Le franco-provençal: texte de Manuel Meune
FRANCO(-)PROVENÇAL
Le
franco(-)provençal entre morcellement et quête dunité :
histoire et état des lieux
par
Manuel Meune
(Collaboration spéciale, Université de Montréal, 2007)
1. Lémergence du franco(-)provençal
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Le franco(-)provençal (que nous abrégerons ici FP), résulte de lévolution du latin depuis le centre économique et politique quétait Lyon (Lugdunum en latin), capitale des Gaules. La région a dabord été latinisée à partir dune langue proche du latin classique, comme dans la Gaule narbonnaise voisine, au sud (ce qui explique les points communs entre FP et occitan), puis à partir dun latin plus populaire, diffusé lorsque Lyon fut le point de départ de la conquête de la Gaule du nord et de louest, dite «Gaule chevelue». Laire linguistique du FP (que le linguiste suédois Bengt Hasselrot a appelée Francoprovençalie) correspond à une région qui, avec ses cols alpins, a été depuis longtemps un carrefour de grandes voies de communication (aujourdhui encore, la densité ferroviaire et autoroutière y est impressionnante). Elle sétend sur tout ou partie des régions historiques suivantes : Beaujolais, Bresse, Bugey, Dauphiné, Charolais, Dombes, Forez, Genève, Franche-Comté, Fribourg, Lyonnais, Mâconnais, Neuchâtel, Piémont, Savoie, Valais, Val-dAoste, Vaud. |
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Quant aux régions administratives françaises actuelles, il sagit des deux tiers nord de la région Rhône-Alpes (Ain, Savoie, Haute-Savoie, Isère, Rhône, Loire), des franges sud et est de la Saône-et-Loire, des deux tiers sud du département du Jura et de la pointe méridionale du Doubs. Lune des principales particularités du FP tient à lévolution du a latin, tantôt resté a, comme en occitan, tantôt devenu é (i, e) comme en français, après certains consonnes palatales (ch, j, y, gn). En français, on a des infinitifs en «-er» pour «chanter» et «changer», mais en FP, on trouve chantar dune part, changiér de lautre. On a également des féminins en a ou en e selon le cas: vèrda («verte»), mais blanche («blanche»). Toute langue romane étant apparentée aux langues romanes voisines, on peut donc, selon le point de vue, rapprocher le FP des langues latines du sud de lEurope : le a final du latin rosa sy est maintenu (rousa), alors quen français, il sest transformé en un e à peine prononcé («rose»). Par ailleurs, le FP a conservé le o latin à la première personne du présent (chanto : «je chante»). Mais on peut aussi comparer le FP aux parlers du nord de la France, où le t de vita a également disparu (via en FP, «vie» en français). |
Le FP a parfois été considéré comme un «proto-français» qui, après quelques siècles dévolution parallèle avec les parlers du nord de la France, aurait refusé, à partir du VIIe ou IXe siècle, certaines évolutions adoptées dans le domaine doïl, dans la partie nord de la France. Dautres recherches en font une langue romane aussi ancienne que loïlique ou loccitan. Quoi quil en soit, le FP, dont les frontières ont été précisées tout au long du XXe siècle, est maintenant unanimement considéré comme un groupe linguistique distinct.
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Cest en 1873 que le linguiste italien Graziadio-Isaïa Ascoli (1829 1907) a identifié cette langue néo-latine et rédigé lacte de naissance du franco-provençal, en se fondant sur cette double parenté. A lépoque le terme «provençal» sappliquait à ce quon appelle aujourdhui «occitan» (ce terme sétant imposé par la suite). Pour Ascoli, ces parlers quil avait étudiés constituaient bien un groupe spécifique, et non un ensemble de parlers de transition entre les groupes d'oc et d'oïl (bien quà plusieurs égards, ils apparaissent plus proches de ce dernier). Mais le terme «franco-provençal», technique et peu inspirant, répondant à une logique surtout scientifique, na fait depuis que contribuer à la faible visibilité, académique ou sociale, du FP. |
2. Une langue sans dénomination appropriée
Le FP, bien que son existence soit maintenant reconnue, a une appellation hybride qui nuit à son statut de «vraie langue». On a parfois proposé, dans les années 1960, de la remplacer par «burgondien», en référence à la présence des Burgondes dans la région, au Ve siècle. Mais lépisode burgonde ne semble pas y avoir laissé de traces linguistiques germaniques originales (sinon dans la toponymie), contrairement à la présence des Francs dans le domaine doïl (ceci nempêche pas que le FP a également adopté des termes germaniques). Par ailleurs, le terme «burgondien» entretient une confusion avec la région actuelle de Bourgogne, dont le nom est certes lié aux anciens Burgondes, mais qui nest franco(-)provençale quà sa marge.
