de n�gociants et de gros commer�ants juifs, tandis que le d�veloppement d?une administration de type europ�en suscite la cr�ation d?une couche d?employ�s aux �critures travaillant dans les banques, assurances ou �tudes d?avocat. Une classe moyenne se forme, dont le mode de vie se distinguera rapidement de celui des classes pauvres vivant dans la ?Hara, le ghetto tunisien. Le d�veloppement urbain de la ville de Tunis autorise �galement une mobilit� r�sidentielle hors du Ghetto, amplifiant la rupture socio-culturelle. Les familles juives en phase d?ascension sociale migrent vers les quartiers europ�ens nouvellement construits, en commen�ant leur mouvement par les ruelles � la p�riph�rie de la ?Hara. En abandonnant la vie de mis�re du ghetto v�tuste et insalubre, ces familles rompent �galement avec un environnement fa�onn� par et pour la communaut�. Elles entrent de plain-pied dans des territoires indiff�renci�s o� elles s?exposent, mais c?est l� leur d�sir, � une acculturation rapide (Tapia et Ta�eb, 1975).

Le protectorat entre en crise d�s 1950 et le conflit ira crescendo jusqu?� l?obtention de l?autonomie interne en juin 1955, puis la reconnaissance par la France de l?ind�pendance de la Tunisie le 20�mars 1956. La communaut� juive n?a jamais �t� particuli�rement vis�e par les attentats ou coups de main. Elle est apparue, tout au long du processus d?ind�pendance, partag�e entre, d?une part, un soutien actif et militant au parti communiste tunisien et au n�o-Destour de Bourguiba, et, principalement pour la frange occidentalis�e, la d�fense de la pr�sence fran�aise. Pour l?essentiel, les masses populaires resteront en retrait du d�bat et ne r�agiront qu?aux secousses qui vont durcir les relations entre juifs et musulmans dans la jeune r�publique tunisienne. La crise de Bizerte en 1961, au cours de laquelle les arm�es fran�aise et tunisienne s?affrontent au cours de combats meurtriers, provoque une mont�e de l?antis�mitisme dans l?ensemble du pays, et tout particuli�rement � Tunis o� r�side l?essentiel de la communaut� juive7. Pour beaucoup de juifs de Tunisie, cette crise fournit le signal du d�part. Elle est suivie en 1967 par l?�pisode plus dramatique de la guerre des 6 jours en Isra�l. � l?annonce du conflit, des milliers de manifestants musulmans investissent les quartiers o� r�side la population juive. De nombreuses boutiques sont alors saccag�es, tandis qu?on met le feu aux lieux de culte isra�lites, dont la Grande Synagogue de l?avenue de Paris.

Ces �v�nements successifs ont pr�cipit� le rythme de l?�migration juive qui, ind�pendamment des crises politiques, avait discr�tement commenc� apr�s la seconde guerre mondiale. Sous l?impulsion du mouvement sioniste bien implant� en Tunisie, que ce soit sous sa formulation r�visionniste avec le B�tar ou l?ob�dience socialiste du mouvement Dror, l?Aliya touche un nombre croissant des juifs pauvres, mais �galement, particularit� tunisienne, l?�lite de la communaut�8. P.�Sebag estime � 25�000 personnes l?�migration de Tunisie vers Isra�l entre 1946 et 1956 et � 5�000 les flux vers la France � la m�me p�riode (Sebag, 1991). Par ailleurs, de nombreux n�gociants juifs tunisiens entretiennent de fructueuses relations �conomiques avec la France. Au cours de leurs s�jours, ils fr�quentent les premi�res ��colonies�� juives tunisiennes et participent ainsi � leur formation. Le secteur de la rue Montmartre � Paris devient, au tournant des ann�es 50, un point d?accueil et de rencontre de ces n�gociants. Dans le prolongement du d�veloppement du p�le juif tunisien du faubourg Montmartre, on rel�ve �galement � Belleville l?ouverture, en 1952, d?une �picerie et d?un caf�-restaurant. Ces lieux de consommation attirent une client�le juive tunisienne dans un quartier domin� par les juifs ashk�nazes. Ils serviront par la suite de point d?appuis pour l?installation des grosses vagues de migrants, lorsque la situation se d�gradera en Tunisie. Au moment de l?exode, les r�seaux tiss�s entre Tunis et Paris seront mobilis�s et les noms du faubourg Montmartre et de Belleville circuleront parmi les candidats au d�part.

Apr�s la crise de Bizerte, la d�cision de partir se prend dans l?urgence, tandis que les transferts de biens ou de liquidit�s hors de Tunisie sont strictement r�glement�s. Abandonnant leurs maigres possessions dans leur logement, les familles partent, avec, selon l?expression consacr�e, ��20�kilos de bagages et un dinar en poche�� (Touati, 1961). Elles quittent la Tunisie sans espoir de retour. Cet extrait de t�moignage r�sume l?�tat d?esprit d?un d�part qui s?inscrivait d?embl�e dans une logique d?exil�:

��Mes parents savaient qu?ils n?habiteraient plus la Tunisie. Qu?ils n?y retourneraient jamais �a non. Ne plus y habiter, oui, ils sont partis pour partir. Ils ne sont pas partis avec l?id�e de retour. Pour eux, ils venaient s?installer en France ou alors ils venaient d?abord en France pour aller ensuite en Isra�l, �a pouvait n?�tre qu?une �tape��9.

M�me si r�trospectivement, le d�part des juifs de Tunisie peut appara�tre in�luctable, le pari du maintien et de la cohabitation a longtemps pr�valu. La Tunisie n?a pas eu � conna�tre la terrible alternative alg�rienne de ��la valise ou le cercueil���; l?enracinement dans son quartier, l?absence de ��communaut� de destin�� avec un autre espace, fut-il la France ou Isra�l, n?engagent pas � se couper de son univers familier. Le fait est que le d�part s?impose � chaque fois comme une rupture dans les projets, une bifurcation subite et traumatisante dans les parcours. Quel que soit le milieu social, les t�moignages indiquent le caract�re brutal et irr�m�diable de la migration. En quittant leur pays, les juifs de Tunisie mettaient fin � 2000 ans d?histoire et renouaient avec la mal�diction du juif errant qu?ils s?�taient efforc�s de conjurer�:

��Quand j?�tais jeune, on me disait�: "le juif errant, celui qui �tait en Pologne, il a �t� en Allemagne, d?Allemagne il a �t� en Russie, de Russie il a �t� France, de France il a �t�...". Heureusement que nous on n?est pas comme �a. On est bien, on vit bien, on travaille bien, on s?entend avec tout le monde. Et puis quand j?ai pris le bateau, j?ai dit�: "bon Dieu, je deviens juif errant comme les autres". Je quitte la Tunisie pour aller en France, je suis comme tous les juifs errants�: d?un c�t� � l?autre, d?un c�t� � l?autre��10.

Au moment de partir, les juifs tunisiens ne r�alisent pas tout � fait un saut dans l?inconnu. Certains ont d�j� des membres de leur famille �tablis en France ou en Isra�l. Ils pensent alors pouvoir compter sur un accueil provisoire, le temps de trouver un logement et un travail. Cependant, en d�pit du r�le jou� par le recours familial, la plupart des migrants qui descendent du bateau � Marseille s?en remettent aux services de la communaut� pour r�aliser les premi�res d�marches administratives. Et celles-ci sont nombreuses, car les juifs de Tunisie pr�sentent la particularit� d?avoir, dans leur grande majorit�, la nationalit� tunisienne. Malgr� un mouvement lent mais continu de naturalisation, seuls le quart des juifs vivant en Tunisie �taient de nationalit� fran�aise en 1956. Ce qui pourrait ne repr�senter qu?un d�tail h�rit� de l?histoire du protectorat prend une importance singuli�re quand il a fallu accueillir les milliers de ��r�fugi�s�� sans statut d�fini. Ni rapatri�s, contrairement � leurs coreligionnaires d?Alg�rie, ni r�fugi�s au sens de la convention de Gen�ve, les juifs tunisiens n?ont b�n�fici� de la part des pouvoirs publics fran�ais d?aucune disposition ni d?aide particuli�re (Bensimon, 1971).

Les instances de la communaut� juive de France ont assez rapidement pris la mesure des difficult�s qui attendaient ces migrants12. Sous l?impulsion de l?American Joint Comittee, �manation de la communaut� juive am�ricaine distribuant des financements aux communaut�s de par le monde, de nouvelles lignes de cr�dit sont attribu�es � l?accueil des nouvelles vagues de ��r�fugi�s-rapatri�s�� juifs d?Afrique du Nord. Le FSJU (Fond Social Juif Unifi�), cr�� en 1949 pour collecter et redistribuer les fonds n�cessaires � la reconstruction des communaut�s, sera charg� de mettre en place le r�seau d?assistance. Il s?appuie alors sur le CBIP (Comit� de Bienfaisance Isra�lite de Paris), renomm� CASIP (Centre d?Action Sociale Isra�lite de Paris) en 1965 et situ� rue Rodier dans le IXe arrondissement. L?accueil des Tunisiens consomme une grande partie des cr�dits de l?institution�: de 46�% des personnes secourues entre 1955 et 1960, � 60�% aux pointes de 1964 et 196713. La fr�quentation des services sociaux de la communaut� illustre deux caract�ristiques des juifs tunisiens, et notamment ceux venant � Belleville�: d?une part une tr�s faible autonomie �conomique dans le contexte de la migration, d?autre part une disposition particuli�re � s?inscrire dans les r�seaux communautaires qui confine � la d�pendance.

Le rapport aux services sociaux est amorc� d�s le d�part de Tunisie. Les adresses se sont �chang�es et le p�re de famille voit le port de Tunis s?�loigner en serrant au fond de sa poche un petit papier o� est inscrite l?adresse du CBIP. L?existence de ce service � Paris et sa notori�t� expliquent en partie l?attrait qu?exerce la capitale sur les juifs tunisiens. La majorit� des passagers d�barquant � Marseille n?effectue qu?un court transit dans la ville (Touati, 1961). L?arriv�e sur Belleville se fait au gr� des fili�res familiales, mais �galement gr�ce � l?activit� d?un service du FSJU, le Bureau d?Information et d?Orientation (le BIO) ouvert en 1961, qui jouera un r�le d�terminant pour l?accueil des ��r�fugi�s�� d?Afrique du Nord. L?h�bergement constitue v�ritablement le point noir de l?accueil des ��r�fugi�s�� et les agents du BIO consacrent une grande partie de leurs ressources � recenser les logements vacants et � s?assurer des garanties minimales des propri�taires. Cette mission d?orientation explique la localisation pr�f�rentielle des juifs tunisiens dans quelques quartiers, et notamment Belleville. C. Lancar, qui a par ailleurs particip� au service logement du BIO, rappelle que les responsables de la communaut� parisienne ont men� ��l?�trange politique qui consistait � favoriser le regroupement des juifs du Ghetto de Tunis � Belleville�� (Lancar, 1970). Pour quelle raison�? Parce que ��subsistait la crainte d?une r�surgence de l?antis�mitisme, provoqu�e par la dispersion dans la ville des familles du Ghetto dont les particularit�s �taient apparentes. Belleville, Ghetto ouvert et libre permettait d?absorber cette immigration sans trop de d�g�ts�� (Lancar, 1970�: 17).

