Operation TORCH, la victoire oubliée
- ️Fri Oct 28 2016
par Georges Bosc (extraits)
Les préliminaires
A Washington et Londres
Le 7 décembre 1941, en attaquant par surprise la flotte américaine du Pacifique au mouillage dans les eaux de Pearl Harbor, le Japon provoquait l'entrée en scène des Etats Unis dans la deuxième guerre mondiale.
Si le choc est brutal, la riposte sera cinglante. Trop longtemps indécis, l'opinion populaire et le Congrès stigmatisent l'agression, la nation unanime bascule dans la belligérance. Le président Roosevelt a désormais les mains libres, l'Amérique est prête, elle saura faire face.
Pour la Grande-Bretagne isolée, qui poursuit la lutte face à l'Axe depuis le renoncement partiel et transitoire de la France, le 22 juin 1940, Pearl Harbor constitue « le désastre le plus heureux de la guerre ». Il en va de même pour l'U.R.S.S., engagée dans le conflit, le 22 juin 1941, à la suite de l'opération « Barbarossa », qui ploie sous la violence de l'offensive allemande.
Le décor est planté, tous les protagonistes sont en place. Au bloc totalitaire germano-italo-japonais s'oppose désormais l'alliance tripartite anglo-américano-soviétique dite du « Monde libre ». Le drame va se jouer, il a pour théâtre la planète.
Dès le 22 décembre 1941, en vertu de la « Charte de l'Atlantique », signée le 14 août de la même année, qui fait de Londres l'allié prioritaire de Washington, le premier ministre britannique Winston Churchill se rend à la Maison Blanche pour participer à la conférence « Arcadia ». Inaugurant un cycle de rencontres au sommet qui décideront à la fois du sort des armes et du destin géopolitique des nations, « Arcadia » se place sous le signe de « Germany first » et se propose de jeter les bases d'une stratégie alliée coordonnée au niveau mondial, selon un calendrier opérationnel aussi réaliste que possible. Son ordre du jour consacre une large part à la situation de l'empire français qui, aux termes de la convention d'armistice, demeure sous la souveraineté du gouvernement de Vichy tout en échappant à l'occupation ennemie. C'est l'occasion pour Churchill de dévoiler le plan « Gymnast » donnant priorité à l'invasion de l'Afrique du Nord française ; sa proposition est approuvée*. Hélas ! une controverse d'experts, avivée par les exigences d'une U.R.S.S. en plein désarroi, entraîne le contre-projet d'un second front européen et vient différer la décision de sept mois. Les stratèges américains et britanniques s'opposent, les premiers donnant la préférence à une opération de moyenne ampleur, « Sledgehammer », prévue en septembre 1942 sur le Cotentin, suivie en 1943 d'un débarquement de grande envergure, « Boléro », sur les côtes de la Manche. D'autres plans tout aussi discutables concernant notamment les Balkans et la Norvège sont tour à tour avancés et, dans le camp anglais, la contestation devient telle que le général Marshall, chef d'état-major de l'armée américaine, menace de renverser la vapeur et de reporter tous les efforts sur le Pacifique où le général Mac Arthur se fait pressant.
_____________________________
(9) L'opportunité d'une intervention militaire en Afrique du Nord avait déjà été évoquée le 14 août 1941, entre Roosevelt et Churchill, lors de la ratification de la « Charte de l'Atlantique » à Argentia.
(Le président des Etats-Unis Franklin D. Roosevelt, en conférence
avec le premier ministre britannique, Sir Winston Churchill.)
