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Culture | Kim Yaroshevskaya n’est plus

  • ️Léo Mercier-Ross
  • ️Sun Jan 12 2025

Pour les uns, elle demeurera à jamais la poupée Fanfreluche qui tordait avec bonheur les contes de notre enfance. Pour les autres, la douce Grand-Mère de Passe-Partout qui ne se faisait pas prier pour raconter de belles histoires. Née à Moscou le 1er octobre 1923, l’actrice, autrice et scénariste Kim Yaroshevskaya est décédée dimanche, à l’âge de 101 ans, des suites d’une chute il y a quelques semaines, a pu confirmer Le Devoir auprès de proches de sa famille.

Enfant d’intellectuels révolutionnaires, la fillette, qui rêvait d’avoir une poupée, portait, comme plusieurs enfants de l’époque, le prénom Kim, lequel était l’acronyme des Jeunesses communistes internationales. À l’âge de 7 ans, elle devient orpheline alors que ses parents sont éliminés par Staline. Recueillie par sa grand-mère, qui vit dans la pauvreté, la petite Kim quitte la Russie à 10 ans afin d’aller vivre chez une tante à Montréal. N’étant pas de confession catholique, elle est envoyée à l’école anglaise. Elle apprendra le français lors de ses études aux Beaux-Arts.

Et Kim créa Fanfreluche

Friande de contes depuis sa tendre enfance, particulièrement ceux de Pouchkine, Kim Yaroshevskaya crée le personnage de la poupée Fanfreluche au cours d’une improvisation à l’Ordre de Bon Temps, mouvement culturel laïque fondé par Roger Varin en 1946. De cette improvisation naîtront également le clown Fafouin (Guy Messier) et le pirate Maboule (Jacques Létourneau), qui seront, avec Fanfreluche, les vedettes de Fafouin (1954-1955) et de La boîte à surprise (1956-1966), émission pour enfants animée par Pierre Thériault.

Après quelques hésitations, elle accepte de prolonger l’aventure télévisuelle de son personnage dans Fanfreluche (1968-1971), dont elle écrira tous les épisodes. De 1977 à 1987, elle deviendra Grand-Mère dans Passe-Partout. Qu’elle porte les boucles brunes de Fanfreluche ou le chignon gris de Grand-Mère, l’actrice au regard pétillant n’a pas son pareil pour captiver les enfants avec ses contes, qu’elle raconte avec son doux accent et sa voix flûtée.

Une femme « magique »

« Elle sait toucher au cœur des gens avec une simplicité déconcertante », résume au bout du fil la comédienne Violette Chauveau, amie de longue date de Kim Yaroshevskaya.

« Comme enfant, je l’écoutais dans Fanfreluche et elle me faisait rêver. Et puis, elle remplissait ma quête de découvertes, de créativité, mon besoin de tout tenter. Elle m’a donné le goût de la lecture. J’étais complètement séduite par elle, comme tout le monde », raconte-t-elle.

« Je l’ai rencontrée plus tard, en faisant les Contes urbains dans les années 1990 à la Licorne. Et puis c’est devenu une amie, c’est devenu une proche. J’étais chanceuse, elle m’a laissée rentrer dans le livre de sa vie », se souvient la comédienne.

Kim Yaroshevskaya et Violette Chauveau échangeaient régulièrement sur le théâtre, l’état du monde ou sur les textes de Mme Yaroshevskaya que Mme Chauveau corrigeait parfois, « parce qu’elle était toujours soucieuse du français, pour que ça soit impeccable ».

Ces « moments privilégiés » prenaient souvent des tournures plus personnelles. « Des fois, c’était juste pour prendre un thé, pour prendre une vodka pour faire “allez hop”, qu’elle me disait », raconte la comédienne en riant. « Et puis des fois, c’était pour échanger profondément sur le métier, sur les auteurs, et pour fouiller, farfouiller avec elle », dit-elle.

« Ça a été des moments d’éternité passés avec elle. C’étaient des moments magiques, comme elle était si magique », relate Mme Chauveau. « C’est un cadeau inestimable d’avoir pu l’avoir dans ma vie, ça, c’est sûr. »

Photo: Marie-France Coallier Archives Le Devoir La murale montréalaise de l’artiste Laurent Gascon représentant Kim Yaroshevskaya, dans son personnage de Fanfreluche.

