Hirschhorn frappe en banlieue - Le Temps
- ️Sat Dec 03 2005
Publié le 03 décembre 2005 à 01:01.
Le scandale provoqué par l'exposition de Thomas Hirschhorn au Centre culturel suisse de Paris, c'était il y a un an. L'artiste n'expose pas en Suisse (Christoph Blocher est encore au Conseil fédéral). Mais il est toujours remuant. Il était cette semaine dans une librairie d'Aubervilliers, une municipalité de la banlieue nord de Paris dirigée par un maire communiste, 63000 habitants, 27% de moins de vingt ans, 30% d'étrangers et un taux de chômage de 22,6%, bien au-dessus de la moyenne nationale française.
Il présentait à la presse un gros bouquin documenté d'une expérience artistique hors du commun. Entre le 19 avril et le 14 juin 2004, Thomas Hirschhorn a monté le Musée Précaire Albinet aux pieds d'une barre HLM qui porte ce nom, et il a réussi à faire venir dans des bâtiments de fortune des œuvres majeures de l'art moderne, conservées au Centre Pompidou, dont la valeur totale est supérieure à ce que peut espérer gagner un habitant de la cité au cours de plusieurs existences.
L'histoire commence en 2002. Les laboratoires d'Aubervilliers, qui sont des producteurs culturels, contactent Thomas Hirschhorn qui vient d'installer son atelier dans la ville. Ils comptent lui demander de réaliser un «monument» comme celui qu'il avait édifié en 2000 au pied d'une cité HLM d'Avignon. Thomas Hirschhorn sort d'une expérience de ce type en Allemagne. Il ne veut pas recommencer. Au début de l'année 2003, il présente le projet qui sera finalement mis en œuvre après de longues négociations avec le Centre Pompidou et les institutions publiques et privées.
Ce projet est aussi simple à formuler que compliqué à mener à bien. Thomas Hirschhorn a choisi une barre HLM de 110 logements qui est à quelques pas de son atelier. Il veut provoquer la rencontre et, comme il le dit lui-même, «partager sa passion de l'art». Une passion dont il affirme: «Elle me permet d'exagérer.» Il construira son musée précaire sur un terrain vague, avec un petit bâtiment provisoire de chantier, et une construction en bois, plastique, carton et papier collant dont il a le secret, pour abriter une salle de réunion et une buvette. Objectif: organiser une série de 8 expositions d'une semaine autour des œuvres originales d'un artiste qui a voulu transformer l'idée de l'art au XXe siècle et, ainsi, changer le monde: Marcel Duchamp, Kasimir Malevitch, Piet Mondrian, Salvador Dali, Joseph Beuys... Une exposition qui sera à chaque fois accompagnée de conférences, de visites à la Cité radieuse de Marseille, au Centre Pompidou, à la cathédrale de Chartres, par exemple.
Ce projet va créer une multitude de problèmes à résoudre. Qui se nouent autour des conditions d'exposition de ces œuvres à la valeur inestimable. D'abord la sécurité, bien sûr, et les assurances qui vont avec - le livre donne le détail des négociations avec le Centre Pompidou mais aussi avec les assurances et la police. Ensuite leur manutention et leur gardiennage - des jeunes du quartier feront des stages de formation à la Biennale de Lyon et à Beaubourg. Enfin les relations avec les habitants du quartier, qui passent du beau fixe à l'orage et inversement. Il a fallu convaincre, et convaincre. Affronter les désillusions, comme ces casses de voitures le soir de l'inauguration. Et des clairières d'espérance dont témoignent les graffitis, les repas en commun, ou l'intégration des jeunes qui ont participé au projet dans des formations professionnelles liées à cette expérience.
Dans la semaine qui suit la fermeture de la huitième exposition, tout est démonté. Il ne reste plus rien qu'un gros livre, qui en dit plus long sur la réalité, les tensions et les contradictions des banlieues que beaucoup de reportages les soirs d'émeutes. Ce livre ne cache rien des difficultés. Ni du nombre des individus et des générosités engagés. Ni du budget considérable, plus de 300000 euros. Le maire d'Aubervilliers ne cache pas sa satisfaction. «On a été fiers de notre ville grâce à Thomas, dit-il; lors d'un repas préparé par des femmes algériennes et africaines pendant l'exposition Dali, il m'a soufflé: on n'a pas l'habitude de manger avec un tableau de maître au mur. Cette fois, on peut parler de la banlieue d'une autre manière.»
Thomas Hirschhorn répète qu'il «n'est pas un travailleur social». C'est un artiste. Cet art est au risque de la vie, au risque des autres, de leurs espérances, mais aussi de leurs refus et de leurs colères. De sa haute stature, il assume: «Le Musée Précaire Albinet ne fut pas un succès total, mais ce ne fut pas non plus un échec.»
Thomas Hirschhorn, Musée Précaire Albinet, Quartier du Landy, Aubervilliers 2004, Editions Xavier Barral - Les Laboratoires d'Aubervilliers, 19 X 27,5 cm, 300 ill. noir et blanc et couleurs, 400 pages.