Finalement, l'intervention de Roosevelt permet de dénouer la crise et de préserver l'alliance. Les commandements militaires anglo-américains en conférence à Londres adoptent le 25 juillet 1942, le projet « Super-Gymnast » que le président des Etats-Unis entérine sur le champ sous le nom de code définitif d'opération « Torch » suggéré par Churchill. Il était temps. Trois mois et demi plus tard, le plan d'invasion de l'Afrique du Nord sera matérialisé cette fois en un temps record. Il débouchera, le 8 novembre 1942, sur la première grande opération interarmes alliée de la deuxième guerre mondiale. Sa mise au point, laborieuse quant à la discussion, confirmera le bien-fondé de la stratégie initiale d'encerclement, « Round up », prônée à la conférence « Arcadia », de préférence à une attaque frontale sur l'Europe. Son succès couronnera la lucidité de ses concepteurs attachés à contrebalancer, par une démonstration aussi spectaculaire qu'économe en vies humaines, l'effet psychologique des grandes victoires allemandes de l'époque.
Pour Hitler, la victoire passait aussi par l'Afrique. C'était le tremplin idéal pour d'autres conquêtes, le contrôle de la Méditerranée, la maîtrise de Suez et la mainmise sur le pétrole du Moyen-Orient. Conforté par la neutralité bienveillante de Franco et celle supposée de la France en Afrique du Nord, il envoie Rommel et l'« Afrika Korps » en renfort du corps expéditionnaire italien, dès février 1941, et bouscule les Britanniques dans les déserts de Libye et d'Egypte. Puis, le front se stabilise. Le génie tactique des Alliés consistera à lancer en Egypte une offensive de grande envergure deux semaines avant l'opération « Torch ». Montgomery et la VIIIe Armée attaquent à El Alamein le 23 octobre 1942 ; le 4 novembre, l'« Afrika Korps » bat en retraite. Dans le même temps, l'immense armada anglo-américaine pénètre en Méditerranée. L'ennemi croit à des renforts destinés à Malte et à Montgomery. Le 8 novembre, il apprend le débarquement allié sur la côte algéro-marocaine ; l'effet de surprise est total. Brusquement, l'équilibre stratégique mondial bascule ; c'est la « bissectrice de la guerre ». Moscou est soulagé, les Alliés entrevoient la victoire. Pour la France, c'est le « premier jour de la libération » et le retour sur le chemin de l'honneur.
En Afrique du Nord
Dès le lendemain de la signature de l'armistice, le 23 juin 1940, le général Noguès télégraphiait à Bordeaux au général Weygand, exprimant l'avis qu'il était « possible de continuer la lutte en Afrique du Nord ». Il ne fut pas suivi, mais nombre de militaires et de civils patriotes demeurèrent convaincus que, tôt ou tard, la « carte africaine », qui faisait partie du jeu stratégique mondial, serait abattue par les Alliés et qu'il importait de se tenir prêt.
Après Rethondes, l'Armée d'Afrique doit être réduite à 30 000 hommes. Les négociations entamées à la suite de l'agression anglaise de Mers el-Kébir permettent de porter les effectifs à 127 000 hommes auxquels s'ajoutent progressivement 60 000 hommes habilement camouflés. Outre la dotation officielle, un important armement et des stocks de munitions appréciables sont dissimulés dans des arsenaux clandestins. Comparativement au potentiel global de l'armée française, un nombre respectable de chars, pièces d'artillerie, avions et navires sont mis à l'abri, notamment ces deux fleurons de la flotte que représentent les cuirassés « Richelieu » et « Jean Bart ».
Partout l'ordre règne. Chez les militaires, le moral demeure élevé et l'esprit de revanche prévaut largement. Hélas ! la fatale bévue de Churchill lançant la « Royal Navy » à l'attaque de l'escadre française dans les ports de Mers el-Kébir et Dakar déclenche un sentiment d'anglophobie très préjudiciable. En corollaire, le prestige du général de Gaulle est profondément atteint. Chez les civils, l'espoir persiste ; on se montre patriote, majoritairement favorable au maréchal Pétain et antiallemand. Dans l'adversité, la population autochtone reste confiante et fidèle.
Robert Murphy, consul général des Etats-Unis à Alger.
