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Philippe Djian : Ecrire ? Un voyage

  • ️Fri Nov 07 2014

Le succès lui est tombé dessus, comme ça, vers l'âge de trente ans. Une vague énorme qui aurait pu emporter l'écrivain débutant et ne jamais rendre le corps. Le tsunami s'appelait « 37°2 le matin ». Philippe Djian fut ébranlé par la puissance du flot; mais il est resté droit dans ses convictions. Le seul combat digne d'être mené est celui de la langue. Il l'a toujours pensé, et le pense encore. Djian est le genre de type qui, un matin, assis devant un café en face du Luxembourg, est capable de poser la seule question qui à ses yeux vaille le coup : « Est-ce que mes phrases ont de belles fesses ? Est-ce qu'elles sont rondes, colorées ? Réussir une phrase qui tienne debout, c'est ça le but. »

Des histoires, son grand-père paternel en avait plein son sac. Elie Djian, juif d'origine arménienne, s'était fait piquer sa femme par un officier légionnaire, rapporte David Desvérité dans son imposante biographie. Fou de rage et de douleur, il s'engage dans la Légion et poursuit les amants jusqu'au Tonkin pour récupérer son épouse et son fils André, le père de Philippe. Quand celui-ci rencontre Lucienne Gschwind, c'est une « graine de gangster », poursuit Desvérité. Il a trafiqué du Chanel N° 5 et s'est fait prendre. Mais, en raison de sa guerre brillante, Chanel ne l'a pas poursuivi.

Alfred, le père de Lucienne, dirige une fonderie d'oeuvres d'art où il a commencé employé, tout en bas de l'échelle. Catholique, conservateur, c'est un père sévère qui n'a pas du tout l'intention de donner sa fille à un petit voyou. Pourtant, devant la persévérance et le charme d'André, qui jure de s'acheter une conduite, Alfred cède. André tiendra parole. Il s'installera comme décorateur étalagiste, le couple aura trois garçons et s'aimera jusqu'au dernier jour.

Philippe Djian naît en 1949, fait ses études au lycée Turgot et la connaissance de Jérôme Equer, avec qui il a en commun la lecture de Cendrars, de Miller, d'Hemingway, bientôt de Kerouac. Ensemble, ils découvrent Gene Vincent, Elvis Presley puis Bob Dylan et les Doors. Ces enfants du rock qui rêvent de l'Amérique dans leur piaule du 10e arrondissement ne cesseront d'entretenir leur passion avec la lecture de Carver, de Brautigan, de Bukowski.

Premières armes à « Détective »

Bourlinguer. C'est en compagnie de Jérôme que Philippe Djian partira pour la Colombie, en 1969, muni d'une vague lettre de recommandation de « Paris Match », afin de faire un reportage sur la guérilla. Avec un culot incroyable, les deux émules d'Albert Londres, qui ont découvert au passage New York, parviendront à infiltrer l'armée et la guérilla en prenant des risques considérables. Par contre, ils n'arriveront pas à caser leur reportage à « Paris Match ». Seule « L'Humanité » achètera quelques photos.

Mais il faut bien gagner sa vie. Djian, qui s'est marié avec une jeune fille, Année, qu'il connaît depuis qu'elle a l'âge de quinze ans, est embauché à « Détective ». Là, dans une ambiance assez surréaliste, il apprend à trousser des histoires, à boucler son papier à l'heure. Son feuilleton en 20 épisodes, « Les play-boys meurent seuls », fait un tabac auprès des lecteurs. Peu enclin à céder sur la question du style, Djian s'empoigne avec son rédacteur en chef à propos de l'emploi du mot « slip » versus « culotte ». Il en fera une nouvelle de « 50 contre 1 » - son premier recueil, écrit la nuit au péage peu fréquenté de La Ferté-Bernard -, qu'il fait passer à Jean Denoël, chez Gallimard. Le vieil homme l'avait pris en amitié des années plus tôt à l'occasion d'un stage d'été en qualité de magasinier.

Le comité de lecture de l'auguste maison rejette le livre au motif que l'auteur se situe « délibérément en dehors de la littérature ». Une jeune maison animée par Bernard Barrault et Bernard Fixot l'accepte. Douze années plus tard, Djian revient rue Sébastien-Bottin par la grande porte, ce qui fera grincer bien des dents. Car son style ne plaît pas à tout le monde, pas plus que sa décision ostentatoire de ne pas jouer le jeu des coteries littéraires ni des médias.