Il semble pour le moins excessif de consid�rer que l?installation des juifs tunisiens de la ?Hara a �t� planifi�e par les instances communautaires, mais le r�le jou� par le BIO a sans aucun doute contribu� � orienter des familles vers les taudis vacants de Belleville. Suivant une routine bien �tablie, les ��r�fugi�s�� sont pris en main d�s leur descente de bateau ou d?avion et sont conduits vers les principaux quartiers d?accueil, de telle sorte que la cha�ne rattachant Belleville � la ?Hara �est assur�e par les services sociaux de la communaut�. Extraits brutalement d?un univers extr�mement structur�, aux r�les sociaux balis�s par la tradition et aux rythmes de vie reproduits de g�n�ration en g�n�ration, les juifs tunisiens des milieux populaires se trouvent confront�s � un syst�me totalement nouveau. D�sorient�s par la perte des anciennes r�f�rences, ils tentent de se constituer un univers protecteur o� la brutalit� de l?int�gration sera att�nu�e. Cet univers interm�diaire, plus tout � fait la Tunisie, mais pas encore la France, se concr�tisera � Belleville.

En arrivant � Belleville, les juifs tunisiens vont trouver une vie locale tr�s structur�e, quoique confront�e � une mutation rapide. Le monde ouvrier du quartier est en train de s?effondrer sous les bulldozers de la r�novation urbaine et les relogements dans les HLM de la p�riph�rie. La communaut� juive ashk�naze qui s?�tait constitu� un petit territoire � Belleville est ressortie exsangue des d�portations. Ceux qui sont revenus ou ont r�ussi � rester connaissent une promotion sociale qui les conduit � abandonner leurs activit�s14. Progressivement, les juifs tunisiens vont se couler dans les structures anim�es par les juifs d?Europe centrale et orientale, avant de les reprendre � leur compte. L?essentiel est d�j� l�: des commerces r�pondant aux besoins de la communaut� (restauration, alimentation, articles de culte), des activit�s artisanales susceptibles d?offrir des emplois correspondant aux qualifications des nouveaux venus, des lieux de culte, des associations de bienfaisance. Seulement cette infrastructure �tait destin�e pour et anim�e par les juifs ashk�nazes. Les p�tisseries ne proposaient pas de douceurs au miel, mais des Delicatessen, les restaurants ne cuisinaient pas de couscous, mais du Gefilte Fish et la synagogue ignorait les chants jud�o-arabes au profit des Lieder en yiddish. Deux mondes qui avaient pr�tention � repr�senter le juda�sme dans sa totalit� se trouvaient brusquement confront�s et, en d�pit des apparences de proximit� religieuse et culturelle, l?acculturation r�ciproque n?allait pas de soi.

Beaucoup de choses opposent les nouveaux venus � leurs coreligionnaires. Les milieux juifs ashk�nazes de Belleville s?�taient rapidement �mancip� de la communaut� traditionnelle, abandonnant la dimension religieuse stricte tout en conservant les �l�ments saillants de la culture yiddish. De leur point de vue, le syst�me communautaire traditionnel r�activ� par les juifs tunisiens lors de leur arriv�e � Belleville repr�sente une marque d?arri�ration et leur renvoie une image du juda�sme dont ils se distancient. Leur religiosit� na�ve et d�monstrative, leur soumission aux structures patriarcales et � l?autorit� des responsables communautaires, leur faible conscience politique, leur pr�sence exub�rante dans l?espace public sont per�ues n�gativement par les milieux ashk�nazes. Pour les familles durement �prouv�es par les rafles de la police fran�aise et les d�portations, l?arriv�e tapageuse des juifs tunisiens attise la crainte d?une r�surgence de l?antis�mitisme. Ces critiques d?ordre symbolique sont aliment�es par une comp�tition bien concr�te pour le contr�le des ateliers, des commerces et des lieux de culte. Partageant d?abord en parents pauvres les emplois, boutiques et places � la synagogue que les ashk�nazes voulaient bien leur laisser, les juifs tunisiens se sont empar�s progressivement des leviers de la vie communautaire. Les petites querelles de pr�s�ance, la r�partition des places disponibles dans les caf�s ou sur les trottoirs du boulevard de Belleville fournissent �galement l?occasion de frictions. Les pionniers de la communaut� juive tunisienne en parlent comme de leur ��conqu�te de l?Ouest��. Petit � petit, ils reprennent les espaces d?animation et s?imposent dans la vie locale. Le centre yiddish bellevillois laissait place � l?univers m�diterran�en et arabe. Et c?est toute l?ambiance qui change.

En relevant les noms sur les bo�tes aux lettres, C. Tapia fournit des proportions de familles juives maghr�bines par rue au d�but des ann�es 1970�: environ 7�250 personnes r�sidaient dans le p�rim�tre de Belleville (Tapia, 1986). L?�picentre du Belleville juif, s�farade se forme dans les rues o�, deux d�cennies plus t�t, r�sidaient les juifs polonais. La concentration r�sidentielle des m�nages juifs est associ�e au d�veloppement d?une imposante armature commerciale et � l?ouverture d?�quipements communautaires�: lieux de culte, maisons communautaires, services sociaux. Le Ghetto n?est pas seulement recr�� dans ses formes mat�rielles, il existe avant tout par son atmosph�re particuli�re d?espace prot�g�. Les commerces, la synagogue, l?occupation des trottoirs, le rythme de la vie quotidienne m�me�: tout ici �voque la Tunisie. Les �piceries vendent les in�vitables salaisons et olives, les boutargues pendent en devanture, les p�tisseries regorgent de baklava, de makroud, de manicoti et de zlabia. Dans les caf�s, des hommes attabl�s disputent les parties de scopa en �coutant des m�lop�es du folklore jud�o-arabe, quand ce n?est pas tout simplement de la musique arabe. Le samedi soir, apr�s le dernier office � la synagogue, le trottoir de Belleville et la rue Ramponneau se remplissent d?une foule bruyante venant manger les traditionnels casse-cro�tes tunisiens dans les nombreuses �piceries-snacks du quartier�: Benisti, Chez Gabin, au bar d?Ashod et bien d?autres encore. L?animation autour des commerces est relay�e par une occupation constante de la rue. Lieu central de la vie sociale, la rue se propose comme une extension du foyer. Aux beaux jours, il n?est pas rare de voir sortir les chaises sur les trottoirs des passages. Les locataires des immeubles s?y croisent et s?y retrouvent, tous sont assur�s d?y rencontrer un visage familier. Fuyant les logements encombr�s, les enfants y �tablissent leurs jeux, transformant les �troits passages en une cour de r�cr�ation sous la surveillance attentive du voisinage. La convivialit� des relations de voisinage accr�dite la sensation de vivre dans un village. Le regroupement des juifs tunisiens dans les m�mes rues et les m�mes immeubles compose un univers d?inter-connaissance extr�mement dense.

La vie quotidienne des juifs tunisiens suit le rythme du calendrier religieux et, compte tenu de l?importance de la pr�sence juive dans l?animation locale, c?est tout le quartier qui finit par respecter cette temporalit�. Pour les non-juifs, la mat�rialisation de la pr�sence de la communaut� et de son rythme d?existence passe d?abord par les commerces. Leur fermeture pour le shabbat du vendredi soir au samedi soir plonge le quartier, du moins son secteur � dominante juive, dans une l�thargie que tous subissent15. Plus encore que la fermeture hebdomadaire, le quartier se mobilise de fa�on plus marquante au moment des grandes f�tes du calendrier religieux�: Rosh Hoshanna, Kippour, Hannouca, Pessah. Les �coles se vident de leurs �l�ves juifs, tandis que les salles lou�es pour l?occasion d�bordent d?un public venu parfois de tr�s loin pour renouer avec le rite traditionnel. L?affluence t�moigne de l?attachement des juifs tunisiens � la perp�tuation d?une tradition qui trouve � Belleville son accomplissement. Pour So�kot, les enfants distribuent dans la rue le bouquet form� des branches appartenant aux ��quatre esp�ces�� (palmier, myrte, saule et c�drat). Les familles pouvant disposer d?une cour collective b�tissent la cabane (Souka) dans laquelle se prennent les repas.

La reconstitution du ghetto proc�de �galement par petites touches, moins spectaculaires mais indispensables � l?authenticit� de l?ambiance. Il y a d?abord la pr�sence continue de passants pr�sentant les signes d?appartenance � la communaut�: kippa parfois, casquette ou chapeau le plus souvent pour les hommes et, de fa�on plus r�cente pour les femmes, un filet, une large casquette ou une perruque qui dissimule les cheveux. Portant le chapeau noir et la tenue stricte des hassidim de Loubavitch, quelques silhouettes sombres traversent la rue � pas rapides. Des groupes d?hommes stationnent longuement sur les trottoirs du boulevard, se d�font et se refont plus loin. L?appropriation de l?espace public se fait �galement par une occupation sonore composant une ambiance m�diterran�enne. On s?apostrophe bruyamment, on prend des nouvelles de la famille et des connaissances communes. Le jud�o-arabe, entrecoup� d?expressions fran�aises, z�zaie et grimpe � des hauteurs vertigineuses dans les aigus. La langue sait habiller les impressions suscit�es par la succession de commerces exotiques. Volubiles et bilieux, les juifs tunisiens de Belleville ont la r�putation de s?imposer ostensiblement dans l?espace public. Cette pratique extravertie de la sociabilit� est parfois jug�e excessive, mais elle est devenue l?un des signes distinctifs de la ��tunisianit頻.

Mais la principale manifestation de l?existence d?une communaut� juive � Belleville r�side dans la succession de commerces revendiquant le label cacher et l?affichant sur leur devanture. Dans le seul p�rim�tre bellevillois, on rel�ve ainsi l?existence, dans l?�dition 1996 de l?annuaire du consistoire, de 21 commerces disposant du label du Beth Din�: une alimentation, 4 boucheries, 6�p�tisseries, 7 restaurants et 3 traiteurs16. D?autres commerces, notamment des boucheries, se tiennent � l?�cart du contr�le consistorial. L?�tonnante prolif�ration des boucheries juives tunisiennes ?�vingt et une boucheries en 1970 et plus d?une dizaine en 1990�? s?explique tout d?abord par les n�cessit�s de reclassement d?une corporation pl�thorique en Tunisie. Une autre explication tient � la place strat�gique occup�e par le commerce de la viande dans la manifestation ethnico-religieuse. Qu?on songe un instant que sur une mince bande de 200 m�tres sur 600 m�tres, du m�tro Belleville au m�tro M�nilmontant, on comptait au milieu des ann�es 1990 pas moins de 30 boucheries, dont 15 cacher, 12 halal (musulmanes), 1 asiatique et 2�bretonnes. Chaque communaut� fr�quente en priorit� son propre commerce. Alors que la client�le des �piceries orientales pr�sente une certaine mixit�, celle des boucheries est exclusive. L?interdit qui porte sur la consommation carn�e est le plus absolu, m�me lorsqu?on a abandonn� toute justification religieuse. Les clients ��fran�ais17�� n?ach�tent que tr�s rarement dans les boucheries cacher ou halal, bien qu?aucune restriction ne soit sp�cifi�e par le dogme chr�tien. On met en avant une certaine r�pugnance � l?�gard de la pr�sentation des morceaux de viande, des modes de d�coupe ou des conditions d?hygi�ne dans les boutiques. En revanche, l?achat dans les boucheries asiatiques rencontre moins de r�ticence. La vente de viande de porc, commune aux Asiatiques et aux ��Fran�ais��, n?est pas �voqu�e, mais elle figure en creux dans les �l�ments attractifs18. Curieusement, les commer�ants maghr�bins sont persuad�s que les ��Fran�ais�� fr�quentent plus volontiers leurs boucheries que les commerces asiatiques, jug�s beaucoup plus exotiques.