Le terme «romand», par opposition à «latin», a parfois permis de désigner, en Suisse, la langue vernaculaire quest le FP, comme latteste un document fribourgeois de 1424, autorisant des notaires à rédiger des lettres en allemand et en «rommant» (romand). Mais ce terme, repérable également dans des documents vaudois et genevois, na semble-t-il jamais été attesté, dans ce sens-là, ailleurs quen Suisse.
Le terme de «franco-provençal» (avec trait dunion), forgé par Ascoli, avait contribué à faire connaître cette langue dans le monde universitaire. Cest lors dun colloque de dialectologie en 1969, à Neuchâtel (Suisse), qua été proposé de renoncer au trait dunion, pour éviter la confusion voulant que ces parlers forment non pas un groupe distinct, mais un «mélange». Les milieux universitaires utilisent depuis presque exclusivement le terme «francoprovençal» sans trait d'union.
Outre le terme «rhodanien», qui na guère rencontré décho, une autre tentative pour résoudre le problème du manque de contours du FP, dans son nom même, consiste à remplacer «franco(-)provençal» par «arpitan». On désigne ainsi cette langue latine transnationale parlée dans les régions alpines, et, par extension, dans toute laire linguistique FP. Le terme «arpitan» devant, par ses sonorités, conférer au FP le même degré de «dignité» quà loccitan, est forgé sur la racine arp (à rapprocher de alp), bien ancrée dans les toponymes de lest de la zone FP, et signifiant «prairie de montagne». Le terme connaît actuellement une certaine fortune et commence à être reconnu comme équivalent à «francoprovençal», même si les universitaires continuent de préférer, pour linstant, ce dernier terme. Arpitan semble simposer plus facilement dans lest de laire FP que dans louest, plus éloigné des réalités alpines (même si le Forez et le Lyonnais ont des zones montagneuses). Depuis 2004, lAliance culturéla arpitana cherche à promouvoir ce néologisme (ainsi que le toponyme correspondant «Arpitanie»), dans lespoir que ses sonorités franches mettent fin au malaise diffus que provoque lemploi du terme «franco(-)provençal», et quelles contribuent à accélérer la reconnaissance de cette langue.
3. Les aléas dune langue dialectale : le « patois » entre fierté et (auto-)dénigrement
Lenjeu de dénomination est moins anecdotique quil ny paraît, car le FP, présent au sein dentités politiques très diverses, est une langue particulièrement fragmentée qui na, pendant des siècles, pas connu la moindre tentative dunification linguistique. Or, la conscience linguistique des locuteurs, axée sur le local, laisse dautant moins de place à la prise en compte de la zone FP dans son ensemble, et à lidentification avec un nom générique englobant tous les dialectes régionaux, que ce nom est peu parlant.
Cette langue, comme la rappelé le linguiste Gaston Tuaillon, «nexiste nulle part à létat pur», mais existe comme la somme de tous ses parlers, lesquels comportent souvent de fortes particularités. Cest en cela quelle est une «langue dialectale», non pas au sens de variante dune langue standard de référence, mais au sens dune langue qui existe UNIQUEMENT sous la forme de son «infinie variation géolinguistique». Ceci explique aussi que plutôt que le terme générique, on utilise volontiers les termes sappliquant aux variantes régionales, aux dialectes du FP : savoyard, dauphinois, lyonnais, bressan, forézien (en France), valaisan, fribourgeois, vaudois (en Suisse), valdôtain (en Italie). Il est à noter que ces termes désignent des ensembles dialectaux moins uniformes que ceux quon trouve dans la zone doïl et doc, et quil arrive quà lintérieur dun dialecte, lintercompréhension soit difficile.
Pour prendre la mesure de la diversité du francoprovençal, on peut consulter quelques textes illustrant ses différentes variantes. En France, citons la variante bressane, la variante bugiste, la variante dauphinoise, la variante forézienne et la variante lyonnaise; en Italie, la variante valdôtaine; en Suisse, la variante genevoise (aujourd'hui disparue, mais en usage dans l'hymne cantonal), la variante neuchâteloise (également disparue), la variante vaudoise, la variante gruérienne (canton de Fribourg) et la variante valaisanne, ces deux dernières étant les plus vivaces en Suisse.