En septembre 1940, le général Weygand est dépêché de Vichy à Alger où il est nommé haut-commissaire pour l'ensemble des territoires d'Afrique du Nord et d'Afrique Occidentale. Véritable proconsul, sa fonction lui donne autorité sur les gouverneurs coloniaux et l'administration civile en même temps qu'il dispose des pouvoirs militaires. Weygand incarne la permanence de la France outre Méditerranée ; sa formule « Défendre l'Afrique du Nord contre quiconque ». A l'époque, la menace vient de l'Axe et l'hypothèse d'une intervention par l'Espagne est concevable ; l'armée d'Afrique doit être en mesure de s'opposer à une telle agression. De son côté, l'Amérique, qui est en pré-alerte, a compris la valeur de la plate-forme africaine et délègue à Alger une mission dirigée par le consul général Robert Murphy. Habile diplomate, cet ancien conseiller à l'ambassade des Etats-Unis à Vichy, auprès de l'amiral Leahy, est à la fois le représentant personnel du président Roosevelt et l'agent de l'« Office of Stratégie Services » (O.S.S.). Bon catholique et fin politique, Murphy a tôt fait de se rapprocher des dignitaires français en Afrique du Nord dont il apprécie la capacité à maintenir la loi sur des territoires démesurés ainsi que l'ardent patriotisme. Il rencontre le général Weygand et les deux hommes se lient de sympathie. Un accord économique portant sur la fourniture par les U.S.A. de thé, de sucre, de cotonnades, de matériel agricole et d'essence, en échange de liège, intervient le 26 février 1941. En outre, une sorte de gentlemen's agreement autorise l'implantation de onze « vice-consuls », agents à peine déguisés de l'O.S.S., tels Boyd, Coster, King, Knight, Knox et Pendar qui nouent des contacts politiques et militaires à travers le Maghreb.
L'inconcevable négligence de l'ennemi jointe aux complicités locales permettront au réseau de subsister après l'ouverture des hostilités entre l'Allemagne et les Etats-Unis, jusqu'au débarquement allié. Hélas ! Weygand n'a pas cette chance. Le 17 novembre 1941, sous la pression allemande, l'amiral Darlan le rappelle à Vichy ; il est assigné à résidence puis interné en Allemagne du 12 novembre 1942 au 5 mai 1945. Qu'importe ! la dynamique est lancée, l'Armée d'Afrique renaissante est prête à reprendre le combat. Le haut commissariat étant supprimé, le général Juin est nommé à Alger, le 21 novembre 1941, commandant en chef en Afrique du Nord. Il poursuivra dans la voie tracée par son prédécesseur avec à ses côtés les généraux Béthouart, Kœltz, Mast, Monsabert, l'amiral Fénard, le capitaine de vaisseau Barjot, les colonels Baril, Jousse, Van Hecke, Tostain, les commandants Beaufre, Aumeran et cent autres.
(Robert Murphy, consul général des Etats-Unis à Alger)
Parallèlement à l'action déployée auprès des militaires, Murphy et son équipe sont au contact de la résistance civile et assurent une liaison permanente entre Alger et Washington. Après l'entrée en guerre des Etats-Unis et la conférence « Arcadia », l'option neutraliste de l'Afrique du Nord ainsi que le plan d'assistance américain à celle-ci en cas d'agression par les forces de l'Axe doivent être révisés. Ce n'est plus seulement une aide logistique mais une intervention armée destinée à occuper le terrain et gagner la population à la cause alliée qui est envisagée. Tout l'effort de la légation américaine en Afrique du Nord consistera, en étroite collaboration avec les sympathisants locaux, à favoriser ce projet sans éveiller les soupçons ; il sera couronné de succès (9).