Le d�veloppement de l?armature commerciale ethnique signale l?une des fonctions essentielles de Belleville�: une fonction de centralit� pour une communaut� �largie ne r�sidant pas sur place mais d�sirant maintenir un lien avec le groupe originel en consommant les signes de l?appartenance au juda�sme tunisien. Ce lien r�side non seulement dans la conservation de l?alimentation cacher, commune � l?ensemble de la juda�cit� religieuse, mais aussi dans la fr�quentation des m�mes commerces et commer�ants, avec lesquels on entretient des rapports personnels, voire affectifs19. Ann�e apr�s ann�e s?impose l?habitude de s?approvisionner en produits ��authentiques�� r�veillant le souvenir de la Goulette ou du Tunis de l?enfance, dans des lieux o� l?on est certain de rencontrer des connaissances. Le quartier s?emplit alors chaque jeudi d?une client�le juive venue s?approvisionner pour la pr�paration du shabbat du vendredi, tandis que le dimanche est consacr� aux courses qui ne peuvent s?effectuer en semaine. Les chiffres d?affaire des boucheries et p�tisseries, an�miques le reste de la semaine, se r�alisent ces jours-l�. De m�me, les jours pr�c�dant les grandes f�tes du calendrier religieux voient augmenter de fa�on spectaculaire l?affluence des commerces juifs. D?apr�s une enqu�te r�alis�e � la sortie des boutiques du quartier au moment des f�tes de Tichri20, pr�s de la moiti� des clients ne r�sident pas � Belleville21. Gr�ce � cette fr�quentation ext�rieure et ponctuelle, le quartier conserve un peu de l?animation des ann�es de l?�ge d?or.

Dans l?espace urbain satur� des signes de rattachement au juda�sme ?�fa�ades surcharg�es des commerces, sorties group�es des enfants des �coles juives, affichettes d?information sur la vie de la communaut�? la banalisation des appartenances rel�ve de l?impossible. Chacun est pris dans un ensemble de signes qui l?obligent � se d�finir par rapport aux diff�rentes communaut�s pr�sentes sur le th��tre bellevillois. Interpell�, le juif tunisien qui pr�f�rerait �voluer dans un environnement plus neutre, sans exhibition de l?origine, n?a d?autre recours que la fuite22. La concentration de commerces, institutions sociales communautaires, �coles et lieux de culte n?est pas sans �voquer une sorte d?eruv immat�riel, symboliquement trac� par la proximit� des �difices fr�quent�s par les membres de la communaut� qui peuvent, sans sortir d?un �troit p�rim�tre, r�aliser l?essentiel de leurs activit�s sociales et rituelles23.

Dans l?organisation tunisienne traditionnelle, le religieux et le social sont confondus et rel�vent des m�mes structures. Dans le contexte fran�ais, la s�cularisation de l?appareil communautaire a distingu� ces deux missions et des structures bien dissoci�es sont en charge des activit�s relevant de la religion, d?une part, et du domaine de l?intervention sociale, d?autre part. Ces diff�rences dans l?organisation des institutions repr�sentatives vont susciter de nombreuses dissensions lorsqu?il s?agira d?intervenir aupr�s de la population de Belleville.

On d�nombre � Belleville plusieurs communaut�s organis�es autour d?un ou plusieurs leaders, d?un lieu de culte et d?activit�s communes aux fondements religieux, mais qui recouvrent le plus souvent des dimensions sociales, culturelles ou festives. Le paysage actuel r�sulte de scissions et de conflits dont les p�rip�ties t�moignent de la vive comp�tition � laquelle se sont livr�es, et se livrent encore, les diff�rentes communaut�s pour exister. Bien que la dimension religieuse ne soit pas toujours essentielle, le contr�le des lieux de culte constitue l?enjeu principal de la lutte. Le consistoire, instance officielle du juda�sme fran�ais, g�re les lieux de culte et d�signe les rabbins officiant dans les synagogues qu?il reconna�t. Dans les faits, la cr�ation de communaut� n?a pas toujours �t� pilot�e par l?organe central et celui-ci a souvent d� ent�riner une situation d�j� �tablie. La multiplication � Belleville des lieux de culte, synagogues ou simples oratoires, d�volus � des rites tunisiens, alg�riens ou ashk�nazes, mais surtout dirig�s par des responsables consid�r�s comme l�gitimes par la communaut�, illustre la n�cessaire connivence entre l?autorit� morale et ceux dont elle a la charge. L?espace communautaire bellevillois s?est ainsi constitu� progressivement, au terme de rapports de force constants entre les diff�rents leaders locaux, puis entre ces repr�sentants et les instances officielles.

Actuellement, l?essentiel de l?activit� communautaire � Belleville gravite autour de la synagogue de la rue Julien Lacroix et de son comit� de gestion o� se sont r�unis une partie des notables. Reconnu par le consistoire, le comit� de gestion �tend son autorit� sur la communaut� en d�veloppant les activit�s d?aide sociale par l?interm�diaire d?une association cr��e en 1965 et nomm�e ��La Bienfaisance��. L?essentiel des fonds de l?association provient des subventions du consistoire, auxquelles s?ajoutent des dons r�colt�s au cours des offices religieux, avec la mise aux ench�res de la ��mont�e � la Torah��, ou lors des c�l�brations exceptionnelles. L?association apporte des aides financi�res et distribue, tous les jeudis, les ��paniers du shabbat�� aux familles les plus d�munies. Cette tradition, vivace en Tunisie sous la forme du hilluq et r�activ�e � Belleville, consiste � procurer les �l�ments de base pour pr�parer le shabbat�: huile, semoule, l�gumes, parfois viande. Pour les grandes f�tes, comme Pessah ou Hannoucca, l?ordinaire est am�lior� et l?association est charg�e par le consistoire de distribuer des sommes d?argent parfois cons�quentes. Elle y gagne la reconnaissance d?un r�le d?interm�diaire incontournable entre les membres de la communaut� et les institutions juives. Cette position strat�gique n?est pas sans poser probl�me aux intervenants professionnels des services sociaux de la communaut�.

La responsabilit� d?assistance aux d�munis de la communaut� conf�re au pr�sident et � l?administrateur de l?association un ascendant et un prestige consid�rables. Le pr�sident est un ancien notable de Tunis. L?�migration, qui rapproche des milieux populaires peu fr�quent�s en Tunisie, a �t� v�cue comme un d�classement24. L?investissement dans l?animation religieuse et sociale de la communaut� compensera la perte de statut social. Son engagement ne se limite pas � la vie de la communaut�, puisqu?il sera conseiller municipal du XIe arrondissement sur la liste du parti socialiste. De son c�t�, l?administrateur pr�sente un profil �tonnamment compl�mentaire. S?il a �galement occup� des responsabilit�s �lectives au cours de deux mandats, de 1983 � 1995, c?est comme adjoint au maire UDF du XXe arrondissement. Originaire d?un milieu social modeste, il est responsable d?un mouvement de jeunesse sioniste � Tunis. Apr�s son installation � Belleville, il va progressivement devenir l?un des personnages incontournables de la communaut�. Son engagement dans l?animation du milieu juif tunisien suit deux axes compl�mentaires. Attach� � la revitalisation de la tradition religieuse, il s?active pour imposer le rite tunisien � la synagogue, ainsi que toutes les c�l�brations en vigueur � Tunis. Cette implication dans la vie religieuse de la communaut� se double d?une position centrale au c?ur des r�seaux juifs tunisiens de Belleville. Dispensant conseils aux uns et avis autoris�s aux autres, il se trouve impliqu� dans les histoires de famille. Il tranche dans les conflits, participe aux d�cisions int�ressants l?avenir des enfants, leur orientation ou m�me le choix du conjoint. Il intervient aupr�s des services sociaux, ceux de la communaut� comme ceux de la collectivit� fran�aise, pour appuyer des demandes et traite avec les �lus municipaux pour faire avancer les dossiers administratifs... Bref, il devient le personnage incontournable de la communaut� de Belleville, r�gentant son monde d?une mani�re autocratique tout en assurant la permanence de la soci�t� juive tunisienne.

La gestion de la communaut� repose donc sur une alliance �tonnante entre un notable influent, mais peu investi dans la vie quotidienne des habitants de Belleville, et un ��entrepreneur identitaire��25 � la Tunisienne qui est parvenu � se doter d?une tr�s forte l�gitimit� aupr�s des membres de la communaut�. L?influence de ces notables entre rapidement en concurrence avec les institutions juives d?intervention sociale qui ne tardent pas � s?investir sur le quartier. La plupart des institutions intervenant aupr�s des familles juives (CASIP, OSE, OPEJ) mettent en place des structures pour encadrer la population et favoriser son int�gration. Elles sont ainsi devenues des acteurs locaux d�terminant dans la vie quotidienne du quartier, tout en suivant des objectifs relativement distincts de ceux qui animent la bienfaisance traditionnelle. De multiples contradictions opposent de fait ces services, porteurs d?un savoir-faire professionnel et d?une �thique dict�e par une conception moderne et relativement la�que du juda�sme, aux milieux communautaires traditionnels de Belleville qui ne consid�rent pas toujours favorablement l?irruption de ces interlocuteurs dans leurs domaines privil�gi�s d?intervention.

Les divergences entre le fonctionnement communautaire local et les institutions se cristallisent sur la distribution des aides en direction des pauvres de la communaut�. Du point de vue des leaders locaux, la liste des b�n�ficiaires est simple � �tablir�: la communaut� conna�t ses pauvres et entend les secourir selon ses propres crit�res. Les services sociaux suivent une autre logique en privil�giant des crit�res de s�lection des b�n�ficiaires calqu�s sur l?action sociale professionnelle. � l?occasion de la distribution des Matzot et de la poule de Pessah26, qui s?accompagne �galement d?une aide financi�re, le CASIP a ainsi demand� aux responsables de la communaut� de Belleville de v�rifier les revenus des b�n�ficiaires, selon les modalit�s couramment pratiqu�es dans le cadre de l?action sociale. L?initiative s?est heurt�e � une franche hostilit� des responsables qui ont exig� l?exclusivit� des crit�res d?attribution, �tablissant de la sorte une fronti�re � leur territoire que les services sociaux ne devaient pas transgresser. La coexistence entre ces deux �manations de la communaut�, locale ou institutionnelle, est en d�finitive largement tributaire d?une comp�tition entre deux approches de l?int�gration�: l?une insistant sur la permanence des racines gr�ce � la recr�ation du milieu traditionnel tunisien, l?autre s?appuyant sur l?abandon du cadre strictement tunisien au profit d?une r�f�rence �largie au juda�sme, dans sa formulation fran�aise et la�que.

La distribution des secours aux ��pauvres�� de la communaut� confine parfois � l?imitation de la tradition, comme dans le cas des activit�s d?une association de bienfaisance ind�pendante de la synagogue, le Chalom fraternit�. Par manque de moyen, � moins qu?il ne s?agisse d?une strat�gie d�lib�r�e, celle-ci mettait en sc�ne sa prodigalit�, chaque jeudi, sur le terre-plein du boulevard de Belleville. � l?heure de la distribution, un attroupement de personnes �g�es, des femmes en majorit�, se forme autour d?une voiture ou une estafette stationn�e sur le terre-plein et contenant les fameux panier-repas du shabbat. Aucune marque distinctive ne signale le nom de l?association et seuls les initi�s connaissent les proc�dures � suivre. En �change de la pr�sentation d?une carte attribu�e par l?association, chacun re�oit un ��panier��, tandis que des curieux attir�s par l?animation tentent de comprendre la nature de cette distribution. Des femmes africaines se font parfois �conduire, sans avoir tout � fait compris le contexte de l?op�ration. Pour beaucoup de juifs tunisiens de Belleville, l?exhibition de la charit� est choquante � plus d?un titre. Elle expose la vuln�rabilit� des personnes �g�es, ce qui discr�dite la l�gendaire solidarit� entre les g�n�rations et renvoie une image mis�rabiliste de la communaut�.