Lapparition tardive dun nom générique et lextrême morcellement linguistique expliquent que, dans les trois pays concernés, les locuteurs continuent de baptiser cette langue simplement du nom de «patois» (ou patouè, selon le lieu). Depuis quelques années, il arrive toutefois que le terme franco(-)provençal soit utilisé, dans certains contextes, par des locuteurs qui, sans être des spécialistes, ont développé une conscience linguistique suprarégionale.
Différents éléments permettent de renforcer la conscience quil sagit dune langue distincte :
1) le travail des associations de patoisants, en particulier la rédaction de glossaires, qui seffectue souvent en lien avec des linguistes (représentant par exemple lInstitut Pierre Gardette, à Lyon, ou les Universités de Grenoble et de Neuchâtel) ;
2) les opérations de sensibilisation des jeunes générations, en particulier par quelques expériences dinitiation scolaire (Savoie), mais aussi par la traduction de bandes dessinées, généralement bien relayée par les médias et offrant loccasion dexpliquer lorigine des patois ;
3) le Festival francoprovençal (appelé aussi «Fête des patois»), qui a lieu chaque année dans lun des trois pays de la zone FP, et qui apparaît, pour des milliers de locuteurs dorigines variées, comme le seul lieu vrai lieu de rencontre international (hormis, potentiellement, Internet).
Toutefois, le mot «patois» nest pas sans poser quelques problèmes. Dune part, utilisé couramment pour désigner différents parlers doïl, voire doc, il ne concerne pas particulièrement le francoprovençal. Dautre part, compte tenu de lhistoire linguistique de la France, pays qui a souvent peiné à penser sa diversité linguistique, le terme reste largement péjoratif. Il garde la trace du stigmate social et dun dénigrement séculaire né de laccélération, dans le sillage de la Révolution française, dune unification linguistique déjà entamée auparavant. Dans la zone FP comme ailleurs, le fait que l«école de la république», en France, ou dautres institutions scolaires, en Suisse et en Italie, aient fait la «chasse aux patois», est source de nombreuses anecdotes de la part des patoisants les plus âgés, qui ont vécu cette période où les unilingues non francophones (ou italophones), dans certains villages, représentaient une grande partie, voire la majorité dune classe dâge le jour de sa première rentrée.
Dans le cas de ceux qui ne connaissaient que leur parler vernaculaire en arrivant à lécole, les récits de parcours linguistiques portent encore, au-delà du caractère rôdé dune anecdote, la trace dune certaine humiliation initiale. La plupart ne remettent pas en cause le bien fondé dune politique linguistique scolaire qui, insistent-ils, a permis leur ascension sociale. Mais par une sorte de phénomène d«oppression intériorisée», qui les empêche denvisager lidée que le bilinguisme nest pas en soi un frein social, ils sont nombreux à laisser entendre que leur langue maternelle est «inférieure», quelle na «pas de grammaire», quelle est du «français déformé», bref quelle ne peut avoir la subtilité intrinsèque dune «vraie langue». Même sils font valoir que certains mots sont particulièrement savoureux, quils nont pas déquivalent en français, la confusion entre langue non standardisée et langue pauvre est bien ancrée.
Pourtant, par un processus habituel de réappropriation dun terme négatif à des fins identitaires, ceci nempêche pas que le mot «patois», chez certains patoisants, nest pas perçu comme péjoratif. Il est littéralement le seul permettant aux locuteurs natifs qui ne lui ont pas tourné le dos de dénommer la langue «autre» qui est la leur, pour en faire un objet de fierté. Cet attachement au mot «patois», quon peut aussi repérer dans les domaines doïl et doc, est particulièrement prégnant dans le domaine FP, où les locuteurs ne peuvent faire valoir que leur langue se rattache à une culture prestigieuse (comme celle des troubadours), dans la mesure où la littérature FP, bien que riche, na jamais eu la reconnaissance à laquelle elle aurait pu aspirer.
Toutefois, lidée de transmettre un parler par un apprentissage plus systématisé, par exemple par linitiation scolaire ou parascolaire, cest-à-dire autrement que par une stratégie de type familial ou folklorique, est peu présente chez les patoisants âgés. Par un phénomène habituel dans des contextes linguistiques très fragilisés, où la langue minoritaire apparaît, aux yeux de beaucoup, «condamnée» à plus ou moins brève échéance, cette aspiration à la diffusion du FP par une forme denseignement est davantage véhiculée par des personnes plus jeunes, dont la langue première na jamais été le patois (bien que beaucoup laient entendu pratiquer, plus ou moins régulièrement).
