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Robert I. Moore est mort

Spécialiste des hérésies et de l’histoire globale, le médiéviste Robert I. Moore est décédé le 5 février 2025. Julien Théry lui rend hommage.

Robert I. Moore, historien britannique du Moyen Age, est mort ce 5 février 2025 à l’âge de 83 ans. Connu pour ses thèses sur le développement d’une « société persécutrice » dans l’Occident médiéval à partir des XIe-XIIe siècles, période de transformation profonde dont il a fait son principal objet d’étude, il a aussi été un pionnier de l’histoire globale.

Né en Irlande du Nord le 8 mai 1941, Bob (comme il se faisait appeler) Moore fit ses études supérieures au Merton College d’Oxford. Il a enseigné trente années durant à l’Université de Sheffield (1964-1994) avant de rejoindre celle de Newcastle (1994-2003). Ses premières recherches ont porté sur l’émergence des contestations hérétiques en Europe entre les environs de l’An mil et le lancement de la Croisade albigeoise au début du XIIIe siècle (The Origins of European Dissent, 1977). Sa réflexion sur les conditions d’apparition de ces mouvements populaires laïcs, alors que les hérésies étaient restées l’affaire de petits milieux religieux et intellectuels pendant la première partie du Moyen Age, a ensuite débouché sur son livre le plus célèbre, La Persécution : sa formation en Europe, 950-1250 (The Formation of a Persecuting Society : Power and Deviance in Western Europe, 950-1250, Les Belles Lettres, 1987), traduit en français en 1991. Dans ce bref essai dont l’ambition interprétative est inhabituelle pour le champ des études médiévales, Moore part d’un constat et d’une hypothèse simples : le développement au même moment, dans l’ensemble de la Chrétienté latine et selon des modalités similaires, de persécutions contre des minorités désormais réprouvées – les hérétiques, les Juifs, les lépreux, les homosexuels (auxquels s’ajouteraient plus tard sorcières et sorciers) – ne saurait être imputé au hasard. Selon sa démonstration, le phénomène fut structurellement lié à une mutation socio-politique générale au cœur de laquelle se trouvait la construction d’entités politiques centralisées, avec le développement d’administrations royales, princières ou citadines (mutation elle-même située au fondement du grand essor occidental des siècles ultérieurs). Une intolérance systémique, avec son cortège de massacres et d’oppression de groupes désignés comme nuisibles, serait allée de pair avec la formation des pouvoirs d’État.

Si Moore a souvent insisté sur le fait que l’Église ne saurait être considérée ni comme l’initiatrice, ni comme la principale responsable de la dynamique persécutrice – il montre que les pouvoirs séculiers eurent un rôle moteur –, son modèle a cependant été assez mal reçu par les historiens catholiques, nombreux parmi les médiévistes (tout particulièrement en Italie et en Allemagne, où les tentatives pour faire traduire son livre se sont heurtées à des oppositions). La logique mortifère suggérée par les analyses de Moore est dérangeante, puisque la nature même des institutions dont l’Occident est l’héritier peut sembler être en cause. La Persécution, qui a fait l’objet en 2006 d’une réédition augmentée, est toujours abondamment cité… même s’il s’agit souvent de contester ou discuter tout ou partie de la thèse. Le livre demeure incontournable parce que le phénomène identifié est aussi massif qu’indéniable et parce qu’il n’existe jusqu’ici aucune alternative satisfaisante pour l’expliquer. En France, sa démarche a inspiré l’ouvrage important de Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société face à l'hérésie, au judaïsme et à l'islam, 1000-1150 (Aubier, 1998).

