"Les Français jihadistes": L'envers du décor contre les clichés
- ️Tue Mar 25 2014
LIVRES - Si une bonne partie, environ la moitié, de ces jihadistes sont des convertis à l'Islam, ces derniers ne correspondent pas tous au cliché habituel véhiculé par les médias.
Alors que dans le monde arabe, les meilleurs spécialistes du courant jihadiste ne sont pas des universitaires mais des journalistes, la situation inverse prévaut en France où depuis plus de vingt ans les meilleurs ouvrages sur le sujet ont toujours été le fait d'universitaires, négligeant, souvent à juste titre, la production journalistique francophone sur ce thème.
Le livre du journaliste français David Thomson Les Français Jihadistes, publié le 6 mars aux éditions Les Arènes, devrait toutefois faire exception et devenir rapidement un recueil de matériaux essentiel pour tous les observateurs du courant jihadiste.
Fruit d'une enquête de plus d'un an, ce livre présente les parcours de dix-huit musulmans français d'obédience jihadiste, dont la majorité combattent aujourd'hui en Syrie dans les rangs de Jabhat an-Nusra, la branche syrienne d'al-Qaïda, ou de son rival, l'Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL).
Auteur d'un documentaire consacré au mouvement tunisien Ansar al-Charia et intitulé Tunisie: la tentation du Jihad, diffusé sur la chaîne Arte en mai 2013 et lauréat du prix Ilaria Alpi la même année, David Thomson a profité des retombées positives de ce documentaire au sein des milieux jihadistes francophones. Bénéficiant ainsi d'un certain respect pour son travail jugé "objectif", il est donc parvenu à recueillir les témoignages de ces jihadistes qui combattent aujourd'hui en Syrie. Tout au long de son livre, David Thomson retranscrit leurs propos en évitant à la fois l'écueil de la diabolisation, qui condamnerait ces jihadistes dès le départ sans chercher à comprendre leurs motivations, ni leurs parcours, ou à l'inverse celui d'un angélisme naïf, qui passerait sous silence les aspects les plus inquiétants de leurs discours (1).
Il vient contredire certains clichés
Outre le recueil de ces précieux témoignages, l'apport du livre de David Thomson est d'abord de briser plusieurs clichés et lieux communs. Si une bonne partie, environ la moitié, de ces jihadistes sont des convertis à l'Islam, ces derniers ne correspondent pas tous au cliché habituel véhiculé par les médias, à savoir celui du Français de souche, blanc et de tradition catholique. En effet, comme l'ont montré les travaux du sociologue Samir Amghar, une grande partie des "convertis" ayant opté pour le salafisme, et le jihadisme, sont souvent des Français originaires des territoires d'Outre-Mer, principalement des Antilles, ou des descendants d'immigrés africains de tradition chrétienne. Leur forte présence dans les quartiers populaires, où ils sont soumis aux mêmes discriminations que leurs concitoyens français d'origine maghrébine, favorise les interactions culturelles avec l'islam, allant parfois jusqu'à la conversion.
Ainsi les convertis rencontrés par David Thomson sont parfois originaires de la France profonde mais aussi de Guadeloupe, de Martinique, du Congo ou encore d'Haïti. A contre-courant du discours dominant sur "les fous d'Allah", "les fascistes verts" ou "les nazislamistes" (2), David Thomson a su "rendre leur humanité" à la plupart de ses enquêtés avec lesquels certains lecteurs se surprendront à s'identifier.
On pense notamment à cette convertie, originaire d'un petit village de la campagne française, qui organise méticuleusement, jusque dans les moindres détails, le voyage de sa petite famille vers la Syrie (p. 60-61). Cette mère de famille, qui compte conserver sa culture culinaire sur la terre du Jihad, tient absolument à ne pas manger trop épicé une fois arrivée en Syrie.
Au fil des pages, on découvre également que ces jihadistes ont eu la même enfance que tous les Français, en regardant les mêmes dessins animés, l'un d'entre eux se souvient notamment avoir été ému dans sa jeunesse par le célèbre film de Walt Disney Le Roi lion (p. 144-145), sorti en 1994. Encore aujourd'hui, certains d'entre eux avouent avoir continué à regarder des séries télévisées américaines en famille (p. 84), telles que Breaking Bad, Lost ou The Walking Dead, à l'instar de n'importe quel foyer français, jusqu'à leur départ pour la Syrie.
Cette empathie du lecteur a toutefois ses limites, notamment lorsque celui-ci est confronté à la transcription d'une discussion entre jeunes jihadistes jubilant sur Facebook devant une vidéo d'égorgement, que David Thomson décrit sans aucune complaisance (p. 88).
Pour décrire le "Jihad au féminin", David Thomson trouve les mots justes en parlant de "Jihad matrimonial" (p. 66), n'ayant strictement rien à voir avec le "Jihad du Sexe", dont il est aujourd'hui admis qu'il s'agit d'une rumeur forgée par la propagande du régime Assad puis relayée complaisamment par certains médias tunisiens désireux de discréditer les islamistes. Selon David Thomson, ce qui pousse ces jeunes femmes à rallier la terre de Jihad, c'est d'abord la volonté d'épouser un combattant du Jihad puis l'espoir de devenir rapidement une mère de famille d'un foyer jihadiste en Syrie, où les enfants seraient élevés pour devenir des combattants de l'Islam.