4. Le défi de lorthographe supradialectale, condition de la visibilité du FP
Plusieurs actes administratifs ont été rédigés en FP au Moyen Âge, mais cette langue, marquée par un grand nombre de variétés phonétiques ou lexicales, na jamais connu de velléités de standardisation, dinstauration dune écriture supradialectale qui aurait pu accélérer lémergence dune langue littéraire, comme ce fut le cas pour le breton, le basque ou le romanche. Dans les années 1990 toutefois, le linguiste franco-suisse Dominique Stich a entrepris dy remédier et de concilier unité de la langue et pluralité dialectale. Il a dabord choisi de sinspirer de lorthographe occitane, mais a dû y renoncer en raison des grandes différences dans les systèmes vocaliques. Il a finalement créé une orthographe qui sintercale entre les conventions graphiques française et occitane. En 1998, il a proposé une orthographe appelée ORA («orthographe de référence A»), qui lui a valu nombre de commentaires «techniques», y compris de la part dOccitans ou de Bretonnants. Et en 2003, après avoir encore perfectionné le système, il a publié le tout premier dictionnaire francoprovençal / français français / francoprovençal, en y présentant la dernière mouture de son orthographe supradialectale, appelée ORB («orthographe de référence B»).
Jusquà maintenant, les parlers francoprovençaux sécrivaient dans diverses écritures plus ou moins phonétiques, parfois mises au point pour un seul village, sinspirant des conventions du français ou de litalien selon le lieu, et destinées à promouvoir un parler local. La graphie phonétique la plus fréquente en France est la graphie dite de Conflans (du nom dun village savoyard), utilisée en particulier en Savoie et en Bresse : on y souligne la voyelle qui porte laccent tonique (souvent dans lavant-dernière syllabe, contrairement au français, sauf sil est parlé avec l«accent du midi») ; et on note les consonnes interdentales, fréquentes dans certains parlers, par sh (correspondant au son de langlais think) et zh (that).
Si Stich propose aussi une « prononciation de référence » (pouvant favoriser des rapprochements entre différents parlers), il insiste sur le fait quavec lORB, chacun peut et doit continuer à utiliser SA prononciation, en apprenant à reconnaître dans tel graphème le phonème correspondant dans son parler, tout étant affaire de convention. En français, chacun sait que le premier e de «femme» se prononce [a], que le r de «monsieur» ne se prononce pas, et que le mot «août», selon les lieux ou les individus, est prononcé [ou], [aou], [oute], [aoute]. En FP, le verbe changiér («changer») en ORB peut correspondre à de nombreuses prononciations (notées ici en graphie de Conflans) : changi (Lyon), shèzhyë (Bresse), shanzhi ou tsandzé (Savoie), tsandzi ou tsandjé (Suisse romande), tsandzé (Aoste).
Il sagit, dans ce système, de retrouver un mot sous la forme originelle que lui avait conférée lévolution du latin tardif, dans lensemble de la zone de «cristallisation» du FP, mais avant lémiettement en de multiples variétés, qui sont assez distinctes pour gêner lintercompréhension, même si la structure du mot reste similaire. Ainsi, le mot (étymon) glacia («glace») a pu donner : glyafe en Savoie, yasse en Suisse romande, lyache en Bresse, lyassi en Dauphiné, etc. La forme FP à lorigine de toutes ces variantes, telle quon peut la reconstruire, sera donc transcrite gllace : le graphème g + ll permet de noter, en prononciation de référence, le son [g] (de «gare») suivi dun l «mouillé», et donc de se rapprocher de plusieurs variantes, aussi bien dans le cas de parlers où lon prononce encore le g initial, que dans ceux où on ne trouve plus que la semi-voyelle y.
Le même phénomène pourrait être décrit pour le mot cllâf (clé), dérivé du latin clave. Dans ce cas, le f, lettre étymologique non prononcée, permet en plus de mieux repérer un mot dont laspect rappellera un terme français, clé sorthographiant parfois clef. Lune des caractéristiques de cette écriture que Stich qualifie dorthographique, de morphologique, détymologique et d« archaïsante », est que les consonnes finales ne correspondent généralement pas à des phonèmes prononcés (sauf pour quelques liaisons). Elles facilitent simplement la lecture, en permettent de distinguer certains homonymes. On a en particulier conservé le -s final comme marque du pluriel, même sil nest plus prononcé en FP. Cette volonté de garder le lien avec le latin conduit par ailleurs à choisir lorthographe cièl (et non sièl), puisque la plupart des langues latines nont jamais renoncé au c initial dans les mots correspondant au latin caelum, lorsque, après palatalisation, le c a évolué vers les prononciations très variées, dans «ciel», cielo (italien et castillan), céu (portugais) ou cer (roumain).