En plus de connaître la comédienne et l’autrice qu’était Kim Yaroshevskaya, Violette Chauveau a aussi connu la dessinatrice et la chanteuse. « Mais elle était modeste, il ne fallait pas trop en parler », se rappelle-t-elle, en mentionnant ses talents en chant.

Pour Violette Chauveau, la capacité de Kim Yaroshevskaya d’avoir réussi à « garder cette jeunesse, cette tendresse, cette bienveillance à travers toutes les épreuves qu’elle a traversées », est particulièrement source d’inspiration.

« Elle avait une capacité d’émerveillement et une vitalité inaltérables qui étaient, je crois, aussi une sorte de discipline. Elle ne s’est jamais accordé une nanoseconde d’apitoiement de toute sa vie, alors qu’elle a eu quand même un destin hors norme », raconte pour sa part Pascale Montpetit, comédienne et amie de longue date de Kim Yaroshevskaya.

« Je suis certaine que ce qu’elle voudrait qu’on retienne d’elle, c’est ce qu’elle a fait — sa création. Mais aussi, qu’à travers ses créations, elle nous a donné le goût de faire notre propre création à notre tour », ajoute Mme Montpetit.

Toujours pleine d’énergie

Avant sa chute, Kim Yaroshevskaya était encore complètement en forme — « elle avait une marchette qu’elle utilisait très peu. Elle ne voulait pas la prendre », se souvient d’ailleurs Violette Chauveau. « Même jusqu’à la fin, quand elle a passé les derniers jours à l’hôpital, elle avait encore son rose aux joues. C’était incroyable, on n’en revenait pas, elle était belle ! » raconte celle qui, tout comme Pascale Montpetit, a été au chevet de Mme Yaroshevskaya lors de son hospitalisation.

« Même affaiblie, même à 101 ans, c’était toujours “Merci, merci d’être venue. Merci de venir me voir.” Elle s’excusait de ne pas avoir ses pleines capacités. Elle n’arrêtait pas de s’excuser. Je disais : “Mais arrête, Kim, arrête. On se prend comme on est, tu sais” », raconte d’ailleurs Pascale Montpetit, au sujet de « la personne la plus poétique » qu’elle ait rencontrée.

Même si les deux comédiennes se connaissaient déjà par leur métier, c’est lorsque Kim Yaroshevskaya a demandé à ce que ce soit Pascale Montpetit qui fasse la lecture sur scène de son livre de 2017 Mon voyage en Amérique, qui raconte sa propre histoire, qu’elles sont devenues amies.

« Je tremblais de peur de la faire », se souvient Pascale Montpetit. « Je trouvais ça indécent de rentrer là-dedans. Mais on a travaillé ensemble, juste elle et moi, chez elle, et ça a été vraiment extraordinaire. On a travaillé longtemps, parce qu’elle savait exactement ce qu’elle voulait au niveau du ton. Elle ne voulait pas que ce soit lu, elle voulait que ce soit raconté », relate Mme Montpetit. « Et puis, à chaque fois que je l’ai fait en spectacle, je l’appelais toujours après et je lui disais comment ça s’était passé. Elle voulait vraiment que je l’appelle à chaque fois », dit la comédienne en riant légèrement.

Violette Chauveau a également tenu à remercier « Kim », « pour tout ». « Pour toute ta bienveillance, ton émerveillement. Pour ta présence entière et apaisante », dit-elle, visiblement émue.

De beaux rôles au cinéma

Lauréate de l’Ordre du Canada (1991) et du Mérite du français (2003), Kim Yaroshevskaya a souvent joué les immigrantes, tant au grand qu’au petit écran. En 1986, Paule Baillargeon lui offre son plus beau rôle au cinéma dans Sonia, où elle incarne, aux côtés de Lothaire Bluteau, une dame atteinte de la maladie d’Alzheimer. On la retrouve aussi chez Léa Pool dans La femme de l’hôtel (1984), Anne Trister (1986), À corps perdu (1988) et Le sexe des étoiles (1993). Dans Cuervo (1990), téléfilm de Carlos Ferrand, elle incarne des jumelles vivant dans des univers diamétralement opposés.

À la télévision, elle joue dans Ent’Cadieux (1993-1999) et Tribu.com (2001-2003), pour laquelle elle est mise en nomination aux Gémeaux dans la catégorie de la meilleure actrice de soutien pour une série ou une émission dramatique en 2002.