Les institutions portent un jugement relativement ambivalent sur Belleville. Si elles mettent en avant le r�le positif qu?a rempli la structure communautaire tunisienne pour l?accueil et l?adaptation des familles traumatis�es par l?exil, elles pointent aussi les impasses d?un repli trop important sur le quartier. Le travail effectu� par le centre de l?OSE vise ainsi � r�duire l?enfermement des familles les plus fragiles. D�pendant du milieu communautaire s�curisant, celles-ci n?�voluent que dans le petit p�rim�tre bellevillois. Ces difficult�s � sortir de l?univers familier concernent les familles ayant ��rat� leur int�gration��, selon les termes d?une intervenante. Apr�s quelques ann�es en France, l?am�lioration de leur situation socio-�conomique a permis � de nombreuses familles de Belleville de quitter le quartier pour des logements de meilleure qualit� et un environnement plus stable. D?autres sont rest�es par choix, mais �voluent dans un espace tr�s �clat� dont Belleville ne repr�sente qu?un p�le. Enfin, celles qui ont rencontr� des �checs successifs apparaissent captives du petit milieu bellevillois, fraternel mais forc�ment limit�. Les atouts qu?apporte un quartier comme Belleville pour l?int�gration des migrants apparaissent alors terriblement nuanc�s par l?inertie impos�e aux trajectoires et la r�p�tition des probl�mes sociaux dans les familles. Maintenues dans les marges de la soci�t� d?installation, ces familles incorporent difficilement les �l�ments indispensables � une �volution autonome. En particulier, la pr�servation de l?usage du jud�o-arabe se fait au d�triment d?une ma�trise du fran�ais.

La pratique religieuse � Belleville a connu de fortes fluctuations. Pour simplifier, on retiendra deux p�riodes. La premi�re se situe � l?arriv�e de Tunisie et se prolonge jusqu?� la fin des ann�es 1970. Elle se caract�rise par une prise de distance relative � l?�gard de la religion, processus largement engag� en Tunisie, mais qui se poursuit dans le contexte bellevillois. La dimension culturelle du juda�sme tunisien tend � l?emporter sur la pratique religieuse, m�me si celle-ci demeure vivace. Apr�s quoi lui succ�de une p�riode de retour au religieux (Techouva), qui n?est �videmment pas propre au quartier, mais qui va prendre une dimension int�ressante � d�tailler dans le cadre bellevillois. Aux signes ordinaires d?appartenance au juda�sme viennent s?ajouter des pratiques plus exigeantes. L?accomplissement de toutes les recommandations sp�cifi�es par le rite respecte une liste qui s?allonge en fonction du degr� d?observance retenu�: la pose de mezouzot au seuil du foyer familial et de chaque �difice fr�quent� par des juifs, le respect d?une cacherout plus exigeante (s�paration des aliments carn�s et lact�s dans les repas, utilisation des ��deux vaisselles�� pour chacun des genres d?aliments), la fr�quentation du mikv�, le port constant de la kippa ou d?un couvre-chef quelconque pour les hommes et, de plus en plus, d?une d�marche similaire pour les femmes.

Le renforcement des conditions de la pratique religieuse prend � Belleville une dimension toute particuli�re dans la mesure o� la communaut� tunisienne a conserv� une religiosit� relativement forte, si on la compare � la situation moyenne du juda�sme au milieu des ann�es 1970. Le ��retour�� qui s?op�re alors suit des modalit�s qui heurtent de front le contexte traditionnel. Si la nouvelle normativit� religieuse n?a g�n�ralement rencontr� que fort peu de r�sistance dans les communaut�s sensibles � un renouveau du juda�sme, elle n?a pas v�ritablement s�duit les milieux traditionnels attach�s � leurs rites et coutumes. Aux marges de la mouvance de l?orthodoxie juive, le mouvement Loubavitch a progressivement consolid� son influence aupr�s des juifs originaires d?Afrique du Nord. Bien que s?inscrivant dans la filiation du hassidisme d?Europe orientale, les Loubavitch ont su r�pondre aux attentes des jeunes s�farades d�racin�s, en recherche d?une ��rejuda�sation�� tout en r�alisant la rupture avec une tradition v�cue comme pesante (Podselver, 1990). En ce sens, le m�lange de messianisme, de rigorisme et d?exigence absolue qui caract�rise le hassidisme lui permet de s?instituer en r�f�rence totalisante face aux autres compromis r�alis�s par les diff�rentes facettes du juda�sme. Dans sa pr�tention � investir l?ensemble des aspects de la vie quotidienne, le hassidisme se confronte logiquement au mode de vie traditionnel.

Les diff�rentes tentatives ��d?entrisme�� exerc� par les Loubavitch dans la communaut� bellevilloise ont cependant �chou�. Neutralis�s dans l?espace rituel, ils ont n�anmoins install� � Belleville l?un de leurs centres parisien et ouvert deux �coles. L?impact du mouvement Loubavitch aupr�s des membres de la communaut� reste difficile � appr�cier. La participation active de nombreux commer�ants qui relaient les campagnes de v�rification des t�filines lanc�es par les Loubavitch ou l?exposition de la photo encadr�e du Rabbi Schneerson, accompagn�e du fameux Dollar27, sur la plupart des �talages bellevillois t�moignent de l?�cho rencontr� par les symboles du mouvement. Du reste, la contradiction entre le rigorisme des Loubavitch et les positions plus conciliantes des institutions habituelles du juda�sme fran�ais n?est pas relev�e au niveau des pratiques quotidiennes par les juifs bellevillois. On assiste au contraire � une sorte de syncr�tisme entre les diff�rents signes des tendances du juda�sme, ph�nom�ne parfaitement illustr� par la d�coration de la boutique tenue par l?administrateur de la synagogue. Les poissons et Khamsa (mains � 5 doigts) des croyances populaires tunisiennes c�toient le fameux portrait du rabbi de Loubavitch et le pr�sentoir distribuant ��Actualit� juive��, le journal des milieux consistoriaux.

En d�finitive, les divergences concernent moins des interpr�tations religieuses que des modes d?expression et de visibilit� de la pratique. Ainsi, la comp�tition � laquelle se livrent les associations de bienfaisance et le mouvement Loubavitch pour assurer la repr�sentation des juifs dans le quartier fait l?objet de nombreuses critiques. M�me s?il ne s?agit que d?une retomb�e indirecte de leurs activit�s pros�lytes ou charitables, l?affichage de plus en plus exub�rant des signes de l?existence communautaire contrarie la banalisation de la jud�it�. Le quadrillage des rues du secteur juif Belleville par les militants Loubavitch qui proposent la pose de t�filines aux passants28 et, plus fr�quemment, aux employ�s des commerces juifs, irrite tout particuli�rement les habitants qui consid�rent ��qu?ils font trop de z�le��. Par ailleurs, cette prise de possession de l?espace public apporte une trop grande publicit� � la communaut�, d�j� fortement ��d�privatis�e�� avec les manifestations m�diatiques, aussi bien religieuses (Yom HaTorah ou ��jour de la Torah�� par exemple) que culturel ou politique (engagement aupr�s d?Isra�l ou mobilisations contre l?antis�mitisme)29. Le sentiment d?une visibilit� excessive de la juda�cit� gagne dans les milieux mod�r�s qui consid�rent avec circonspection la mont�e de l?orthodoxie religieuse militante. Dans sa forme la plus radicale, cette orthodoxie tranche par sa ��d�finition r�active face � la modernit頻 avec le ��traditionalisme tranquille�� et plus ouvert d�fendu par les tenants du juda�sme tunisien30. De nombreuses options divergentes opposent ces conceptions du juda�sme qui entrent en conflit pour �noncer le ��nouveau mod�le d?excellence juive�� (Saada, 1993�: 115).

Il faut n�anmoins replacer cette surench�re dans la visibilit� dans le syst�me bellevillois. Le manque de retenue dans l?expression publique ne concerne pas que les juifs de Belleville, mais s?�tend � tous les groupes influents sur la sc�ne locale�: asiatiques, maghr�bins musulmans, africains, artistes, militants associatifs. En ce sens, l?appropriation de l?espace urbain � l?occasion de manifestations religieuses ou par l?expression d?une sociabilit� extravertie ne met pas en p�ril la cohabitation entre les diff�rentes composantes du quartier, elle constitue au contraire les fondements de l?int�gration � la bellevilloise. Car la constitution et l?�volution du quartier ��tune�� ne s?effectuent pas de fa�on autonome, suivant des logiques qui lui seraient sp�cifiques. La structuration communautaire des juifs tunisiens doit tenir compte des contraintes �nonc�es par l?histoire et le cadre bellevillois. De m�me, l?ordre social bellevillois se construit avec l?apport dynamique de ses diff�rentes composantes, dont les juifs tunisiens composent un bloc extr�mement pr�sent. Si la m�moire et les usages des juifs tunisiens ont �t� fa�onn�s par le contexte et la personnalit� de Belleville, le syst�me bellevillois31 s?est lui aussi beaucoup inspir� des modalit�s de la ��cohabitation � la tunisienne��.

Au moment de l?exil, la soci�t� juive tunisienne apparaissait fortement hi�rarchis�e. Une petite �lite, une classe moyenne en progression et une masse de pauvres, bien qu?appartenant � la m�me communaut�, communiquaient peu et �voluaient s�par�ment dans une relative indiff�rence. Pour une minorit� de familles ais�es, les artisans, commer�ants et employ�s des quartiers mixtes de Tunis, l?�migration va bouleverser cet ordre social. Parties en catastrophe, elles font l?exp�rience de la pr�carit� et unissent leur destin � celui des classes populaires. Elles emprunteront les m�mes itin�raires, rencontreront les m�mes obstacles et, finalement, trouveront refuge dans les m�mes logements. Pour ces familles, l?exil s?accompagne d?une terrible perte de statut. L?arriv�e en France signifie le plus souvent une r�orientation professionnelle, synonyme de prol�tarisation pour la plupart des petits m�tiers artisanaux. Les nombreux bijoutiers ou travailleurs du cuir n?ont pas trouv� � exercer leurs comp�tences et ont le plus souvent d� se reconvertir dans d?autres activit�s. La d�gradation du statut professionnel est vivement ressentie, au point que 48�% des juifs tunisiens de Belleville consid�rent que leur niveau de vie est inf�rieur en France de ce qu?il �tait en Tunisie. Il est vrai que sur les 52�% de personnes enqu�t�es en 1970 et travaillant comme artisans et commer�ants en Tunisie, seuls 26�% d?entre elles avaient conserv� cette activit�, les autres venant grossir les rangs des 63�% d?ouvriers, man?uvres et petits employ�s. Et pourtant, Belleville a offert pendant longtemps d?importants d�bouch�s professionnels dans ses ateliers et commerces tenus par la communaut�...

