Guerre en Ukraine : la Serbie prise au piège Wagner ?
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- ️Fri Jan 20 2023
Trop c’est trop. "Pourquoi est-ce que vous, membres du groupe Wagner, appelez des Serbes [pour combattre en Ukraine, NDLR] alors que vous savez que c’est illégal ?". Le président serbe, Aleksandar Vucic, n’a pas mâché ses mots, lundi 16 janvier, au sujet des tentatives de recrutement des mercenaires d’Evguéni Prigojine, l’influent patron de Wagner.
Le coup de sang est rare. "La Serbie est l’un des meilleurs amis de la Russie en dehors de la sphère des ex-pays soviétiques, et Aleksandar Vucic a des bonnes relations avec Moscou", note Dimitar Bechev, spécialiste de la géopolitique des Balkans à l’Oxford School of Global and Area Studies.
Wagner et la "Patrouille du peuple"
Mais cette fois-ci, le très populiste Aleksandar Vucic n’a pas digéré une séquence diffusée peu avant sur la chaîne pro-russe RT Balkan. Une vidéo y montrait des soldats présentés comme serbes se battant aux côtés des Russes en Ukraine. "C’était malin de leur part. Ils ont déguisé une publicité de recrutement – qui aurait été illégale en Serbie – en reportage qui donnait toutes les informations nécessaires pour rejoindre Wagner en Ukraine", détaille Vuk Vuksanovic, spécialiste des relations entre la Russie et la Serbie au Belgrade Centre for Security Policy. En effet, une loi interdit aux Serbes de prend part à des conflits à l'étranger.
Une publicité à peine cachée qui venait s’ajouter à d’autres indices de la présence des mercenaires russes en Serbie ces derniers temps. L’ouverture d’un bureau de Wagner à Belgrade a d'abord alimenté des rumeurs en décembre. "Il a été question de la création d’une entreprise écran qui, en réalité, aurait servi à ce groupe à s’implanter plus solidement en Serbie. Mais rien n’a jamais pu être prouvé”, explique Vuk Vuksanovic.
Début janvier, l’emblématique tête de mort qui fait figure de blason du groupe Wagner est apparue sur une peinture murale au centre de Belgrade. Ce dessin a été revendiqué par le mouvement d’extrême droite “Patrouille du peuple”, suggérant ainsi que ce groupuscule représentait les mercenaires russes en Serbie.
Ce n’est pas étonnant. La “Patrouille du peuple” avait déjà participé à l’organisation d’une manifestation de soutien à la Russie peu après le début de la guerre en Ukraine en mars 2022. “Certains de ses membres ont aussi été invités à Saint-Pétersbourg dans l’immeuble occupé par Wagner”, souligne Vuk Vuksanovic.
Les efforts des hommes de Prigojine et de ses relais en Serbie ne semblent pas, pour l’instant, avoir suscité des vocations guerrières par centaines. “Le nombre de mercenaires serbes qui combattent en Ukraine pour la Russie apparaît très faible”, souligne Othon Anastasakis, directeur du Centre d’études sur l’Europe du sud-est de l’université d’Oxford.
Des Serbes toujours pro-Russe ?
Mais pour Aleksandar Vucic, le problème est ailleurs. À l’heure où les relations entre l’Europe et la Russie sont au plus bas et où Belgrade cherche à apparaître plus favorable à l'Union européenne – la question de son adhésion au bloc européen fait du surplace depuis 2013 –, la Serbie n’a aucune envie d’apparaître comme un havre de paix pour Wagner et un réservoir à recrues pour Moscou.
“Aleksandar Vucic est contrarié par ces efforts de recrutement russe car Wagner fait ainsi de lui et de son pays une cible pour Washington et Bruxelles”, note Vuk Vuksanovic. Pour tenter de rassurer le camp occidental, il a ainsi affirmé que “la Crimée et le Donbass sont ukrainiens” dans un entretien accordé mercredi 18 janvier à la chaîne américaine Bloomberg.
Cependant, Moscou n’a pas choisi la Serbie par hasard pour trouver des recrues. Belgrade a toujours su ménager des bonnes relations avec la Russie. Le pays a ainsi refusé à plusieurs reprises de soutenir les sanctions internationales contre la Russie. “C’est aussi le seul pays sur le continent vers lequel il y a toujours des vols depuis Moscou”, note Othon Anastasakis.
Aleksandar Vucic a aussi négocié un accord de livraison de gaz russe très avantageux pour la Serbie fin mai 2022… alors même que le reste de l’Europe cherchait à réduire au plus vite sa dépendance aux hydrocarbures russes.
Surtout, la Russie jouit d’une très grande popularité dans l’opinion publique et la guerre n’y a pas changé grand-chose. “La Russie a un énorme avantage aux yeux des Serbes : elle n’est pas les États-Unis”, résume Vuk Vuksanovic. L’opinion publique garde “un souvenir très amer des bombardements de l’Otan en Serbie durant la guerre de Yougoslavie dans les années 1990, et des soldats russes ont aussi combattu aux côtés des Serbes”, énumère Othon Anastasakis.
Une partie des Serbes n’a pas non plus pardonné à Washington et à l’Europe d’avoir reconnu, en 2008, l’indépendance du Kosovo, contestée par la Serbie. Le statut du Kosovo constitue d’ailleurs l’un des principaux leviers d’influence utilisés par Moscou sur Belgrade. La Russie représente le meilleur allié de la Serbie au Conseil de sécurité de l’Onu lors des discussions sur le Kosovo.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a pas beaucoup fait bouger les lignes en Serbie. Cette guerre est perçue principalement “comme un effort russe pour bousculer l’ordre international dominé par un seul pays : les États-Unis”, explique Vuk Vuksanovic.
Aleksandar Vucic pris à son propre piège
Le président serbe n’est pas étranger à cette vision très pro-russe du conflit en Ukraine. Il a laissé se développer un paysage médiatique donnant une large place à la propagande russe. En adoptant parfois une position pro-européenne sur la scène internationale, il peut ainsi jouer à Bruxelles le rôle du seul rempart aux sentiments trop favorables à la Russie qui gagneraient du terrain dans son pays, analyse Vuk Vuksanovic.
Il a ainsi contribué “à ériger Poutine en super-star aux yeux d’une partie de la population”, estime l’expert du Belgrade Centre for Security Policy. Une stratégie qui semblait ne présenter que des avantages tant qu'Aleksandar Vucic pouvait jouer à la fois sur les tableaux européen et russe.
Mais avec la guerre en Ukraine, cette position devient de plus en plus intenable. "Washington et Bruxelles espèrent pouvoir profiter de ce conflit pour tirer la Serbie davantage vers le camp occidental", affirme Othon Anastasakis. Ce serait économiquement logique puisque l’UE est le premier partenaire commercial de la Serbie.
Sauf qu’Aleksandar Vucic peut difficilement se montrer trop critique à l’égard de Vladimir Poutine, sous peine d’être désavoué par une opinion publique qu’il a contribué à rendre plus "poutinophile". 'Il s’est construit son propre piège politique", résume Vuk Vuksanovic.
Et c’est probablement une autre raison pour laquelle le président serbe s’est emporté contre les mercenaires de Wagner. "Il n’a aucune envie que ce groupe établisse une présence plus importante en Serbie”, explique Vuk Vuksanovic. Pour cet expert, il a vu le poids politique que le groupe peut avoir dans certains pays africains où il est accusé d’avoir influencé des élections. Il n’a aucune envie d’avoir cette même épée de Damoclès au-dessus de la tête et qui signerait l’arrêt de mort de sa politique d’équilibriste entre Bruxelles et Moscou.
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