Les mercenaires de Wagner, pour quelques dollars de plus - Le Temps
- ️Mon Jun 08 2020
Publié le 08 juin 2020 à 21:25. / Modifié le 09 juin 2020 à 08:25.
Les mercenaires russes ont beau ne pas exister officiellement, ils laissent tout de même quelques traces. Comme cet ours en peluche, posé au pied d’une table, dans une banlieue de Tripoli, et grossièrement piégé d’une mine et d’une charge explosive. Ou comme cette mosquée incendiée, pas loin, sur les murs de laquelle avaient été écrits des slogans anti-musulmans accompagnés de croix gammées. Les mercenaires russes en Libye seraient-ils donc des sympathisants nazis? Ce groupe qui n’existe pas s’appelle en réalité Wagner: c’est aussi le nom de guerre de son fondateur, Dmitri Outkine, ainsi nommé en hommage au compositeur Richard Wagner, dont le IIIe Reich allemand s’appropria le génie.
Wagner est aujourd’hui bien présent en Libye. Le président Vladimir Poutine l’avait déjà reconnu à demi-mot, ces diverses exactions en témoignent, et les Nations unies le confirment de manière claire: dans un rapport soumis au Conseil de sécurité de l’ONU, des experts estimaient ainsi il y a un mois que 1200 mercenaires de la société russe prêtaient main-forte au maréchal Khalifa Haftar, «l’homme fort» de la Libye orientale (la Cyrénaïque), qui a battu récemment en retraite, après avoir dû mettre fin à son offensive sur Tripoli.
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Pourtant, ces chiffres de l’ONU pourraient être eux-mêmes largement dépassés. Selon une enquête menée par l’agence Reuters, de nouvelles recrues sont arrivées par centaines lors du seul mois de mai, en provenance de Syrie. Du côté du maréchal Haftar se sont aussi rangés les Emirats arabes unis, l’Egypte, la Jordanie et la France.
«Chair à canon»
En face: le pouvoir de Tripoli, le Gouvernement d’accord national (GAN) de Fayez al-Sarraj, est lourdement aidé par la Turquie depuis le début de l’année. Triste précision: c’est aussi sur de la «chair à canon» provenant de Syrie que comptent les forces turques. Elles offrent aux combattants syriens grosso modo le même montant que leurs ennemis russes, soit 1500 dollars par mois.
«Le nombre total d’hommes doit être de 2000 dans les rangs de Wagner», note le politologue russe Anatoly Nesmiyan, en prenant appui notamment sur la découverte d’armements russes, abandonnés sur les champs de bataille et non notés sur les listes de matériel d’exportation militaire russe. «En Russie, personne ne cache ou ne réfute vraiment cette présence. Le Kremlin ignore simplement ces informations.»
Aujourd’hui repliés 500 kilomètres à l’est de Tripoli, autour de la base aérienne de Jufrah, les mercenaires russes n’ont eu à subir que des pertes très limitées, tout au plus quelques dizaines d’hommes. «A l’instar de l’Egypte, le Kremlin avait affiché publiquement son opposition à l’aventure guerrière de Haftar à Tripoli, et ce par la voix même du chef de la diplomatie, Sergueï Lavrov», explique Jalel Harchaoui, chercheur à l’Institut des relations internationales de Clingendael (Pays-Bas).
En ayant recours à une société privée plutôt qu’à des militaires combattant sous le drapeau russe, Moscou s’offre toutefois une marge de manœuvre diplomatique lui permettant d’intervenir comme «arbitre» dans un conflit où il ne serait pas directement impliqué. C’est ce que les spécialistes appellent le procédé du «déni plausible», soit la possibilité de contester toute intervention directe. Ces jours, aux côtés de l’Egypte, la Russie multiplie d’ailleurs les initiatives de «bons offices» afin de trouver une solution au conflit. «La situation continue de se détériorer», affirme la porte-parole du Kremlin Maria Zakharova en soulignant que «l’aide étrangère massive» a modifié le rapport de force sur le terrain. «Nous devons nous atteler à résoudre cette crise systémique», conclut-elle.
En Crimée, déjà, la Russie était intervenue de manière décisive tout en gardant les apparences d’une neutralité de façade. Aussi à l’œuvre dans plusieurs pays africains, c’est surtout en Syrie que Wagner – dont les activités de mercenaire sont officiellement interdites par le Code pénal russe – s’est fait connaître.
Formés en terre cosaque
Autant qu’à Dmitri Outkine (l’amateur du régime nazi), les ramifications de Wagner remonteraient à Evgueni Prigogine, un proche de Vladimir Poutine, selon les recherches de journalistes russes. Formés en terres cosaques, près de la ville de Rostov-sur-le-Don, les combattants de Wagner ont été lancés à l’assaut des champs de pétrole détenus par l’opposition syrienne autour de Deir Ez-Zor. L’opération s’était soldée par un fiasco mais, à l’époque, les rumeurs avaient fusé sur un accord passé entre la société de mercenaires et la General Petroleum Corporation, l’entreprise publique syrienne de pétrole.
La Cyrénaïque libyenne, elle aussi, regorge de pétrole. Un espoir, sans doute, pour les combattants de Wagner de rentrer dans leurs frais, tout en fermant les yeux sur les caprices guerriers du maréchal Haftar.