La prol�tarisation se poursuit avec l?installation dans les taudis bellevillois, � proximit� d?une population qu?on ne fr�quente plus depuis longtemps, parfois plusieurs g�n�rations, et dont on ne partage ni les coutumes, ni la mani�re de vivre. La vie quotidienne fournit de nombreuses occasions de constater les diff�rences subtiles d?usages qui sont autant de crit�res de distinction sociale�:

��Mes parents ont �t� �lev�s dans le bilinguisme le plus complet. Ma m�re a �t� scolaris�e � l?Alliance. Elle a toujours �crit et parl� un parfait fran�ais. Elle trouvait que les Fran�ais de Belleville �taient vulgaires car ils utilisaient des mots qu?elle n?avait jamais utilis�s. Du c�t� paternel, mon grand-p�re �tait quand m�me contrema�tre au chemin de fer fran�ais, un monsieur tr�s petite bourgeoisie. Du c�t� de ma m�re, ma grand-m�re �tait sage-femme, elle accouchait les femmes du Bey, c?�tait pas n?importe qui. C?�taient des gens qu?on appelait les bonnes familles � Tunis. M�me s?ils avaient un style de vie tr�s tunisien, c?�taient pas des... Les femmes � Belleville sortaient les chaises dehors, ma m�re n?a jamais fait �a. Je n?ai jamais vu ma m�re assise dehors. Souvent elle s?arr�tait pour discuter, elle �tait amie avec les autres quand m�me. Par exemple sur les photos de la circoncision de mon fr�re, il y a beaucoup de gens de l?immeuble. Ce n?est pas qu?elle ne les fr�quentait pas, mais elle n?�tait pas tout le temps dehors, elle n?avait pas cette familiarit� avec les autres��32.

L?origine tunisienne et l?appartenance au juda�sme ne constituent pas n�cessairement des affinit�s suffisantes pour d�passer les fronti�res sociales, b�ties sur des ann�es de socialisation et de formation aux codes de son groupe. La reproduction, en situation d?�migration, des clivages en vigueur en Tunisie ne doit pas surprendre. La reconstitution du milieu d?origine ne doit-elle pas respecter les segmentations significatives�? Il est vrai que ces diff�renciations se tiennent dans un espace plus r�duit qu?� Tunis. La s�paration des territoires est d�sormais d�licate, d?autant plus qu?il importe d?affirmer la coh�sion de la communaut� face � un environnement encore plus dissemblable. Confront�s aux autres populations du quartier, les juifs tunisiens minimisent leurs dissonances et se dotent d?une identit� collective qui, jusqu?� un certain point, transcende les diff�rences de statut. L?expression des hi�rarchies dans la communaut� se maintient d�sormais gr�ce � un subtil syst�me de convenances, int�rioris�es en Tunisie et reproduites dans la vie quotidienne � Belleville. Quand on occupe un rang, certaines choses ne se font pas, ce qui n?emp�che nullement d?entretenir de multiples relations avec la communaut�. Parmi les occasions o� se manifestent les positions sociales, le choix du conjoint est d?une importance capitale. L?imp�ratif du mariage entre juifs, tunisiens de pr�f�rence, ne saurait suffire. On ne brade pas les alliances de la famille, il importe de respecter un certain nombre de crit�res engageant la respectabilit�, l?honneur et les calculs bien compris. Le mariage pr�f�rentiel entre cousins ayant �t� abandonn� par la plupart des familles, on accorde une pr�f�rence aux soupirants ��bien n�s��. Les crit�res utilis�s en Tunisie restent valables en France. Le milieu social d?origine p�se un poids d�terminant. Il �quivaut souvent � une origine g�ographique, comme dans cet exemple�:

��Quand j?ai annonc� que ma fille s?�tait mari�e, mes amis m?ont demand�: "Elle a �pous� un juif�?", j?ai dit�: "Oui". "Ah bon, bon. Mais un s�farade ou un ashk�naze?" j?ai dit�: "un s�farade". "Ah, bon, bon. Mais de quelle origine il est�? �gyptien, ou ...?", j?ai dit�: "Non, il est Nord-Africain", "Mais quoi, Maroc, Alg�rie...�?", "Non, non pas du tout, Tunisie", "Ah. Tr�s bien. Mais d?o��? du Nord, du Sud�?", "de Tunis", "Alma! quelle chance tu as�!!. Et de quel c�t� de Tunis�?", j?ai dit�: "De l?avenue de Londres", C?est la rue des jeunes qui �taient plus ou moins � la page, et c?�tait la grande rue des juifs tunisiens sortis du ghetto. Mes amis n?en revenaient pas�: "Mais o� tu as d�nich� ce tr�sor l�?". On aurait �t� en Tunisie, �a aurait �t� possible, mais on �tait l� et je tombe sur l?oiseau rare...��33.

Les alliances ne correspondent cependant pas toujours � ce qui �tait recherch�. Le d�classement v�cu � l?arriv�e � Belleville peut s?aggraver avec l?union d?un de ses enfants avec un conjoint d?une origine plus modeste. Les rapports entre les deux familles font alors ressurgir les fronti�res sociales, au d�tour d?une conversation ou lors des f�tes de familles. Pour cette femme dont la m�re vient d?une famille gran� de la haute bourgeoisie tunisienne, les hasards du travail � Belleville l?ont amen�e � se marier avec un commer�ant de Belleville dont la famille est d?origine populaire. Si cette union ne pose pas de probl�mes particuliers aux conjoints, elle n�cessite un constant rappel des positions sociales des familles respectives. Le recours � une all�gorie g�ographique particuli�rement pertinente fait ici fonction de distinction sociale. Pour comprendre le passage ci-dessous il faut savoir que la m�re venant de la haute bourgeoisie tunisienne a toujours racont� � sa fille que ��dans la ville de Tunis, il y avait une fontaine et cet endroit coupait la ville en deux. D?un c�t�, il y avait ce qu?on pourrait appeler Neuilly aujourd?hui, et puis de l?autre c�t�, il y avait les quartiers o� elle n?avait pas le droit d?aller��. Laissons-la continuer � exposer une bonne mani�re de remettre les choses en ordre�:

��Quand je me suis mari�e, il y avait des tiraillements avec ma belle-m�re. Un jour o� elle me faisait des r�flexions, ma m�re qui ne parle jamais, c?est quelqu?un de tr�s discret, est sortie de ses gonds et lui a dit�: "vous savez, si on �tait encore � Tunis, ma fille n?aurait jamais connu votre fils parce qu?elle n?aurait pas eu le droit de traverser la fontaine". Ma belle-m�re, de ce jour, ne m?a plus jamais cass� les pieds parce qu?elle lui avait remis les pendules � l?heure. La famille de mon mari vient d?un milieu disons tr�s modeste. Tr�s honn�te, tr�s droite, des gens tout � fait respectables, mais tr�s modestes. Mon mari est un type tr�s bien, donc mes parents l?adorent et c?est vraiment comme un fils pour eux, mais de temps en temps, ma m�re, qui a quand m�me gard� quelques principes d?avant, me dit "tu sais, si on vivait toujours � Tunis, tu ne l?aurais pas connu" ou "tu ne l?aurais pas fr�quent�...". Ce genre de choses, de temps en temps �a ressort l�g�rement comme �a��34.

La perception des diff�rences de positions sociales n?implique pas seulement des individus ou des familles. Elle tend � s?appliquer � l?ensemble de la communaut� bellevilloise qui est distingu�e du reste de la communaut� juive tunisienne. Le quartier et ses habitants connaissent alors la m�me d�valorisation. Ce m�canisme de stigmatisation conjointe des hommes et du lieu existe depuis tr�s longtemps � Belleville qui, bien avant l?arriv�e des juifs tunisiens, souffre d?une tr�s mauvaise r�putation. Quartier de la s�dition, repaire de mauvais gar�ons aux m?urs plus que douteuses, amoncellement de taudis croulants et crasseux, terrain d?�lection des mis�reux de la capitale, puis des immigr�s aux coutumes inqui�tantes, Belleville aura re�u toutes les opprobres et personnifi� avec constance une certaine id�e de la d�ch�ance sociale. Il appara�t donc normal que les juifs ��basses classes�� vivent � Belleville, et r�ciproquement, que les habitants du quartier aient peu de qualit�s. Pour les juifs tunisiens de la capitale, ceux de Belleville incarnent la strate la plus arri�r�e de la communaut�, la plus clinquante et caricaturale. Souvent, elle fait honte par ses d�fauts �rig�s en mani�re d?�tre, cette tendance � l?exhibition qui est consid�r�e comme une marque impardonnable de vulgarit�:

��Jusqu?� il y a environ quinze ans, pour moi, Belleville �tait synonyme de vulgarit�. C?�tait un quartier o� je ne devais pas aller, ce n?�tait pas fr�quentable du tout. Dire je vais � Belleville ou je travaille � Belleville, c?�tait totalement p�joratif. Quand on disait les "bouchers de Belleville", c?�tait l?horreur totale. Les choses ont un peu chang� aujourd?hui, mais jusqu?� il y a quinze ans, on a eu l?image de la grosse Bellevilloise qui faisaient 120 Kg, vulgaire avec les cheveux teints en roux ou en blond, avec les ongles courts et les doigts bien boudin�s avec quatorze bagues, enfin c?�tait l?arbre de No�l hein��35.

Bien que proposant une vitrine peu reluisante de la communaut�, les juifs de Belleville ont paradoxalement finis par repr�senter la tunisianit�. Au contact des pratiques d�velopp�es dans le quartier, de nombreux juifs tunisiens venant des classes moyennes se red�couvrent des racines ou des habitudes qu?ils avaient abandonn� parfois depuis plusieurs g�n�rations. L?acclimatation prend alors des formes originales, puisqu?il ne s?agit plus seulement de s?adapter � la soci�t� fran�aise, mais aussi et surtout de se familiariser avec la vie juive tunisienne des milieux populaires. Double apprentissage donc, qui prend des d�tours surprenants, comme pour cette jeune femme venue aider son p�re dans la boutique qu?il tient � Belleville et qui doit se familiariser avec le jud�o-arabe utilis� par les clients�:

��On n?a jamais parl� l?arabe chez moi, jamais. J?ai d�couvert l?arabe en venant donner un coup de main � mon p�re � la boutique. Je me suis trouv�e parachut�e dans un milieu que je ne connaissais absolument pas et que je n?avais jamais fr�quent�. Il y avait beaucoup de familiarit�, parce qu?� Belleville, tout le monde se conna�t et se tape sur l?�paule�: "salut ch�rie�! �a va mon c?ur�?". [...] Quand les clients entrent dans la boutique, ils s?adressent � vous en jud�o-arabe. Mais ils voient tout de suite � votre t�te que vous n?avez pas compris. � partir de l�, il faut un mot en arabe, deux mots en fran�ais, mais il y a des mots, quoi qu?il arrive, qui sont en arabe, �a il n?y a rien � faire, il y a des mots qui n?ont pas leur �quivalence fran�aise. [...] Je commence � comprendre l?arabe, avec le temps, il y a m�me des mots qui sont rentr�s dans mon langage��36.

Bien que limit�e � la pratique linguistique, l?exp�rience pr�sente un cas int�ressant d?acculturation invers�e�: � la minorit� en exil, plut�t qu?� la soci�t� d?installation. Elle recoupe d?autres t�moignages �voquant le retour aux racines par l?usage d?une langue que la famille avait pratiquement abandonn�e dans le contexte tunisien. Ressuscit�e � l?occasion d?une immersion prolong�e dans le milieu bellevillois, la langue ancestrale se fait volontiers vecteur de l?identit�:

��Mon grand-p�re parlait le maltais, sa femme ne parlait que l?arabe. Mes parents parlaient entre eux l?arabe, mais ils me parlaient � moi fran�ais. Et moi, jusqu?� ce que je sois arriv� ici, je n?ai jamais pu m?exprimer correctement en arabe. Maintenant, �a me sort tout seul. C?est tr�s �trange, je n?ai jamais parl� arabe � la maison, mais je comprenais tr�s bien tout ce qui se disait. Ici, je parle beaucoup plus volontiers, sans aucune retenue pratiquement. C?est tr�s �trange comme retour. Le contact de la communaut� de la rue Julien Lacroix, o� l?on parle beaucoup arabe, a sans doute jou頻37.

