Mali : à Bounti, 3 bombes, 19 morts et 2 versions
- ️Célian Macé
- ️Fri Jan 08 2021
Les jeunes époux s'appellent Allaye et Aissata. Dimanche, dans le village peul de Bounti, au pied des falaises, on célébrait leur mariage. «Après la prière de la mi-journée», celle du zénith, «les groupes de jeunes et des hommes âgés» sont allés «sous les arbres pour partager viande et thé», raconte un participant. «Il y a une petite forêt juste à côté du village, précise un habitant de Bounti joint par Libération. C'est à quelques centaines de mètres.» Le terrain en question est «le champ du père de la mariée», ajoute un voisin.
Entre 14 h 30 et 15 heures, d'après ces témoins, un déluge de feu s'est abattu sur la noce. «La première bombe a touché 16 personnes sous un premier arbre, tuées sur le coup. La deuxième en a tué deux autres sous un autre arbre, le reste du groupe ayant eu le temps de s'éloigner du lieu après la première frappe. Une troisième explosion a eu lieu, mais sans faire de mort», selon le récit rapporté par Aly Barry, de l'association peule Tabital Pulaaku, qui s'est entretenu avec plusieurs habitants, dont il a traduit les propos. «L'impact au sol est encore visible, il y a aussi des morceaux noirs», assure le villageois contacté par Libération, qui, lui, n'était pas présent au mariage mais s'est rendu sur place le lendemain.
L'organisation Jeunesse Tabital Pulaaku a publié jeudi une liste des victimes, compilée d'après les témoignages des blessés et des rescapés. Elle compte 19 morts. Tous sont des hommes - séparés des femmes pendant les mariages, sur injonction des islamistes qui règnent en maîtres dans la zone. Les corps étaient dans un tel état que «certains ont été reconnus seulement grâce aux bagues en argent ou en ambre qu'ils portaient aux doigts», décrit un témoin arrivé sur les lieux «quarante minutes après les frappes». Des blessés ont pu être évacués au centre de santé de Douentza, à une cinquantaine de kilomètres. «Les patients, pour la plupart des hommes âgés de plus de 60 ans, présentaient des lésions dues à des explosions, des éclats de métal et des blessures par balles», a indiqué Médecins sans frontières dans un communiqué.
Peu d'acteurs militaires sillonnent le ciel malien : les Français de l'opération Barkhane, les aéronefs de la Mission des Nations unies au Mali (Minusma) - qui affirme ne pas avoir survolé ce secteur dimanche - et la maigre flotte des Forces armées maliennes. Mercredi, l'armée française a confirmé avoir mené une frappe ayant tué «des dizaines de jihadistes» dans le secteur dimanche à 15 heures. Sous pression, l'état-major a finalement livré une série de détails supplémentaires sur ce raid, dans la nuit de jeudi à vendredi. Son communiqué clarifie plusieurs points. Le bombardement de dimanche est bien celui de Bounti. Chose rarissime, l'armée française donne ses coordonnées précises : «La frappe (trois bombes) est localisée en 30 PWB 4436 83140, à plus d'un kilomètre au nord des premières habitations de Bounti. Il s'agit d'un espace ouvert et semi-boisé.» Une description conforme aux propos des villageois. Quant aux «trois bombes» lâchées par «une patrouille de deux Mirage 2000», elles confirment également le récit des rescapés.
Reste à éclaircir les circonstances de l'opération et l'identité des victimes. L'état-major, dans son communiqué, revient sur les observations qui ont précédé le tir : «Dans cette zone, plus d'une heure avant la frappe, un drone Reaper a détecté une moto avec deux individus au nord de la RN16. Le véhicule a rejoint un groupe d'une quarantaine d'hommes adultes dans une zone isolée. L'ensemble des éléments renseignement et temps réel ont alors permis de caractériser et d'identifier formellement ce groupe comme appartenant à un GAT [groupe armé terroriste, ndlr]. L'observation de la zone pendant plus d'une heure et demie a également permis d'exclure la présence de femmes ou d'enfants», explique l'armée française.
Quels éléments ont conduit à cette «identification formelle» ? «Le comportement des individus, des matériels identifiés ainsi que du recoupement des renseignements collectés», dit le communiqué. Sans préciser lesquels. Des armes ont-elles été repérées ? Des mouvements permettant de détecter des combattants ? En milieu peul, il est commun que les hommes s'éloignent du village, un jour de mariage pour «chercher une bonne ombre» ou «être à côté du bétail», commentent des personnes familières de la zone, en particulier dans les familles d'éleveurs. Quels critères, dès lors, ont permis aux soldats français de différencier un groupe de villageois d'un rassemblement jihadiste ?
La liste nominative des victimes dressée par Jeunesse Tabital Pulaaku - non vérifiée de source indépendante - donne de premiers éléments de réponse : la majorité des hommes tués ont plus de 40 ans (13 sur 19) et ils sont presque tous des habitants de Bounti (15 sur 19). Parmi eux, beaucoup appartiennent aux mêmes familles. Ces trois informations, si elles venaient à être confirmées, dessinent un profil de groupe plus conforme à la foule d'un mariage qu'à une bande d'islamistes armés. «Aucun élément constitutif d'un rassemblement festif ou d'un mariage n'a été observé», insiste Barkhane. Dans cette région sous emprise jihadiste, les mariages ne sont jamais «festifs», expliquent tous les connaisseurs de la zone, car de telles cérémonies sont strictement prohibées. «Je ne peux pas garantir que les jihadistes ne se trouvent pas dans les environs, mais une chose est sûre, les Peuls du village ne sont pas mêlés à cette histoire de jihad, insiste un autre invité du mariage. Dans le cercle de Douentza, les villages qui ont des contingents dans les rangs jihadistes sont connus de tous. Bounti n'en fait pas partie.»
A Paris, l'état-major, pourtant, semble ne laisser aucune place au doute : «Les éléments disponibles, qu'il s'agisse de l'analyse de la zone avant ou après la frappe, comme de la robustesse du processus de ciblage, permettent d'exclure la possibilité d'un dommage collatéral.» Et précise à Libération que des soldats français se sont rendus à Bounti vendredi : leurs observations «ont en tout point confirmé les analyses» qui ont conduit à la frappe dimanche.
Le ministère malien de la Défense a également donné sa version des événements jeudi : «Un regroupement d'une cinquantaine d'individus a été observé vers 11 heures, indique son communiqué. Aux environ de 13 heures, ces éléments de la katiba Serma [composante de la coalition du Jnim, affiliée à Al-Qaeda], vêtus de la même façon, ont formé trois groupes. Ce regroupement de combattants a été qualifié d'objectifs militaires et l'intervention aérienne sollicitée par le poste de commandement conjoint.» Le nom de cette opération conjointe ? «Eclipse». Les faits de dimanche méritent pourtant la pleine lumière. La diffusion des «images de la mission d'observation et de surveillance» mentionnées dans le communiqué pourrait constituer une première étape.