____________________________________
(9) L'histoire officielle a inculqué aux Français l'idée selon laquelle, de l'armistice à la libération, une voie unique s'offrait à la résistance, le gaullisme, tandis que, par opposition, le pétainisme était synonyme de collaboration avec l'ennemi. Cette vision manichéenne, voire politicienne, exclut le patriotisme qui est bien le facteur fondamental de toute résistance à l'envahisseur ; les populations d'Afrique du Nord étaient patriotes, notion recouvrant à la fois l'esprit civique et le sens de l'honneur. Elles le prouvèrent en résistant avec leurs chefs, dans les conditions de l'armistice, avant de reprendre les armes aux côtés des Alliés et de poursuivre la lutte jusqu'à la victoire finale. Aussi s'étonnera-t-on de la connotation péjorative envers les Français d'Afrique du Nord qui caractérise les rares évocations historiques concernant leur rôle dans la deuxième guerre mondiale. Tout d'abord, la résistance civile et militaire puissamment efficace qui préluda au débarquement allié est systématiquement ignorée. Ensuite, les pages de gloire écrites par l'Armée d'Afrique, de Tunis à Berchtesgaden sont méthodiquement occultées.
L'un des premiers fruits de cette coopération sera la note de décembre 1941, complétée par la note de mars 1942, rédigée au profit de l'état-major américain par les colonels Jousse et Van Hecke ; documents relatifs aux capacités propres de l'armée française et aux moyens nécessaires pour mener à bien une opération de débarquement sur le littoral nord-africain. C'est également au cours de l'hiver 1941-42 que, sous couleur d'une liaison commerciale, le commandant de réserve Aumeran se rend à Washington où il prend contact avec les autorités du « War Département » et du « State Département » pour y exposer les vues stratégiques les plus justes. Des réseaux de renseignement et d'action sont constitués dans les grandes villes, notamment à Oran où le groupe d'Henri d'Astier de la Vigerie se montre particulièrement performant. Il réunit des hommes aussi dissemblables dans leurs origines que solidaires dans leur idéal, ainsi le colonel Tostain et le capitaine Jabelot, l'industriel Roger Carcassonne-Leduc, l'ingénieur Jean Moine, le docteur Sicard, l'abbé Cordier, le père Théry, René Brunel, Bordollet, Anaca, Ségura, Troppin, Smadja qui opèrent en parfaite coordination avec le réseau de résistance polonais de Stanislaw Szewalsky et le vice-consul des Etats-Unis à Oran, Ridgway Knight. Il faut encore citer à Casablanca le colonel Lelong, Charles Dimary, l'ingénieur Pélabon ; à Tanger le colonel Truchet et le capitaine Luizet ; à Constantine, Paul Schmitt et Michel Rouzé ; à Philippeville, le colonel Flipo et Emile Cianfarani ; à Tunis, le colonel Rime-Bruneau, le commandant Breuillac, le lieutenant de vaisseau Verdier, Yves Pérussel et Jean Lévy-Despas. Alger, enfin, constitue le foyer de la résistance civile et militaire en Afrique du Nord ; y sont en effet rassemblés le siège de la légation consulaire américaine ainsi que les hauts responsables de l'administration civile et militaire française. Ce voisinage permettra des échanges fréquents, fructueux et finalement déterminants à l'approche du débarquement. L'un des tout premiers résistants d'Alger, dans le temps et dans l'action, est certainement le commissaire André Achiary qui, en 1940, dirigeait la Brigade de Surveillance du Territoire chargée du contre-espionnage. Sous son influence, aux côtés des commissaires Bringard et Esquerre, la police passera en bloc dans le camp allié. Les groupes de choc qui, dans la phase finale des préparatifs de débarquement, doivent neutraliser les points névralgiques d'Alger s'organisent progressivement, notamment le groupe du docteur Morali-Daninos et le groupe Mario, commandé par le capitaine Pilafort, où se trouvent également le lieutenant Daridan et le jeune Mario Faivre âgé de dix-huit ans. C'est l'étudiant en médecine José Aboulker et son principal lieutenant, Bernard Karsenty, qui sont chargés de fédérer les organisations civiles d'Alger. La résistance intellectuelle qui a comme porte-parole Max-Pol Fouchet et sa revue « Fontaine », réunit des personnalités telles que Monseigneur Hincky et le pasteur Sturm, Gabriel Esquer, Louis Joxe, Paul Bringuier, Armand Montagne, le docteur Duboucher et tant d'autres.