Ce système nexclut pas une certaine souplesse pour tenir compte des particularités régionales. Pour passer de la «graphie large» (générale) à la «graphie serrée» (adaptée), il est par exemple possible de mettre un accent grave sur un e pour signaler une dénasalisation : vent («vent»), qui se prononce [vã] en maints endroits de la zone FP, peut être écrit vènt en Bresse, où la nasale a disparu et où vent se prononce donc [vè]. De nombreux autres ajustements sont prévus.
Fait notable qui illustre une démarche résolument novatrice, Dominique Stich, dans le dictionnaire où il propose sa nouvelle graphie, réserve une place de choix à un lexique de néologismes et de termes spécialisés, mis au point par Xavier Gouvert. Le téléphone portable devient ainsi un encafâblo (de encafar, «empocher»), le fast-food une pignochière (de pignochiér : «pinailler, mangeotter»), les corn-flakes des panètes (de panet, «maïs»), la gomme à mâcher du mâchelyon, le lave-linge une buyandiosa, et la déchetterie une ècovelyère (de ècovélyes, «ordures», «équevilles» en français régional).
Écriture supradialectacle ou phonétique : quelques exemples
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Graphie de Conflans (bressan)
- sh = think; zh = that) |
Graphie fribourgeoise (gruérien) - th = think ou hope |
boire |
bêre |
bazhe |
bâre |
bonjour |
bonjorn |
bonzhou |
bondzoua |
chapeau |
chapél |
shapé |
tsapi |
cloche |
clloche |
lyoushe |
hyotse |
comment |
coment |
quemè |
kemin |
(je) crois |
(je) crèyo |
(zhe) crayou |
(i) krêyo |
deux |
doux (m.) / doves (f.) |
deu / douve |
dou / dovè |
donner |
balyér |
balyë |
bayi |
disait |
desêt |
dejë |
dejê |
encore |
oncor |
oncouzhe |
onkora |
faire |
fére |
fézhe |
fére |
feu |
fué |
foua |
fu |
heures |
hores |
ozhe |
àrè |
jamais |
jamés |
zhamé |
djêmé |
homme |
homo |
oumou |
omo |
ici |
iqué |
itye |
inke |
lumière |
lumiére |
lemizhe |
lumyére |
maintenant |
ora |
vouzhe |
ora |
malappris |
mâlaprês |
môlapra |
môlaprê |
flaque boueuse |
gôlye |
gueulye |
goye |
monsieur |
monsior |
monssu |
moncheu |
oncle |
oncllo |
onlyou |
onhyo |
oui |
ouè |
oua |
ouê |
poussière |
puça |
possa |
putha |
queue |
cova |
couva |
kuva |
reparti |
remodâ |
remoudô |
remodâ |
(je) respire |
sofflo |
seulyou |
chohyo |
roue |
roua |
reuva |
rya |
verre |
vêrro |
varou |
vêro |
voisin |
vesin |
vezin |
vejin |
vu |
viu |
vyo |
yu |
voyez |
vêde |
vate |
vêyidè |
voyage |
voyâjo |
vyazhou |
voyadzô |
Lavantage de lORB est quil est relativement facile à lire pour un francophone, mais les écritures phonétiques, vecteurs didentification auxquels les patoisants sont attachés parce quelles reflètent exactement LEUR parler, ne sont pas appelées à disparaître, et peuvent conserver un rôle moteur dans les différentes régions dialectales. Si lORB continue à se diffuser, elles laccompagneront naturellement, dans une complémentarité quon trouve du reste déjà dans certains ouvrages spécialisés. Il faudra un certain temps pour que les amateurs de FP qui le souhaitent sapproprient cette coexistence, et fassent aisément le lien entre la graphie supradialectale et les prononciations quils connaissent. Mais la communication entre les différentes zones FP, jusqualors entravée par les nombreuses graphies, passe sans doute par lORB (ou ses éventuels avatars), sauf à vouloir recourir systématiquement à la traduction en français.
