«Les Molière de Vitez» remontés à cru
- ️Anne Diatkine
- ️Thu Jan 14 2016
Que ça va vite ! En une heure trente, c'est plié. Le rideau ne tombe pas, il n'a pas non plus été relevé, mais l'Ecole des femmes a été joué, ou encore Tartuffe, Dom Juan et le Misanthrope par les dix jeunes comédiens issus de la même promotion du conservatoire régional de Lyon, sur la grande scène du Théâtre des Amandiers, à Nanterre (Hauts-de-Seine), sous la direction de Gwenaël Morin. Un Molière pour 5 euros chaque soir de la semaine (sauf le lundi), quatre à la file le samedi après-midi (une pièce toutes les deux heures), ce marathon réjouit entièrement - l'énergie des acteurs étant contagieuse, quelle que soit la réussite de chaque spectacle pris individuellement, tant le dispositif oblige à changer de regard, le lave, et incite à tout penser en termes de mouvement plutôt que d'achèvement.
On a vu une première fois un filage - sans trop savoir qu'en penser -, puis assisté un soir à une représentation de l'Ecole des femmes, et il est devenu évident que c'est à la file qu'il fallait voir les pièces un samedi après-midi. Salle pleine d'un public en tout genre, beaucoup de lycéens, des très jeunes comme des vieux, et de toute classe sociale. On pourrait y retourner encore, on ne se lasse pas, alors même qu'il y a des moments de creux, des zigzags, de brefs instants de naufrages ou de lourdeurs et évidemment des retournements de situations - et des éclairs constamment.
Donc, sur le linoléum, il n'y a rien, ou seulement les acteurs - l'essentiel. Un plateau à l'os sans décor, à moins que la grande scène des Amandiers ne soit devenue son propre décor. Pas d'éclairage travaillé, mais des projecteurs allumés également dans la salle et quelques néons. Economie de régie et de frais généraux. Pas de costumes : des jeans, tee-shirts, baskets pour tout le monde dans Tartuffe - très utiles, les baskets, tant les acteurs courent (et très vite) sur le plateau, se roulent par terre et sont susceptibles de recevoir des trombes d'eau -, ils épongent la scène avec des serpillières. Mocassins pour Elvire, jouée par un homme, dans Dom Juan. Robe orange pour Sganarelle interprété par une exceptionnelle jeune actrice - Marion Couzinié -, qui transforme le serviteur en rôle phare de la pièce, mais Dom Juan, lui aussi, est excellent, à la séduction brute et sans apprêt, façon Depardieu très jeune. Par ailleurs, Dom Juan en prose est sans doute, des quatre pièces, celle qui s'accommode le mieux de la crudité de Gwenaël Morin.
Pourquoi cette distribution qui ne respecte rien et pas spécialement les sexes ? Eh bien, parce qu'elle est le fruit du hasard, «un luxe» dit Gwenaël Morin. Chaque acteur a tiré son rôle au sort, épargnant ainsi au metteur en scène de projeter sur les acteurs de pseudo-compétences, vite transformés en destin, et aux personnages d'être enfermés dans ces pseudo-compétences, et réservés à des emplois ou physiques. On est susceptible de voir et d'entendre autrement Elvire lorsqu'elle est jouée par un jeune homme à la voix grave, ou Tartuffe s'il est une jeune fille. Ces substitutions sont moins un travestissement - l'actrice qui joue Sganarelle n'est pas déguisée en homme - qu'une mise en évidence du plaisir de jouer et de la rencontre. Le hasard peut être doué de talent. Ou faire des erreurs. Ce principe a été proposé d'emblée puisque Gwenaël Morin n'a pas choisi les acteurs mais pris les dix de la promotion.
Rien d'autre que leur corps pour les porter. Rien qui les cache ou les sauve. Est-on dans ce cas plus vulnérable ou plus solide ? Pas de joli décor ni de lumière, qui distraient un moment le spectateur et permettent à l'acteur de souffler. Pas de musique. Mais leur voix, un débit, à la limite parfois du compréhensible, et c'est génial lorsqu'il s'agit du paysan Pierrot, dans Dom Juan, dont on ne saisit rien du dialecte, mais tout, du coup, des incompréhensions de classe. Parfois, le texte est une transe, puis soudainement il y a un arrêt, comme un gros plan. D'autre fois, une phrase soulignée pendant dix bonnes minutes provoque la joie du (jeune) public, comme lorsque Acaste dit qu'il a vu «ce grand flandrin de vicomte, trois quarts d'heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds» et réfléchit à ce que ça peut être de faire des ronds dans un puits pendant trois quarts d'heure. Un esprit potache s'empare des pièces, notamment des Femmes savantes et du Misanthrope, mais le quitte pour Dom Juan. Faux lapsus, vrais jeux de mots, reprise en main par le souffleur à tambour à même le plateau, frère (ou sœur) jumeau des spectateurs, à l'affût. Souvent, le dénuement de la mise en scène fait apparaître la simplicité, et le travail des acteurs rend aux pièces leur limpidité. On se dit : «Ah oui, d'habitude, il y a des costumes et des décors.» La force de Gwenaël Morin est de nous convaincre qu'ils sont inutiles. Mais pour avoir vu un filage, on sait que le dispositif est fragile et vire au calvaire au moindre ratage.
Que produisent la vitesse et l'enchaînement des quatre pièces ? Ils permettent de saisir ensemble ce qu'on tient d'habitude séparé, ou que seule l'érudition permet de réunir. Ainsi se tissent des liens entre les pièces, elles se superposent dans la mémoire, s'explicitent et se soignent mutuellement si besoin. Les mensonges limpides de Dom Juan parlent aux tartufferies de Tartuffe. Avec les Molière de Vitez (1), Gwenaël Morin va jusqu'au bout d'une utopie qu'il approche depuis ses débuts : celle de tout donner à voir, d'abolir la différence entre les répétitions et la représentation - il lui arrive d'intervenir auprès des acteurs - et d'offrir quatre pièces que tout le monde croit connaître, comme il avait en 2012 proposé avec la même urgence quatre pièces de Fassbinder, ou comme il avait lancé en 2009, à Aubervilliers, l'idée d'un théâtre permanent, où chacun peut entrer, s'asseoir, regarder, repartir. Le pari du metteur en scène est ouvertement démocratique. En témoignent, entre autres, les textes des pièces, offerts à l'accueil sous forme de journaux grand format, qu'on peut ouvrir avec plus ou moins d'aisance et non sans bruit pendant la représentation. Avec Gwenaël Morin, le spectateur n'est plus une entité gênante, grossier personnage qui s'endort et ronfle, et oublie d'éteindre son portable. Les scolaires ne sont plus de méchants perturbateurs, même lorsqu'ils sont choqués par la nudité ou surréagissent à une blague.
Lors des saluts, samedi dernier, ce sont deux élèves dans un groupe de scolaires qui ont incité toute la salle à une standing ovation. Un spectateur plus âgé et savant : «J'ai passé un excellent après-midi.» Il réfléchit : «Ça aurait pu être raté.» Oui, comme à chaque fois qu'une mise en scène tient à un fil et n'obéit à aucune recette.
(1) En référence aux quatre pièces qu'avait montées, avec les mêmes acteurs et un seul décor, Antoine Vitez, à Avignon, en 1978.