C'est à la suite du rappel du général Weygand, le 17 novembre 1941, qu'un de ses intimes, l'industriel Jacques Lemaigre-Dubreuil, forme une sorte de comité directeur chargé de poursuivre les négociations clandestines avec l'Amérique. Ses fonctions d'administrateur à la société des huiles Lesieur l'amènent à de fréquents déplacements en France, au Maroc et à Dakar. A partir de décembre 1941, il délègue à Alger son homme de confiance, Jean Rigault, dont il fait son représentant permanent en Afrique du Nord. Il s'entoure également du capitaine Henri d'Astier de la Vigerie,affecté au 2e bureau de la division d'Oran et qui dirige la résistance dans cette ville, du colonel Van Hecke, responsable pour l'Afrique du Nord des Chantiers de Jeunesse dont il a fait une pépinière de jeunes patriotes, et du conseiller d'ambassade Jacques Tarbé de Saint Hardouin, ancien collaborateur de Weygand, relevé de ses fonctions par Vichy, qui joue le rôle de conseiller diplomatique. Cette cellule, qui sera bientôt baptisée le « groupe des cinq », est reconnue par Robert Murphy comme l'état-major officiel de la résistance française en Afrique du Nord. Elle s'appuiera, dans le domaine de la stratégie et de la coordination militaire, sur le général Mast et le colonel Jousse.
(Le général Dwight D. Eisenhower, commandant
en chef des armées alliées en Afrique du Nord (par H.M. Carr).)
L'objectif du « groupe des cinq » est de créer dans le secret les conditions favorables à un débarquement allié sur la côte nord-africaine suivi du retour de l'armée française au combat. Le plan sera élaboré et exécuté en liaison avec la Maison-Blanche et les états-majors anglo-américains par l'intermédiaire du consul des Etats-Unis à Alger, Robert Murphy. Il prévoit que la force de débarquement alliée soit suffisamment massive pour garantir son succès immédiat et suffisamment dissuasive pour interdire sur place toute défense ; de même, doit-elle annihiler toute volonté contre-offensive de l'ennemi. Les préparatifs seront conduits à l'insu du général de Gaulle et de la France Libre(10). De même, le dispositif militaire britannique sera-t-il aussi discret que possible. L'Afrique du Nord libérée sera pourvue sur le champ d'un chef unanimement respecté dont la désignation sera exclusivement française. Les opérations militaires de débarquement seront soumises au leadership américain. Les autorités de la résistance à Alger seront avisées en temps opportun de la date du débarquement. Enfin, point essentiel, un « accord de souveraineté » de la France sur le territoire de l'Afrique du Nord devra être conclu préalablement à l'accès des troupes alliées sur son sol.
___________________________________
(10) A Alger, Murphy est comme un poisson dans l'eau. Parfaitement intégré aux modes de vie et aux mentalités, il épouse l'état d'esprit des Européens qui ressemble à celui des pionniers américains. Quant à la population indigène, elle lui paraît fidèlement attachée à la France. Son excellent contact humain, son sens de la décision, sa vive intelligence et son intimité avec Roosevelt pèseront très fort dans l'option stratégique « Torch » elle-même et dans les moyens de la réaliser. Il n'ignore pas que, sur place, l'opinion est majoritairement opposée à de Gaulle. Le général est inévitablement associé aux agressions anglaises de Mers el-Kébir de même qu'à la piteuse expédition de Dakar et aux dramatiques affrontements franco-français de Syrie. De plus, aux yeux du président Roosevelt, il s'est gravement discrédité dans le raid de l'amiral Muselier à Saint-Pierre et Miquelon. Enfin, son entourage londonien pose problème et les services secrets américains prétendent qu'il est environné d'espions. Impopularité d'une part, secret menacé de l'autre, le général de Gaulle est totalement écarté du projet.