Ainsi le chiffre de 700 Français "concernés" par le Jihad en Syrie désignerait en réalité la "communauté française jihadiste" installée en Syrie, dont une bonne partie serait composée par les familles des combattants, c'est-à-dire des femmes et des enfants ne participant pas aux combats.
La fin du monde est un sujet sérieux (surtout pour ceux qui s'y préparent)
Enfin, en prêtant attention au discours des jihadistes rencontrés par David Thomson, on constate que tous veulent mettre en avant la place de la Syrie, et plus largement du Levant (Bilad ash-Sham), dans les textes scripturaires de la tradition musulmane. En effet, selon plusieurs hadiths prophétiques, la Syrie aurait vocation à être le "champ de la bataille finale" contre les "armées de l'Antéchrist" au lendemain du retour sur terre de Jésus dans la ville de Damas. Certains lecteurs pourraient s'étonner, voire s'amuser, de ce "millénarisme jihadiste" qu'il convient de ne pas trop prendre à la légère comme nous y invite Jean-Pierre Filiu, auteur d'un ouvrage sur l'apocalypse dans l'Islam, pour qui "la fin du monde est un sujet sérieux, surtout pour ceux qui s'y préparent" (L'Apocalypse dans l'Islam, 2008).
Si David Thomson évoque effectivement, parmi les causes de la mobilisation pour le Jihad syrien, le sentiment de révolte des Jihadistes français devant les images de la terrible répression du régime Assad contre sa population, nous estimons que ce thème aurait sans doute mérité davantage de développements dans son livre.
De même, il nous semble que la place attribuée à Internet et les réseaux sociaux comme principaux facteurs explicatifs des départs en Syrie est sans doute un peu excessive. Internet ou pas, la plupart des individus dont les parcours sont présentés dans le livre auraient sans doute fini par devenir jihadistes, un certain nombre d'éléments de leur personnalité les prédisposant à être séduits par ce courant plutôt que par les confréries soufies ou les prêches citoyens des partisans de "l'islam de France".
Toutefois, Internet et les réseaux sociaux sont des outils qui ont effectivement accéléré leur éveil à l'idéologie jihadiste, qui s'articule autour de deux axes majeurs: une réaction radicale face aux dysfonctionnements politiques provoqués par les régimes autoritaires dans les pays arabes et un refus absolu de la domination occidentale sur le monde musulman. En d'autres termes, comme l'explique François Burgat:
De même que la révolution khomeyniste en Iran aurait quand même pu avoir lieu sans l'apport des cassettes audio, il ne fait aucun doute que bien d'autres facteurs qu'Internet et les réseaux sociaux expliquent l'engouement sans précédent des jihadistes français pour la Syrie. Ainsi, le positionnement longtemps favorable aux rebelles syriens des médias français, mais aussi la "relative bienveillance", durant plusieurs mois, des services vis-à-vis des combattants prenant la route du Levant, et enfin la place de cette région dans l'imaginaire musulman sont les principaux facteurs expliquant cet attrait pour la Syrie, indépendamment d'Internet et des réseaux sociaux.
L'envers du décor
Durant son enquête David Thomson a non seulement fait l'effort de s'initier aux codes culturels de ses enquêtés et à leur terminologie jihadiste mais il s'est aussi intéressé à la production intellectuelle de leurs référents religieux. Les principaux ouvrages doctrinaux du courant jihadiste, disponibles en français, sont mentionnés et les conceptions dogmatiques qu'ils contiennent brièvement exposées (p. 142-144).
Néanmoins, cette plongée dans l'univers jihadiste ne peut en aucun cas être assimilée à une incitation au départ en Syrie car David Thomson montre, à plusieurs reprises dans son livre, l'envers du décor. En particulier, la solitude et l'ennui vécus par les femmes de combattants français mais aussi les conditions de vie difficiles auxquelles celles-ci sont soumises avec leurs enfants, où dans le meilleur des cas leur foyer ne bénéficie que de six heures d'électricité par jour.
Si David Thomson n'a pas systématiquement posé la question à tous ses enquêtés, ceux qui ont abordé le sujet avec lui sont formels. Aujourd'hui, après avoir été confrontés à la réalité du terrain syrien, si c'était à refaire ils ne prendraient plus le risque d'emmener leurs familles avec eux.
Notes:
(1) Un des jihadistes interviewé par David Thomson déclare, en ce qui concerne ses éventuels projets en France, avoir une préférence pour les attentats contre des cibles civiles plutôt que contre des cibles militaires (p. 224).
(2) Lors des débats suscités en Belgique par le départ de plusieurs jeunes pour la Syrie, certains n'ont pas hésité à les comparer aux partisans de Léon Degrelle, qui durant la seconde guerre mondiale s'engagèrent dans la Waffen-SS pour combattre aux côtés de l'Allemagne nazie sur le front russe contre les Soviétiques