On la verra une dernière fois dans Cœur battant, un court métrage de ZhiMin Hu, où elle incarne une femme souffrant de la solitude. Elle y partage l’écran avec l’actrice Josquin Beauchemin, alors âgée de huit ans. « J’ai été élevée avec Fanfreluche. Dans mon enfance, je n’avais pas accès à la télé, alors mes parents me montraient Sol et Gobelet, Fanfreluche, etc. Alors quand j’ai su que je tournais avec Kim Yaroshevskaya, j’étais tellement contente et éblouie », se remémore Josquin Beauchemin, à l’autre bout du fil.

« Elle était tellement gentille. J’avais vraiment l’impression d’être avec ma grand-mère que j’avais toujours connue », raconte l’actrice. « Il y avait des moments où je n’avais pas l’impression de jouer la comédie. J’avais juste l’impression de vivre un vrai moment avec elle », se rappelle-t-elle. Le père de Josquin Beauchemin, Luc Beauchemin, a surtout été marqué par « la bonté et la patience de Mme Yaroshevskaya envers Josquin ». « Pas de diva ici », affirme ce dernier, en parlant de l’actrice originaire de Russie.

Photo: Fournie par Luc Beauchemin Josquin Beauchemin et Kim Yaroshevskaya, sur le tournage du court métrage «Cœur battant», de ZhiMin Hu, en octobre 2009

Une femme de théâtre

Parallèlement à sa carrière d’actrice, Kim Yaroshevskaya poursuivra une carrière d’autrice. En 1998, elle publie La petite Kim (Boréal), conte à saveur autobiographique illustré par Luc Melanson, où une fillette russe désirant une poupée se voit offrir un fusil par ses parents afin qu’elle devienne forte et courageuse. Paraît en 2012 Contes d’humour et de sagesse (Planète rebelle), qu’elle destine aux adultes et non aux enfants.

Bien que la télévision et le cinéma l’aient choyée, l’actrice aimait par-dessus tout les planches. À Stratford, dans les années 1970 et 1980, elle a d’ailleurs joué Shakespeare ; dans les grands théâtres montréalais, elle a interprété Tennessee Williams, Ionesco, Tchekhov, Lorca, Pirandello, Camus, Robert Gurik et Réjean Ducharme.

« Parce que même si les gens me parlent d’abord de ce que j’ai fait à la télé, c’est au théâtre que j’ai connu les plus beaux moments de ma carrière », confiait-elle à Michel Bélair dans nos pages en janvier 2012, alors qu’elle se préparait à jouer dans Vigile (ou Le veilleur), de Morris Panych, avec Éric Bernier, dans une mise en scène de Martin Faucher, au Rideau vert.

Pluie d’hommages de la classe politique

La mairesse de Montréal, Valérie Plante, a rendu hommage à celle qui « a captivé l’imaginaire de milliers d’enfants québécois, assis devant la télévision familiale après l’école », dans un message sur X. « J’ai eu l’honneur de la nommer commandeure de l’Ordre de Montréal en 2023. C’est une grande Montréalaise qui nous quitte aujourd’hui, mais son héritage ne sera jamais oublié », ajoute Mme Plante.

Le premier ministre du Québec, François Legault, a également offert ses condoléances aux proches de Mme Yaroshevskaya sur X et il a remercié « Fanfreluche » de « nous avoir raconté des beaux contes à [sa] manière ». Le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, s’est lui rappelé comment, « en revenant de l’école, on s’installait devant la télé avec un biscuit et un verre de lait, pour l’entendre chanter “Fanfreluche [va] racont[er] un beau conte à sa manière.” ».

Le député péquiste Pascal Bérubé a souligné son héritage « qui la dépasse et qui continuera de faire rêver le Québec et ceux qui s’y joignent, bien longtemps après son départ ». « Les Québécois l’ont aimée et chérie, elle qui par son talent et son parcours unique a contribué de manière éclatante à l’avancement et au développement de notre culture, à la télévision, au théâtre et ailleurs », écrit-il dans un message sur X.

Le 30 mai 2017, Kim Yaroshevskaya est devenue Compagne des arts et des lettres du Québec. Un honneur totalement mérité pour cette grande dame qui a conquis des générations d’enfants, petits et grands.

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