Reste donc à choisir et à proposer aux Alliés ce chef indiscutable qui doit rallier l'Afrique du Nord, de même qu'il est nécessaire d'organiser une ultime rencontre franco-américaine pour parachever les préparatifs.
En ce qui concerne l'autorité suprême qui représentera la France, le choix du groupe des cinq répond à une tendance nettement pro-américaine, peu favorable à la Grande-Bretagne et non gaulliste. Instamment sollicité par Lemaigre-Dubreuil, Weygand se récuse, prétextant son grand âge. Le général d'armée Giraud, personnage à la haute stature, ancien compagnon de Lyautey, qui a réussi le 18 avril 1942 une évasion retentissante de la forteresse allemande de Kônigstein où il était détenu, est alors désigné par Lemaigre-Dubreuil le 19 mai 1942, puis visité par Van Hecke en juin. Quoiqu'adepte d'un débarquement en Provence et prétendant à un utopiste commandement en chef de la future force interalliée, Giraud accepte finalement et se tient prêt. En août 1942, il désigne le général Mast, nouveau commandant de la division d'Alger, comme son chef d'état-major et son délégué militaire en Afrique. Le 25 septembre 1942, ce dernier adresse une directive à tous les groupements de résistance « Le but à atteindre est d'avoir une attitude telle, vis-à-vis des Alliés,qu'elle permette ultérieurement de maintenir le territoire nord-africain sous la souveraineté française ». Selon la volonté de Tarbé de Saint Hardouin, cette note est complétée, à l'intention des Américains, en spécifiant que « Si des résistances locales prévues se produisent, comme celles de la marine de guerre, elles ne sauraient être invoquées par les Alliés pour ne pas reconnaître le commandement français ».
Coup de tonnerre ! De retour des Etats-Unis, le 14 octobre 1942, Robert Murphy rapporte une nouvelle sensationnelle « L'intervention alliée en Afrique du Nord est proche. Les forces de débarquement seront considérables : 500 000 hommes, 2 000 avions » (chiffres très exagérés en vue de galvaniser les amis et décourager l'ennemi). De plus, le général Eisenhower, commandant en chef du corps expéditionnaire, souhaite une rencontre immédiate entre son état-major et celui du général Giraud dont le choix est entièrement approuvé. Il désigne pour le représenter son adjoint direct, le général Clark.
Ce sera l'entrevue de Cherchell, le 22 octobre 1942. Elle se tiendra, plus précisément, à Fontaine-du-Génie, dans la villa Teissier, 110 kilomètres à l'ouest d'Alger, en bordure de la plage de Messelmoun. Comme dans les romans d'espionnage, un sous-marin anglais, le « Seraph » sous les ordres du lieutenant Jewell, prendra en charge la délégation américaine à Gibraltar pour la débarquer de nuit, dans des radeaux pneumatiques, sur le littoral algérien. Outre le général Clark, les principaux émissaires américains sont le général Lemnitzer, chef de bureau des opérations de l'état-major allié à Londres, le colonel Hamblen, le capitaine de vaisseau Wright, accompagnés d'un conseiller politique, le colonel Holmes du State Département. Du côté français, le général Mast est assisté du colonel Jousse, du capitaine de frégate Barjot, du commandant Dartois et, pour le groupe des cinq, d'Henri d'Astier de la Vigerie, du colonel Van Hecke et de Jean Rigault. Mast remet aux Américains une note explicative sur la situation en Afrique du Nord. Il insiste sur la nécessité de débarquer à Bône pour verrouiller la Tunisie (requête hélas demeurée vaine). Il fait part des volontés exprimées par le général Giraud en matière de commandement en chef (elles seront rejetées). Il insiste pour être prévenu en temps utile afin de mettre en place les groupes de résistance, espérant ainsi contrôler, sinon neutraliser, les réactions de riposte au débarquement. Enfin, un projet d'accord sur la souveraineté française en Afrique du Nord est présenté. La conférence, qui se déroule sous l'heureux arbitrage des consuls Murphy et Knight, est empreinte de cordialité. En fait, le plan « Torch » est déjà arrêté et les convois vont appareiller des Etats-Unis dès le surlendemain 24 octobre. Clark, conscient de la relative faiblesse des moyens militaires alliés tient visiblement à être rassuré sur la capacité des groupes de résistance à minimiser la « casse ».