Orgueil d'écrivain

Quand les journalistes commencent à s'intéresser à lui, Philippe vit avec Année, à Fitou, dans l'Aude, où il remonte des ruines avec son frère Thierry. Il refuse de venir à Paris; c'est Paris qui doit venir à lui, ce qui lui vaut une réputation d'ours, de mauvais coucheur ou de mégalomane. Plus tard, il ne cessera de déménager, parfois sur un coup de tête. Après Fitou, Biarritz, Bordeaux, Boston, Lausanne, avant le retour à Paris.

Les malentendus ne seront jamais complètement dissipés et on peut s'interroger sur le fait qu'à l'exception du prix Interallié, pour « Oh... » en 2012, il n'ait jamais décroché un prix majeur. David Desvérité rapporte que Djian n'a jamais fait mystère de son orgueil d'écrivain. « Cet orgueil, seule Année peut l'altérer. Bernard Barrault n'a jamais tenté de modifier une virgule de ses textes, et Antoine Gallimard ne s'y risque pas non plus. »

Djian aime citer Melville : « Il faut rester fidèle à ses rêves de jeunesse ».« Je crois que je n'ai pas trop bougé. Le combat avec la langue, c'est le combat d'une vie », dit-il aujourd'hui. Son nouveau roman, « Chéri-Chéri », met en scène Denis, un écrivain qui devient Denise la nuit dans un cabaret, pour gagner sa vie, mais aussi parce qu'il aime se travestir. Son beau-père, un blaireau, n'a jamais pu terminer le seul roman de Denis qu'il ait eu entre les mains. « Ecoutez, ne le prenez pas mal, m'avait-il déclaré d'un ton cassant, mais ça ne m'étonne pas qu'on vous paie des clopinettes pour vos histoires. Comment voulez-vous gagner votre vie en écrivant des trucs pareils. J'avais répliqué je fais un gros travail sur la ponctuation, Paul, vous avez remarqué. » On a remarqué. Les points d'interrogation et d'exclamation ont disparu. (Les points virgule, il leur a réglé leur sort depuis « Zone érogène »; il déteste). On cherchera en vain également des guillemets ou des blancs marquant le retour à la ligne...

Le goût de l'ailleurs

S'il fallait dater un basculement dans son écriture, Djian la situerait au début des années 1990, avec la trilogie de la « Sainte-Bob » (« Assassins », « Criminels », « Sainte-Bob »), peu après son arrivée chez Gallimard, donc. Après avoir lu « Assassins », Antoine Gallimard lui avait avoué sa perplexité. « Il me dit, ça me plaît bien, je le prends, mais il me semble qu'il manque quelque chose au milieu », a raconté Djian un jour au « Magazine des livres ». Il lui répond que c'est normal puisqu'il s'agit d'une trilogie. « Je disais juste ça pour me débarrasser du truc ! Je suis rentré chez moi en me disant : "Mais ce n'est pas vrai, j'ai annoncé une trilogie !" Eh bien, je l'ai écrite. »

Philippe Djian n'a pas perdu le goût de l'ailleurs. Dans le texte qui ouvre la carte blanche que le Louvre lui a offerte sur le thème « Voyages », il écrit : « Défaire sa valise, ranger ses affaires dans le placard glacial d'une chambre inconnue, marcher au hasard dans les rues, traverser des ponts. La liste est longue. Chaque geste devient précieux et procure un vif sentiment de liberté. [...] Cette disponibilité inhabituelle, ce territoire déblayé, ce flottement, de décalage. Difficile de s'en passer. »

Pour cette exposition, Philippe Djian a choisi de voyager en compagnie de feuillets de papyrus funéraire de la XXIe dynastie et du rouleau de « Sur la route » de Kerouac; de gravures sur bois de Dürer et de vidéos de Bill Viola; d'eaux fortes de Claude Gellée, dit Le Lorrain, et du « Pinceau voyageur » de Pierre Alechinsky; du « Noa Noa » de Paul Gauguin et de « la Fuite en Egypte » de Rembrandt; du « Voyage en Terre sainte » de Jacques Callot et du « Mirador » de Victor Hugo; du « Voyage pittoresque ou Description des royaumes de Naples et de Sicile » de Pierre-Philippe Choffard et des « Lacs de montagne » de Louise Bourgeois... L'oeuvre qui ouvrira l'exposition est une tablette en terre cuite mésopotamienne datant du premier millénaire avant Jésus-Christ - un rituel de protection pour le voyage. On n'est jamais assez prudent.