L’œuvre majeure de Moore, cependant, est peut-être La Première Révolution européenne (Xe-XIIIe siècle), rédigé pour la collection « Faire l’Europe » dirigée par Jacques Le Goff au Seuil (2001). Cette synthèse décrit avec une maestria époustouflante les recompositions de l’économie, des structures de parenté et de l’organisation politico-religieuse qui ont transformé de fond en comble les sociétés de la Chrétienté latine pour donner naissance à la civilisation occidentale. La grande réforme « grégorienne » de l’Église est ici élucidée dans une analyse globale, une anthropologie historique de la formation des structures d’Ancien Régime. Moore est ensuite revenu à son premier centre d’intérêt, l’histoire de l’hérésie, en modifiant progressivement son approche au contact du groupe de recherche animé à Nice par Monique Zerner. Cette dernière lui confia la conclusion de l’ouvrage collectif qui s’est avéré décisif pour le tournant critique des études dans ce domaine, Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition (Z’Éditions, 1998). Influencée aussi par le travail de l’historien australien Mark G. Pegg, la relecture proposée par Moore en 2012 dans The War on Heresy. Faith and Power in Medieval Europe (trad. fr. Hérétiques. Résistance et répression dans l’Occident médiéval, Belin, 2017) constitue à ce jour le seul récit d’ensemble fondé sur le renouveau « constructionniste ». Le retour attentif aux sources et à leur contexte de production conduit Moore à remettre en cause dans une large mesure la réalité des sectes hérétiques – tout particulièrement du « catharisme » prétendument dualiste. Ce diagnostic, on le sait, était partagé par Jean-Louis Biget, avec lequel Moore entretenait une relation de grande estime : une bonne partie des traits attribués aux hérésies par l’Église et les persécuteurs (puis par la vision traditionnelle des historiens) furent inventés pour criminaliser les résistances au nouvel ordre politico-religieux fondé sur l’autonomie et les pouvoirs du clergé. La « guerre à l’hérésie », c’est-à-dire la lutte contre un ennemi intérieur dont la menace justifiait des mesures d’exception et une mobilisation sociale permanente, eut ainsi selon Moore une dimension structurelle, liée à l’affirmation des pouvoirs centralisés. (cf. « Les Cathares ont-ils existé ? », entretien avec Robert I. Moore, L’Histoire n° 430, décembre 2016). On le comprend, les recherches de Moore étaient sous-tendues par une profonde inquiétude pour le présent. « L’Europe est devenue à ce moment-là une société de persécution », écrivait-il dans son essai retentissant de 1987, en ajoutant cet understatement typique de son style : « Même si elle ne l'était pas restée, il vaudrait la peine d'examiner les raisons d'un tel changement. »

Moore s’engagea par ailleurs très tôt, on le sait moins en France, dans l’histoire globale, qu’il commença à enseigner aux étudiants de Sheffield dès la seconde moitié des années 1980, à une époque où ce champ commençait seulement à se développer. Ses travaux en la matière mettent en valeur une dynamique commune à toutes les civilisations de l’Eurasie aux siècles qui précèdent l’époque moderne. Le titre d’un article qu’il publia dans la revue Moderne Asian Studies en 1997 parle ainsi de « La naissance de l’Europe comme phénomène asiatique ». Il n’aura pas eu le temps d’achever la synthèse sur Les Fondations du monde moderne (Foundations of the Modern World) qu’il avait entreprise ces dernières années. Dans la première moitié des années 1990, il a fondé une influente collection d’histoire comparée, « The Blackwell History of the World », qu’il a dirigée jusqu’à sa mort. Plusieurs parmi les 16 volumes parus à ce jour ont été de grands succès, notamment The Birth of the Modern World (1750-1914) de l’indianiste Christopher A. Bayly (traduit en français aux éditions de l’Atelier : La Naissance du monde moderne, 2007). Moore ne verra pas celui qu’il avait confié à son ami Sanjay Subramanyan, dont la publication est annoncée pour un futur proche.

Julien Théry, professeur à l'université Lyon-II.


A lire :

« Les cathares ont-ils existé ? »
Robert I. Moore, L’Histoire n°430, décembre 2016.

Image : Robert I. Moore en 2022. Photo personnelle.