Le r�investissement de l?identit� juive tunisienne passe par cet usage de la langue embl�matique et l?adoption de pratiques tomb�es en d�su�tude en Tunisie et qui reviennent � Belleville par�es des atours de l?authenticit�. Nombre de juifs tunisiens font ainsi �tat d?une fr�quentation plus assidue des synagogues au moment des grandes f�tes du calendrier religieux, notamment � celles qui sont plus sp�cifiques � la Tunisie. Ce ��revival�� identitaire s?illustre tout particuli�rement � l?occasion de la c�r�monie dite de la ��lev�e des sefarim��. Au cours de cette c�r�monie, les rouleaux contenant les textes de la Torah sont remis�s dans leur armoire. Le rite tunisien accorde une importance sp�ciale � cette op�ration, le plus souvent accompli rapidement et sans manifestation particuli�re dans les autres rites. Bien que se tenant � la synagogue, la f�te ne rel�ve pas seulement du domaine religieux, mais tient aussi beaucoup de la manifestation populaire. Une foule compacte et joyeuse se r�unit dans un va-et-vient continuel entre l?ext�rieur et la salle, tandis qu?on sert rafra�chissements et collations diverses et qu?un orchestre seconde le Hazan dans ses chants emprunt�s au r�pertoire sacr�, mais �galement populaire. Chaque nouvelle chanson � succ�s est accueillie par une salve de youyous lanc�s par le public f�minin. Apr�s plusieurs heures peut d�buter le clou de la soir�e�: la mise aux ench�res du privil�ge de porter l?un des sefarim avant son retour dans l?armoire pour une ann�e enti�re. La liesse collective atteint son paroxysme lorsque, dans une sarabande effr�n�e, la dizaine de sefarim font le tour de la synagogue en recevant les embrassades passionn�es des fid�les.

De m�me, les c�l�brations du cycle de vie, naissances, mariages, Bar-mitzvoth et d�c�s constituent autant d?occasions de r�affirmer et d?�prouver son appartenance, non seulement � la famille �largie, mais �galement � la communaut�38. Le faste apport� aux f�tes gr�ve lourdement le budget des familles modestes, mais celles-ci ne renonceraient pour rien au monde � ces festivit�s qui t�moignent de leur inscription dans une tradition bien vivante. C?est l?occasion de r�unir les branches dispers�es de la famille, d?y associer les amis et alli�s, souvent des voisins. Mais surtout, l?�clat donn� � ces moments cl�s de la transmission de l?identit� vise � compenser la d�perdition des marques quotidiennes de l?appartenance � un ensemble tunisien qui tend � se d�liter au profit d?une r�f�rence plus large au juda�sme. Le maintien d?un c�r�monial tunisien, dont on outre certains aspects pour en souligner la sp�cificit�, participe de ce t�moignage d?une fid�lit� aux origines. Cependant, la multiplication des mariages ��mixtes�� entre juifs nord-africains de pays diff�rents ou, plus exotique encore, entre s�farades et ashk�nazes, complique ce travail de revitalisation de la tradition. Les compromis am�nageant les codes de chaque groupe att�nuent l?intensit� du rappel des racines et menacent la transmission de l?identit� juive tunisienne.

Le retour des racines place cependant les membres de la communaut� ayant exp�riment� une certaine r�ussite sociale dans une position d�licate. Le d�sir de renouer avec une identit� malmen�e par l?exil les pousse � rechercher les signes d?appartenance dont Belleville regorge. En m�me temps, les pratiques qui s?y perp�tuent renvoient les classes moyennes et les �lites, d�tach�es de cette culture populaire et folklorique, � une image archa�que du juda�sme tunisien dans laquelle elles ne se reconnaissent pas et dont elles cherchent � se distinguer�:

��Les juifs de Belleville ont une mentalit� du ghetto. Ils parlent une langue que nous ne parlons plus depuis longtemps, ils sont superstitieux, nous avons abandonn� les superstitions, la plupart d?entre nous. Ils ont ces c�r�monies, ces f�tes que nous avons abandonn�es. Ils vivent comme ils veulent, ils sont heureux, mais une famille juive de la bourgeoisie, si elle sait que son fils a �pous� une fille de Belleville, elle en souffrira beaucoup. Peut-�tre presque autant que s?il avait �pous� une goy, [...] un peu moins peut-�tre��39.

Le processus d?int�gration � la soci�t� fran�aise rejoint ici les vecteurs de promotion sociale internes � la communaut�. La formation de l?�lite passait, en Tunisie, par une rupture relativement radicale avec la tradition et l?ensemble des traits distinctifs de la culture juive tunisienne. La mise � distance des milieux populaires, mat�rielle et symbolique, achevait la constitution de cette nouvelle classe sociale qui s?autonomisait. La migration a modifi� cette �volution, obligeant � r��valuer le patrimoine culturel pour se le r�approprier tout en red�finissant les fronti�res sociales. L?�lite s?est �largie � de nouvelles couches de la communaut� qui l?ont rejoint � la suite de trajectoires d?int�gration � la soci�t� fran�aise. Cette fois encore, la culture traditionnelle occupe une place subalterne dans l?�chelle des valeurs. Aussi, les rituels embl�matiques de la culture tunisienne font l?objet de consid�rations p�joratives, comme ce jugement port� sur la c�r�monie du henn� (hanna) qui pr�c�de le mariage, passage oblig� dans la c�l�bration traditionnelle�:

��Les "Belleville" font �a, les juifs de Belleville. Pour eux c?est la partie la plus importante du mariage. Ces danses du ventre et autres, ces danses arabes, tout �a, non chez nous �a n?existe pas. C?est �a qui a cr�� le foss�. Aujourd?hui, il y a un petit foss� entre les gens de Belleville et nous��40.

Ces facettes contrast�es du retour des racines, tour � tour r�parateur ou, au contraire, stigmatisant, rappellent opportun�ment la fonction complexe assur�e par la m�moire et la manipulation du stock d?�l�ments culturels. Incarn�e par les classes les plus populaires, la m�moire s?identifie � leurs pratiques et place les classes moyennes devant un dilemme�: peuvent-elles communier dans la grande comm�moration du juda�sme tunisien alors que celle-ci est principalement support�e par les groupes sociaux dont elles cherchent � se distinguer�? Singulier renversement des positions de prestige�! Le paradoxe de Belleville tient au fait que cette ��communaut� primaire��, largement d�cri�e, en vient � repr�senter l?authenticit� du juda�sme tunisien. Le culte des origines engage � valoriser non pas les pratiques en tant que telles, mais le suppl�ment d?�me qu?elles apportent. Les milieux populaires de Belleville sont alors indispensables aux membres de la communaut�: ils t�moignent du point de d�part, r�activent les souvenirs enfouis et permettent l?entretien du stock culturel qui sert de ressource commune � l?ensemble des juifs tunisiens.

Plusieurs g�n�rations se sont succ�d� � Belleville depuis le d�part de Tunisie. La constitution du quartier ��tune�� a �t� l??uvre de la g�n�ration venue � l?�ge adulte du pays d?origine. Leurs enfants ont grandi dans le quartier, immerg�s dans un environnement en d�calage par rapport aux normes de la soci�t� fran�aise. Pourtant, leur scolarisation s?est g�n�ralement d�roul�e � l?�cole publique. Leur insertion dans la soci�t� fran�aise s?effectue tr�s rapidement au contact des institutions et des autres enfants non juifs. Insertion � la soci�t� fran�aise avons-nous dit, il serait sans doute pr�f�rable de parler de la soci�t� bellevilloise, c?est-�-dire un milieu populaire avec ses particularismes que vont emprunter et reproduire les jeunes juifs tunisiens. S?ils re�oivent une �ducation familiale reprenant des �l�ments de la tradition, r�invent�e dans ce petit carr� tunisien � Paris, ces traits de la socialisation juive tunisienne sont soumis � une forte concurrence de la part des conduites et modes de vie des ��autochtones��. Autrement dit, se pose la question de la reproduction, ou plus fondamentalement de la reproductibilit�, de l?identit� juive tunisienne.

Les souvenirs d?adolescence � Belleville des juifs tunisiens dans les ann�es 1970 ressemblent beaucoup � ceux des familles ouvri�res fran�aises�: la poursuite d?�tudes techniques courtes qui ne permettront pas toujours d?obtenir la position professionnelle esp�r�e, les premi�res f�tes avec les copains du quartier, les premiers flirts, le d�s?uvrement, les conflits avec les parents d�sorient�s par des comportements qu?ils ne comprennent ni n?approuvent. Banalit� de l?exp�rience de jeunes en rupture douce avec un mode d?existence peu reproductible. Les conditions de la transmission ne se sont pas maintenues dans la migration. M�me si la cr�ation du ��ghetto�� tunisien de Belleville favorise la diffusion des pratiques traditionnelles, ou du moins leur actualisation dans le cadre bellevillois, les jeunes mettent � l?�preuve ce mod�le traditionnel en le confrontant aux exigences de la vie en France. L?opposition se durcit quand elle concerne le domaine des interdits et prescriptions rituelles. Le respect de la cacherout ou du chabbat r�siste mal aux incitations nombreuses de l?environnement parisien.

Tant que la vie sociale se tient dans le territoire communautaire, les pratiques traditionnelles gardent la force de l?�vidence. Elles ne font l?objet d?aucune explicitation de la part des parents ou des garants de la vie communautaire tant elles paraissent naturelles, spontan�es, inscrites dans une vie quotidienne impr�gn�e de croyances et structur�e par les actes rituels. Leur transmission passe avant tout par la r�p�tition des actes, sans que leur signification profonde ne soit d�voil�e. Les gestes, les paroles, les interdits, les f�tes, les chants, les superstitions, ce qui fait la texture de la jud�it� ne proc�de d?aucune intellectualisation ni r�f�rence savante. Tout y est imitation par inculcation de la chair imm�moriale d?un �tre juif, identit� qui se con�oit comme une totalit� indivisible. Or, les jeunes se trouvent confront�s � la n�cessit� de ressourcer leur juda�sme dans un nouveau contexte o� la tradition ne va pas de soi. Les r�ponses avanc�es par la famille ne suffisent bient�t plus, comme l?analyse une ancienne responsable des services sociaux de la communaut�:

��Beaucoup de m�res n?avaient pas d?�ducation religieuse, elles pratiquaient par tradition. Les enfants qui demandaient � leur m�re pourquoi on ne doit pas faire ceci ou cela, la m�re disait�: "on ne doit pas le faire parce que c?est p�ch�". Les parents n?�taient pas capables d?expliquer et �a limite la transmission. Quand les enfants sont petits, la r�ponse "c?est p�ch�" peut encore suffire. D?autant que les juifs tunisiens sont tr�s superstitieux. Mais plus tard, cela ne suffit pas � soutenir une pratique contraignante��.