Lapparition de lORB et du projet cohérent quelle véhicule fait espérer à ses promoteurs (qui sont perçus, selon les points de vue, comme de doux idéalistes ou de courageux militants) que les instances officielles chargées de léducation, dans les trois pays concernés, autoriseront à cette langue régionale à faire une entrée, même très discrète, dans le système scolaire. Actuellement, des cours dinitiation plus ou moins officiels existent en Italie, mais pas en France, où ils ne peuvent se mettre en place que de façon officieuse. Mais à une époque où les locuteurs natifs disparaissent les uns après les autres sans avoir assuré la transmission de leur langue maternelle (sauf dans quelques régions), et face au défi de lenseignement du FP comme langue vivante, lenjeu de lORB semble consister en priorité à permettre aux futures générations davoir accès à ce patrimoine linguistique au moins par le biais de lécrit. Il peut sagir de ceux qui, déjà, participent à des forums en ORB sur Internet, ou de ceux qui souhaiteront découvrir la riche littérature en FP (à condition quelle soit peu à peu transcrite en ORB, une entreprise immense), dont bien des uvres restent méconnues.
5. Une littérature ancienne à découvrir
La littérature francoprovençale, bien que nayant pas connu la diffusion des littératures française et occitane, nen est pas moins dune grande richesse et mérite quon sy arrête. On note quelle provient assez rarement du plus grand centre de la région. En effet, Lyon a vite adopté la langue du roi de France comme langue écrite (même si la population continuait à parler lyonnais, variante du FP) et na pu être un lieu susceptible dimposer une certaine normalisation à la langue, pas plus que Genève, lautre grande ville de la zone FP, qui sest, elle aussi, tournée rapidement vers le français, à la suite de la Réforme.
Si on trouve, dès le XIIIe siècle, des textes en FP, notariaux ou religieux, en particulier dans la région de Grenoble, la littérature némerge quassez tardivement. La littérature médiévale est peu représentée et le XVIe siècle marque le véritable début de la littérature FP, avec des uvres dues au Savoyard Nicolas Martin ou au Grenoblois Laurent de Briançon, qualifiées de «souriantes» par le linguiste Jean-Baptiste Martin.
Le XVIIe siècle constitue en quelque sorte lâge classique de la littérature FP, en raison en particulier de la prégnance du théâtre. Il est marqué par les guerres entre catholiques et calvinistes, entre la Savoie et Genève, dont porte trace la «Chanson de lescalade» (Cé qué laino, devenu hymne national du canton de Genève). Les principaux auteurs sont le Grenoblois Jean Millet (pastorales et comédies), le Lyonnais Henri Perrin (comédies), le Stéphanois Jean Chapelon (noëls, chansons), ou encore les Bressans Bernardin Uchard (auteur dun long poème, La Piemontêsa) et Brossard de Montaney (auteur de noëls et dune comédie).
La littérature du XVIIIe siècle, qui compte plusieurs textes dinspiration politique, est moins abondante quau siècle précédant, hormis à Saint-Étienne, où plusieurs auteurs choisissent de composer leur uvre en parler stéphanois. En Suisse, Jean-Pierre Python propose une traduction en fribourgeois des Bucoliques de Virgile, ce qui lui permet de conférer à son dialecte un certain prestige, tandis que Louis Bornet compose un poème de belle facture, Les chevriérs, qui sera réédité trois fois.
Au XIXe siècle, la région stéphanoise reste productive, et sa littérature témoigne des difficultés sociales liées à lindustrialisation. Alors que dautres régions se font plus discrètes, la Savoie voit sa littérature prendre son essor, en particulier grâce à luvre poétique dAmélie Gex, lune des rares écrivaines de la zone FP. Cette région na pas été le creuset que son histoire et sa géographie auraient pu faire delle, mais avec ses nombreuses publications, dont des périodiques, elle joue un rôle culturel important dans laire francoprovençale. Au Val-dAoste, labbé Jean-Baptiste Cerlogne, poète ayant proposé une orthographe et rédige un dictionnaire qui inspirera de nombreux écrivains de sa région, peut être considéré comme le fondateur de la littérature valdôtaine.
La production régresse au XXe siècle, mais ne se tarit pas. On peut citer le «barde bressan», Prosper Convert, qui, en 1923, propose un spectacle en trois tableaux, Les Ebaudes, ainsi que Pierre Grasset, romancier contemporain qui met en scène la saga dune famille savoyarde à partir de la Révolution française, dans une édition bilingue français-savoyard (en graphie de Conflans), ou encore la Valdotaine Eugénie Martinet et le Gruérien Joseph Yerly. La question de lévolution de la littérature FP est posée. Le Val-dAoste (mais aussi, depuis peu, la région de Foggia, dans un îlot FP des Pouilles) organisent des concours de poésie. Le Centre détudes francoprovençales «René Willien» (auteur de théâtre), à Saint-Nicolas, village natal du Valdôtain Cerlogne, est très actif, tandis que lInstitut Pierre-Gardette, à Lyon, dispose dune masse darchives dont il nest pas exclu quelle suscite des vocations contemporaines. Il reste à savoir dans quelle mesure les écrivains choisiront dadopter la nouvelle orthographe de référence pour espérer être lus au-delà des frontières de leur région «naturelle». Tout indique que la littérature FP, comme la langue elle-même, se trouve à un moment charnière de son histoire.