Le 28 octobre, Murphy annonce à Mast la date du débarquement. Ce dernier s'enquiert immédiatement des dispositions prises pour le transport de Giraud à Alger et demande l'envoi d'un sous-marin. Il insiste ensuite pour que les points de débarquement qu'il a lui-même indiqués à Clark, Sidi-Ferruch Pointe-Pescade et Surcouf, soient scrupuleusement respectés, la défense de ces plages étant neutralisée par ses soins. Il s'attache enfin à mettre en œuvre le plan élaboré par lui-même avec les responsables de la résistance.
Le 2 novembre, Robert Murphy est autorisé par le président Franklin Roosevelt à reconnaître l'accord de souveraineté demandé par le général Henri Giraud.
(Le général Giraud en bande dessinée : tract en
langue arabe à l'intention des populations
musulmanes d'Afrique du Nord.)
LES HUIT POINTS DE L'ACCORD MURPHY-GIRAUD
DU 3 NOVEMBRE 1942
Dans deux documents présentés au nom du Président Roosevelt par M. Robert Murphy et adressés au général GIRAUD, les huit points suivants étaient soulignés :
1. - restauration de la France en sa pleine indépendance dans toute l'étendue et dans toute la grandeur qu'elle possédait avant la guerre, aussi bien en Europe que Outre-mer,
2. - la souveraineté française sera rétablie aussitôt que possible sur tous les territoires sur lesquels flottait en 1939 le drapeau français,
3. - le gouvernement des États-Unis considère la Nation Française comme une Alliée et la traitera comme- telle,
4. - Les autorités américaines n'interviendront en rien dans toutes les affaires qui sont uniquement du ressort de l'administration nationale et qui relèvent de l'exercice de la souveraineté française,
5. - extension du bénéfice de la Loi Prêt-Bail à l'Afrique du Nord Française,
6. - fourniture aux Forces Françaises d'armes et d'un équipement moderne,
7. - la question du commandement est, en principe, réglée comme suit : pendant les opérations de débarquement, commandement américain ; dans les 48 heures qui suivront la mise à terre du premier convoi, commandement mixte "inter-allié" ; enfin, commandement suprême français dès que possible,
8. - la période de commandement mixte correspond au réarmement des troupes françaises : un général d'armée français sera adjoint au Commandant en Chef américain immédiatement après le débarquement.
Sans l'entrevue de Cherchell, qui provoqua le déplacement d'un Etat-major américain, le débarquement obligatoirement brusqué aurait eu lieu sans qu'un tel accord "de souveraineté" ait pu être conclu.
Et ce furent des "clandestins" qui obtinrent cet accord !
Dans la nuit du 5 au 6 novembre, le général Giraud embarque à son tour sur ce même sous-marin « Seraph » dans le golfe de Bandol. Le 7 au matin, il est transbordé au large des Baléares sur un hydravion « Catalina » qui le dépose quelques heures plus tard à Gibraltar. Il y rencontre le général Eisenhower et, après une conférence houleuse, parvient à un terrain d'entente sur le partage du pouvoir militaire, la confirmation de l'accord de souveraineté et la reconnaissance de son autorité unique dans l'administration et le gouvernement des territoires français d'Afrique du Nord.
Nous sommes au matin du 8 novembre 1942 et le canon tonne sur la côte africaine.
(Opération « Torch » - le convoi en route vers l'Afrique du Nord.)