En voie d?�mancipation, les jeunes posent un regard critique sur le fonctionnement de la communaut� et celui de leur propre famille. Le poids de la communaut� sur ses choix personnels, le rappel � l?ordre dans les conduites novatrices, consid�r�es comme autant de transgression, l?omnipr�sence de la famille �largie, des voisins, des amis, mais aussi des instances morales dans la vie quotidienne forment un carcan moral qui ne trouve plus de justification dans la soumission � la tradition. Les interdits brident l?�volution dans la soci�t� fran�aise, ils imposent une sp�cificit� alors que l?ambition de ces jeunes est de se fondre dans la soci�t� globale. L?attachement profess� par les parents � un mode de vie per�u comme une marque d?arri�ration est mal support�, d?autant que l?environnement hors communautaire renvoie une image tr�s d�valorisante du ��ghetto bellevillois��. Le d�calage culturel place les jeunes devant des choix difficiles et les conduit � s?accommoder d?une position en rupture. La volont� de s?ouvrir de nouvelles perspectives entre en contradiction avec un syst�me clos et r�sistant aux �volutions. On retrouve du reste un processus d?�mancipation commun � celui v�cu par les jeunes des milieux ouvriers d�sirant s?extraire d?un sch�ma de reproduction sociale contraignant. Le rejet de la tradition s?identifie souvent � un rejet de Belleville en tant qu?incarnation du milieu communautaire repli� sur lui-m�me. Le t�moignage suivant41, recueilli � la fin des ann�es 1960, synth�tise bien les principaux griefs adress�s au monde �triqu� de la tradition�:

��Je suis arriv� � Paris � 18 ans�; mon p�re ne m?a pas demand� mon avis sur le choix du quartier, et c?est ainsi que je me suis retrouv� � Belleville. � 20 ans, j?en avais assez du quartier, de l?entassement dans une maison sans aucun confort, des sermons de mes parents, bref, j?en avais assez de la mis�re. C?est alors que j?ai quitt� le quartier�; plus tard, j?ai �pous� ma femme, une catholique. Pourquoi�? Parce que je ne voulais pas revenir en arri�re, me battre contre des pr�jug�s, assister � des querelles de famille. Les filles tunisiennes sont encore trop pr�s de leurs m�res et un mariage avec l?une d?elles pose trop de probl�me��.

La filiation tunisienne se dilue au profit d?une inscription dans un juda�sme plus moderne et... fran�ais. Parfois, l?�mancipation peut prendre des dimensions extr�mes et pousser � transgresser l?interdit ultime�: l?union hors de la juda�cit�. L?acte d�passe le seul abandon de la tradition tunisienne, il touche � l?appartenance au juda�sme telle qu?elle est d�finie par la normativit� religieuse. Cette d�marche est v�cue dans la confusion, car si l?on revendique l?autonomie de son choix, parfois contre la famille, en tout cas contre la tradition, on entend malgr� tout maintenir une filiation juive rompue par le mariage mixte. On cherche alors � faire circoncire ses gar�ons et � leur faire suivre un peu d?enseignement religieux pour leur assurer, en d�pit de la transgression r�alis�e, une appartenance � la juda�cit�. La conception lib�rale du juda�sme qui est d�fendue par ceux-l� ne prend pas toujours un aspect militant ou r�fl�chi. Il s?agit tout au plus d?une mise en coh�rence entre ses propres aspirations � l?ouverture vers une soci�t� non-juive et son attachement � perp�tuer la transmission du juda�sme.

Quitter le territoire communautaire o� les places sont assign�es et la mobilit� sociale et culturelle limit�e est une solution que beaucoup ont choisie. Partir de Belleville, c?est bien souvent rompre avec une histoire qui ne peut �tre assum�e par des jeunes qui veulent exister autrement que dans le souvenir. Il leur reste � construire leur propre trajectoire, sans se pr�occuper des questions de transmission d?une histoire r�volue. Le ��retour des racines�� viendra plus tard, quand le besoin de se replacer dans la filiation juive tunisienne se fera sentir. � ce moment l�, l?existence de Belleville facilitera la r�-appropriation d?une m�moire toujours vivante.

Que Belleville ait jou�, et joue encore, un r�le de ressource pour l?�laboration d?une m�moire collective, fondement de l?identit� juive tunisienne en France, appara�t encore plus manifeste pour la g�n�ration n�e en France au d�but des ann�es 1980. N?ayant connu ni la Tunisie, ni l?�ge d?or du quartier tune, cette deuxi�me g�n�ration de juifs d?origine tunisienne n�s en France trouve en Belleville une repr�sentation, id�alis�e certes, mais mat�rialis�e du milieu dans lequel leurs grands-parents ont v�cu. C?est du moins comme cela qu?ils con�oivent le quartier, m�me s?ils ne le fr�quentent pas souvent. Par sa permanence, Belleville exorcise leur besoin de r�-appropriation d?une histoire fuyante et abstraite, souvent r�duite aux �l�ments glan�s au cours des discussions familiales. � sa mani�re, la nouvelle g�n�ration renoue avec le traumatisme enfoui de ceux qui ont v�cu l?exil. Ils reprennent avec passion les mythes de la communaut�, tout particuli�rement celui qui exalte la cohabitation harmonieuse entre juifs et musulmans.

Le passage qui suit provient d?un entretien r�alis� avec une jeune fille d?origine tunisienne n�e � Paris en 1980. On y retrouve le d�roulement du mythe bellevillois, mais �galement l?expression d?une recherche de racines qui bute sur la disparition des traces vivantes de l?existence juive en Tunisie. Devant cette impossibilit� de retrouver l?atmosph�re de la vie juive en Tunisie, une projection se r�alise sur Belleville qui ne se contente plus d?incarner le quartier tune en exil, mais se pr�sente �galement comme une reproduction authentique de ce qu?�tait la cohabitation en Tunisie�:

��J?avais tr�s envie d?aller en Tunisie avec mes grands-parents et qu?ils me montrent�: "c?est ici que je vivais quand j?�tais petit, je jouais ici, mon �cole �tait l�-bas". J?aurais bien aim� conna�tre la Tunisie o� ils ont grandi�! J?aurais aim� voir cette ambiance, cette cohabitation qu?ils avaient avec les gens, ce bien-�tre avec tout le monde. Les voisins venaient chez eux, c?�tait un va-et-vient incessant, les portes restaient ouvertes. Une atmosph�re o� l?on pouvait appeler le voisin par la fen�tre, qu?il soit juif, qu?il soit musulman ou qu?il soit autre chose. Une atmosph�re o�, par exemple, quand il y avait une f�te musulmane, la famille musulmane venait apporter des g�teaux ou les plats. On venait partager. Quand on voit maintenant les relations qu?ont les juifs avec les arabes, c?est triste quand on pense � la cohabitation qu?ils avaient avant...

Mais mes grands-parents sont all�s en Tunisie avec des fr�res et s?urs � eux, et ils n?ont pas retrouv� les endroits o� ils ont grandi. Tout avait chang�, tout avait �t� modernis�, �a leur a fait un choc. Je me suis dit que finalement, aller avec eux et voir qu?il n?y avait plus rien de ce qu?ils avaient connu, aller juste pour voir le pays, c?�tait comme pour voir n?importe quel pays. Maintenant, la Tunisie est devenue un pays moderne, o� il reste tr�s peu de juifs, et ce serait visiter n?importe quel pays d?Afrique du nord.

Pour moi, Belleville c?est � peu pr�s l?image que j?ai de Tunis. Pourtant c?est un quartier d�labr�, les immeubles tombent en ruine, mais quand je vois des juifs, des arabes, des noirs, des blancs, des chr�tiens... je vois de tout � Belleville, et je vois rarement de bagarres. Je me dis que �a devait �tre comme �a � Tunis. Quand je vois des gens qui crient par la fen�tre pour appeler leurs enfants, qu?il y a plein de gens dans la rue, une foule incroyable, des gens � la terrasse des restaurants en �t�, je me dis�: "vraiment, �a devait �tre �a � Tunis"��.

Cette repr�sentation idyllique occupe une place d?autant plus importante dans la m�moire qu?elle propose une lecture optimiste des rapports jud�o-musulmans, au moment o� l?actualit� est domin�e par la tension constante en Isra�l. Bien entendu, la m�moire ment quand elle enjolive � l?exc�s la situation des juifs en Tunisie. Le besoin irr�pressible de gommer les drames, de lisser les asp�rit�s conflictuelles s?est manifest� tr�s t�t. Il n?est du reste pas sp�cifique aux juifs tunisiens, mais a �t� constat� �galement pour le Maroc et l?Alg�rie42. Albert Memmi attribue le succ�s de ce mythe � cinq facteurs, dont la propagande arabe qui aurait cherch�, dans le cadre du conflit isra�lo-arabe, � opposer juifs maghr�bins et europ�ens. Mais la principale responsabilit� serait port�e par les juifs des pays arabes eux-m�mes que Memmi (auto)critique avec lucidit�: ��C?est notre complaisance de d�racin�s qui ont tendance � embellir le pass�, qui, dans leur regret de l?Orient natal, minimisent, ou effacent compl�tement le souvenir des pers�cutions�� (Memmi, 1974�: 57). Alors l?�crivain-sociologue s?insurge devant cette d�magogie historique�: ��La fameuse vie idyllique des juifs dans les pays arabes, c?est un mythe�! La v�rit� [...] est que nous �tions d?abord une minorit� dans un milieu hostile�; comme tels, nous avions toutes les peurs, les angoisses, le sentiment constant de la fragilit� des trop faibles. Aussi loin que remontent mes souvenirs d?enfant, dans les r�cits de mon p�re, de mes grands-parents, de mes tantes et oncles, la cohabitation avec les Arabes n?�tait pas seulement malais�e, elle �tait pleine de menaces, p�riodiquement mises � ex�cution�� (Memmi, 1974�: 50).

Que p�se le rappel des vexations, des meurtres m�mes, devant la n�cessit� de croire en une compl�mentarit� jud�o-musulmane�? La remont�e s�lective des souvenirs privil�gie les moments o� la complicit� entre juifs et Arabes rendait la cohabitation espi�gle. Comme cette anecdote du verre de Boukha but rituellement � cr�dit au caf� arabe de Tunis, le jour du chabbat, pour �viter au client juif de payer, ce qui contreviendrait � l?interdiction de manipuler de l?argent ce jour-l�. Ou encore, celle relative � l?allumage des feux, interdit �galement lors du chabbat�:

��Dans les relations entre les communaut�s des trois religions, il y avait des limites, mais il y avait aussi beaucoup de convivialit�. Il est �vident que les musulmans savaient, par exemple, qu?il ne fallait pas rentrer chez un isra�lite le jour du chabbat avec des cigarettes � la bouche. Chacun connaissait et respectait l?autre. Il y avait aussi une complicit�, par exemple les musulmans savaient qu?il fallait allumer la lumi�re le samedi parce que les juifs ne pouvaient pas le faire, alors ils rentraient chez eux directement et ils allumaient la lumi�re en s?excusant�: "ah je ne savais pas qu?il ne fallait pas l?allumer", mais ils savaient tr�s bien qu?ils devaient le faire parce que �a arrangeait tout le monde��43.

On retrouve, actualis�es, ces anecdotes dans le cadre bellevillois�: telle voisine musulmane s?occupe de faire chauffer les biberons pour la famille juive qui habite sur le palier ou, de fa�on plus g�n�rale, le recours fr�quent d?employ�s musulmans dans les commerces juifs. Les compl�mentarit�s existent aujourd?hui comme hier, mais elles sont devenues incontournables dans le nouveau contexte de cohabitation. Juifs et musulmans maintiennent les distances, mais se sont d�couvert une r�f�rence commune avec l?origine maghr�bine. Celle-ci est souvent �voqu�e comme la marque d?une proximit� culturelle, par opposition � des entit�s plus distinctes, les Asiatiques notamment. Enfin, le climat de x�nophobie et d?antis�mitisme larv�s de ces derni�res ann�es a favoris� un rapprochement des groupes stigmatis�s.