Il faut ajouter à cette production écrite à vocation littéraire la littérature de tradition orale, transmise au fil des générations. De nombreux contes, récits, légendes à contenu chrétien ou païen, dictons et chansons, à la forme plus ou moins fixe, qui nétaient a priori pas destinés à être écrits, nous sont parvenus après avoir été retranscrits ou enregistrés, et permettent à des «néo-conteurs» de continuer à faire vivre cette tradition.
6. Quelques traits grammaticaux et lexicaux du FP moderne
Dans la mesure où de nombreux mots FP existent sous des formes apparentées en français ou dans dautres langues romanes, il est difficile de préciser les termes ou expressions qui seraient «typiquement FP», quon ne retrouverait pas ou plus dans dautres domaines romans. On peut toutefois proposer la liste suivante : betar («mettre»), polalye («poule»), vôga («fête patronale»), a la sota («à labri de la pluie»), sèrva («étang, mare»), ècorre («battre le blé»), cayon («porc»), ôla («marmite»), cegnôla («manivelle»), cologne («quenouille»), crosuél («petite lampe»), poblo («peuplier»), prod («assez»), trâbla («table»), lencièl («drap»), élude («éclair»), modar («partir»), sè quèsiér («se taire»).
De nombreux mots ont un sens qui sajoute à celui du terme équivalent connu en français : par exemple, cognér ne signifie pas que «cogner», mais aussi «pousser dans un coin, tasser». Certains mots issus du latin nont pas le même genre quen français : sâl («sel») est toujours féminin, et ôlyo («huile») toujours masculin. Par ailleurs, on trouve, plus quen français, des constructions du type «à tâtons», pour décrire une position : a bochon («renversé face contre terre», devenu en français régional «à bouchon»), a revèrchon (à rebrousse-poil), etc.
Concernant les modes et temps, le passé simple a pratiquement disparu, mais on trouve encore à la fois le présent et limparfait du subjonctif. Les deux systèmes coexistent toutefois rarement : certains parlers ont conservé le présent, dautres limparfait, dautres encore ont recomposé un système mixte. Par ailleurs, on a parfois concurrence entre deux types de conjugaison, en particulier à limparfait et à la 2e personne du pluriel du présent : devîvo ou devê («devais»), desévo ou desê («disais»), bêde ou bevéd («buvez»). Parfois cest linfinitif lui-même qui existe sous deux formes, y compris dans un même dialecte : sortir ou sôrtre («sortir»), secoyer ou secorre («secouer»), bolyir ou boudre («bouillir»).
Une autre originalité du FP est la fréquence de ladjectif verbal : on trouve souvent, à côté du participe passé, une forme tronquée fonctionnant comme un adjectif, accentué différemment (avant-dernière syllabe). Le phénomène existe en français («tout trempé / tout trempe»), mais ce type de doublons est beaucoup plus rare quen FP, où lon observe par exemple : mariâ (p.p.) / mario, -a (adj.): «marié»; usâ (p.p.) / uso, -a (adj.): «usé»; enflâ (p.p.) / enflo, -a (adj.): «enflé»; fllapi (p.p.) / fllapo-, -a (adj.): «fané, flapi».
La syntaxe diffère, quant à elle, assez peu de celle du français. Notons toutefois que la négation (ne) personne se traduit par nion, dans un agencement (jé nion vyu) qui rejaillit parfois sur le français régional («jai personne vu» pour «je nai vu personne»).
En ce qui a trait à la marque du genre en FP, les masculins ont la même voyelle finale au pluriel quau singulier, mais le féminin singulier en a devient e au pluriel (ce qui correspond aussi à une autre prononciation). Dautre part, contrairement au français, larticle défini au pluriel a une forme différente au masculin (los) et au féminin (les). On a donc lo pouvr(o) homo / los pouvros homos («le/les pauvre/s homme/s»), mais la pouvra fèna / les pouvres fènes («la/les pauvre/s femme/s»).