L?actualit� r�cente du quartier offre un dernier �v�nement majeur dans les relations jud�o-musulmanes44. En mai 1995, au cours d?un march� � Belleville, un banal contr�le d?identit� aupr�s d?un jeune coursier du sentier d�g�n�re. Des insultes racistes et antis�mites auraient �t� lanc�es par les forces de police, provoquant un attroupement autour de leur estafette. Secou�s, les policiers appellent en renfort une compagnie d?intervention qui charge la foule sans m�nagement. C?est la stupeur. Il n?y a que quelques bless�s l�gers, mais l?�motion est intense. D�s le lendemain, de nombreuses r�actions politiques, religieuses et associatives s?insurgent contre les violences polici�res et leurs actes de racisme et d?antis�mitisme suppos�s. La rapidit� de la lev�e de boucliers rappelle le statut particulier du quartier dans l?imaginaire collectif. ��Belleville n?est pas Barb�s��, comme l?indique un habitant interrog� par le journaliste du Nouvel Observateur45 et tous les commentateurs d?insister sur la vie en bonne intelligence des juifs et des Arabes que d�montre leur r�action solidaire face � l?agression polici�re. C?est qu?� Belleville, la cohabitation pacifique n?est plus seulement imaginaire, elle s?est impos�e comme une r�alit� incontournable et oriente d�sormais les comportements.

Le d�sir imp�rieux de faire survivre les traits saillants de la culture et du mode de vie juif tunisien s?attache � la condition de l?exil�. Il lui faut croire � la possibilit� d?assurer une certaine continuit�, m�me fictive, pour exorciser la hantise d?une rupture d�finitive avec son pass�. La recr�ation du milieu d?origine en terre d?exil ne se donne les apparences de l?authenticit� que pour att�nuer les blessures de l?�me meurtrie. La chim�re tire sa force du besoin vital qu?�prouvent les juifs tunisiens, comme tant d?autres avant eux, de renouer les fils rompus de leur histoire. Fascin�s par le prodige r�alis�, on finit fatalement par ignorer tout ce qui, dans cet univers id�alis�, tient de l?invention et des transferts s�lectifs. Or, pour exister comme sanctuaire juif tunisien, Belleville a d� tricher avec les souvenirs, adapter les pratiques, travestir les rites. Cherchant � para�tre fid�le, la m�moire sait grossir le trait pour masquer les invraisemblances et combler le foss� irr�m�diable qui se creuse entre le pass� tunisien et le pr�sent fran�ais. L?accumulation de d�tails accr�ditant l?authenticit� du d�cor ne doit pas nous abuser�: la transplantation est une illusion. Celle-ci est d?autant plus cr�dible qu?elle r�pond � une attente profonde de revitalisation d?un univers qu?on ne se r�sout pas � voir dispara�tre. La terre des racines n?est plus, elle a �t� recouverte par la Tunisie moderne. Belleville est alors investi du poids des racines en exil, comme un rappel in�branlable, non pas de l?histoire mais de la m�moire, c?est-�-dire des fragments id�alis�s du pass�.

Le processus de ��mythification�� du Belleville ��tune��, c?est-�-dire du passage d?une exp�rience v�cue � une relation id�alis�e � cette exp�rience, r�sulte de la transformation, in�luctable, des pratiques � la suite de l?int�gration en France. Les changements de condition d?existence, l?�mergence de nouvelles aspirations, l?attachement progressif � la soci�t� d?installation engagent � faire le deuil du pass� tunisien. C?est pr�cis�ment au cours de cette phase critique que s?exacerbent les marques d?attachement � une tunisianit� en voie de dissolution. Plus la tradition dispara�t des pratiques quotidiennes, et plus son aura grandit dans les repr�sentations affectives des juifs tunisiens. En ce sens, la survivance de Belleville en tant que quartier tune ne r�sulte pas d?une continuit� des pratiques, mais plut�t d?un attachement visc�ral � une certaine id�e de la tradition qui trouve ici un terrain o� se mat�rialiser. On peut comprendre la permanence du quartier ��tune�� comme une tentative de perp�tuation d?une culture vivante dont la pr�servation est menac�e.

Car la transmission ne para�t pas assur�e. Le constat fataliste, mais pas n�cessairement amer, de ce militant associatif traduit bien la conviction d?une impossible continuit�:

��Non seulement on a quitt� la Tunisie, mais on n?a pas su transmettre. Et on le sait. [?] Nous avons la lourde responsabilit� de ne pas avoir procr�� de juifs tunisiens. On est juifs tunisiens et on le sera jusqu?� notre mort. Mais ceux que l?on engendre ne le seront plus jamais. La machine s?arr�te avec nous��.

Les nouvelles g�n�rations qui ont grandi en France entretiennent une relation de plus en plus m�taphorique � la culture juive tunisienne. Elles inventent une identit� o� les r�f�rences � la tradition s?estompent, m�me si le cadre bellevillois a tendance � r�duire les divergences de trajectoires.


Notes

1�On fait r�f�rence ici au concept d?ethnicit� symbolique de H.�J.�Gans (1979), dont les exemples tir�s du juda�sme aux �tats-Unis ont �galement trouv� �cho dans cet article.

2�Un ouvrage en a �t� tir�: Simon et Tapia, 1998. Ce texte en reprend de nombreux d�veloppements en les synth�tisant.

3�Dans la suite de l?article, les extraits d?entretien sont pr�sent�s par l?indication d?�l�ments biographiques succincts�: sexe, date et lieu de naissance, date de d�part de Tunisie.

4�Pour l?histoire des juifs en Tunisie, on se reportera � Sebag, 1991 et � Ta�eb, 1994.

5�Quoique la notion m�me d?exil m�rite d?�tre revisit�e, comme l?invite C.Benayoun en �voquant le rapport ambivalent des juifs d?Afrique du Nord � l?exp�rience diasporique : ��tour � tour �mancipateur ou destructeur, l?exil fait l?objet de r�examens successifs au cours d?une m�me existence. L?exil se vit, s?�clipse, s?invente et se cultive�� (Benayoun, 1992 : 19).

6�Sur le mod�le ottoman et les relations interethniques en Afrique du Nord, voir Valensi, 1986.

7�En 1956, 68�% des juifs tunisiens vivent � Tunis.

8�D. Bensimon (1971) rel�ve le caract�re sp�cifique � la Tunisie de cette �migration de l?�lite en Isra�l.

9�Femme, n�e en 1955 � Tunis, partie en 1956.

10�Homme, n� en 1921 � Tunis, parti en 1961.

11�La formation des quartiers ��juifs�� a fait l?objet de plusieurs �tudes qui ont d�montr� l?�troite imbrication du religieux, du culturel et du social dans la constitution des territoires, qu?ils se localisent dans les quartiers anciens, comme le Pletzl de la rue des rosiers (N. Green, 1984; J. Brody, 1997) ou dans les banlieues nouvelles, comme Sarcelles (A. Benveniste et L. Poldselver, 1996).

12�La th�se de C. Zytnicki sur les juifs � Toulouse reprend en d�tail les conditions institutionnelles d?accueil des juifs d?Afrique du Nord en France dans le chapitre 3 (Zytnicki, 1998).

13�Source�: archives du CASIP, consultation personnelle.

14��On ne reprendra pas ici en d�tail la description de la communaut� juive d?Europe orientale et centrale qui vivait � Belleville. Sur les caract�ristiques de cette communaut� au sortir de la guerre, on se reportera � l?ouvrage de r�f�rence de C. Roland (1962). Le livre de Robert Bober, ��Quoi de neuf sur la guerre ?�� (Paris, POL, 1994), propose une tr�s belle �vocation de l?�tat d?esprit des ��survivants�� de la shoah � Paris dans les premi�res ann�es d?apr�s-guerre.

15�Il faut n�anmoins relativiser l?observance de la fermeture du shabbat dans les premi�res ann�es du Belleville ��tune��. Celle-ci s?est notablement d�velopp�e au cours des ann�es 80, de m�me que la diffusion du label du
Beth Din certifiant la ��cacherisation�� des commerces.

16��Un relev� des commerces du bas-Belleville a �t� r�alis� en 1985 par l?�quipe d?E.�Ma Mung et G.�Simon. �Voir (Ma Mung et Simon, 1990, p.�98 et sq).

17��Il s?agit en fait de tous les clients non juifs et non musulmans, c?est-�-dire, dans le cas de Belleville, des non maghr�bins.

18��Les modes de consommation constituent un vecteur important de diff�renciation entre communaut�s, et d?inclusion dans chacune d?entre elle (Raulin, 1990).

19��Sur les pratiques alimentaires des juifs tunisiens, voir Balland, 1997, et sur l?organisation de la cacherout�:
Nizard, 1998.

20��Mois du calendrier juif correspondant � peu pr�s � septembre. C?est au cours de ce mois que se f�tent le jour de Kippour et Roch hachana (nouvel an). Il se termine avec la c�l�bration de So�kot.

21��Enqu�te r�alis�e par Fayman et Simon, 1991.

22��On a d�velopp� cet argument dans�: Simon, 1997.

23��L?espace de l?eruv a �t� d�crit pour Djerba par U.�L.�Udovitch et L.�Valensi (1980, p.�768 et sq.).

24��Nous revenons plus loin sur les changements de hi�rarchie sociale et les reclassements provoqu�s par la migration.

25�L?expression est reprise de Saada, 1993.

26�Traditionnellement, les juifs tunisiens confectionnent un plat avec une poule pour f�ter la rupture du je�ne.

27��Le Dollar �tait offert par le Rabbi Schneerson (autorit� supr�me des Loubavitch qui vivait � New-York) aux visiteurs venus le consulter. Il repr�sente un porte-bonheur annon�ant la prosp�rit� future.

28��Les juifs religieux enroulent les t�filines autour de leur bras gauche et de leur t�te lors de la pri�re du matin. Les Loubavitch proc�dent � des ��s�ances de rattrapage�� aupr�s des passants dans les lieux fr�quent�s par des juifs.

29�Arguments d�velopp�s par Cohen, 1993.

30�Ces deux expressions sont reprises de Cohen, 1993 : 112.

31�Sur le syst�me bellevillois, voir Simon, 1995�; Simon, 1997.

32�Femme, n�e en 1955 � Tunis, partie en 1956.

33�Homme, n� en 1921 � Tunis, parti en 1961.

34�Femme, n�e en 1960 � Tunis, partie en 1964.

35�Homme, n� en 1954 � Tunis, parti en 1967.

36�Femme, n�e en 1960 � Tunis, partie en 1964.

37�Homme, n� � Sfax en 1934, parti en 1961.

38�voir � ce sujet�: Bahloul, 1989.

39�Homme, n� en 1924 � Tunis, parti en 1956.

40�Femme, n�e � Tunis en 1954, partie en 1956.

41�T�moignage rapport� dans Lancar,1970, p. 15.

42�Voir le colloque consacr� aux ��Relations entre juifs et musulmans en Afrique du Nord��, Institut d?histoire des pays d?Outre-Mer, abbaye de S�nanque, �ditions du CNRS, 1978.

43�Homme, n� en 1951, �parti en 1964.

44��Les relations jud�o-arabes ont connu deux autres moments ���fondateurs�� avec les affrontements spectaculaires de 1968 et la tension perceptible lors de la guerre du Golfe en 1990-1991. Sur ce point, voir Simon et Tapia, 1998, pp.�167-173.

45�F. A�choune, A. Chouffan et M. De Pracontal : ��Portrait de Belleville apr�s la bavure��, Le Nouvel Observateur,
8-14 juin 1995.