Signalons encore que lopposition entre «par» et «pour» nexiste généralement pas, mais que pour les démonstratifs, on distingue entre celi (correspondant au français «celui»), pour désigner quelque chose de proche, et ceti (correspondant à lancien français «cestui»), pour quelque chose de plus éloigné. Par ailleurs, lun des phénomènes quon ne retrouve que dans cette langue romane est le possessif pluriel en on (noutron et voutron, pour «notre», «votre»), construit sur le mode de mon, ton.
7. Quelles perspectives pour le francoprovençal ?
Sans recensements linguistiques, il est impossible dévaluer le nombre exact des locuteurs de FP. Jean-Baptiste Martin, en incluant les «locuteurs passifs», estime leur nombre à 200 000 (sur une population de plus de six millions), dont la grande majorité en France. Les régions où le FP est encore parlé par un nombre relativement élevé de personnes sont, en France, la Bresse, le Forez, le Lyonnais, et, surtout, la Savoie, qui fait parfois office de «patrie naturelle du francoprovençal», en tant quhéritière de lancien duché qui sétendait sur des terres à la fois cisalpines et transalpines de la zone FP. En Suisse, il sagit de la Gruyère (canton de Fribourg) et du Valais (Val dHérens, où la transmission intergénérationnelle est encore partiellement assurée).
Quant au Val-dAoste (Italie), il est la seule région où lemploi du francoprovençal, sans être généralisé, est encore commun à toutes les générations dans certaines communes, surtout rurales. Comparativement à dautres régions, il apparaît comme un «eldorado» FP, mais la langue vernaculaire nen est pas moins soumise, ici aussi, à la forte concurrence dune «grande» langue standard (en loccurrence litalien). Nul ne peut parier sur sa survie à long terme comme pratique quotidienne, et affirmer quelle ne connaîtra pas le sort qui a été celui des parlers FP dans dautres régions, doù ils avaient disparu dès le début du XXe siècle, voire le XIXe (canton de Neuchâtel, canton de Genève, sud de la Franche-Comté).
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Dans de nombreuses régions, les locuteurs les plus jeunes sont nés pendant ou peu après la Seconde Guerre mondiale. Il reste à savoir si, parmi les jeunes générations, un assez grand nombre de personnes souhaiteront, là où la pratique orale est déjà fragmentaire, sintéresser à ce patrimoine linguistique au moins sous sa forme écrite. Les années 2006 et 2007 ont été particulières, dans la mesure où le francoprovençal a connu une attention médiatique inhabituelle, grâce à la traduction, coup sur coup, de plusieurs bandes dessinées en FP. Le bressan a ouvert le bal, avec Lé pèguelyon de la Castafiore (Les bijoux de la Castafiore, texte original dHergé), puis avec Maryô donbin pèdu (La corde au cou, album de Lucky Luke scénarisé par Achdé et Gerra). Puis ce fut le tour du gruérien, avec Lafére Tournesol (Laffaire Tournesol, dHergé), mais aussi de l«arpitan standard», avec ce même album en ORB (Lafére Pecârd), ce double événement ayant permis dillustrer la complémentarité des graphies phonétique et supradialectale. |
Les images ci-dessous sont extraites de l'album en ORB, cette écriture standardisée qui permet aussi de respecter certaines variantes régionales. Dans L'afére Pecârd (trad. de L'affaire Tournesol), Tintin s'exprime en savoyard, le capitaine Haddock en lyonnais et Topolino en vaudois.
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Si la popularité dun héros comme Tintin a pu réveiller lintérêt pour les parlers autochtones dans la zone francoprovençale, il est trop tôt pour dire si cette conjonction entre un intérêt médiatique indéniable et la diffusion dune orthographe standardisée aura les effets à moyen terme quespèrent les promoteurs du FP. Mais il est certain quà lheure où, dans plusieurs régions de la «Francoprovençalie», le nombre des locuteurs natifs connaît une chute vertigineuse, la langue ne pourra appartenir quà ceux qui feront leffort de sen emparer.
Dernière révision en date du 30 nov. 2009
CENTRE D'ÉTUDES FRANCOPROVENÇALES «RENÉ WILLEN», Diglossie et interférences linguistiques: néologismes, emprunts, calques, Aoste, Imprimerie Valdôtaine, 2006.
ESCOFFIER, Simone (dir.). Études francoprovençales [Actes du 116e Congrès national des sociétés savantes (Chambéry-Annecy, 1991)], avant-propos de Tuaillon, G., éditions du CTHS, 1993, 150 p.
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