Claude Liauzu, Militants, grévistes et syndicats. Études du mouvement ouvrier maghrébin - Persée
- ️Meynier, Gilbert
- ️Sun Apr 08 2018
COMPTES RENDUS 523
Claude Liauzu, Militants, grévistes et syndicats. Études du mouvement ouvrier maghrébin, Nice, 1979, Cahiers de la Méditerranée (Centre de la moderne et contemporaine).
L'ouvrage de Claude Liauzu est une retombée de sa thèse magistrale, en 1978, Naissance du salariat et du mouvement ouvrier en Tunisie à un demi-siècle de colonisation. Le livre se compose de trois parties : Crises syndicales, crises de décolonisation ; Les militants maghrébins entre les deux guerres ; Grèves et flux populaires en Tunisie (1944-1956) . La troisième partie constitue quasiment la moitié d'un ensemble qui privilégie la Tunisie, touche à l'Algérie et effleure le Maroc malgré l'existence d'une thèse récente sur l'U.S.M.
Pour Claude Liauzu, il n'y a pas de solution de continuité entre le colonial et le syndicalisme national. Celui-ci se substitue à celui-là sans conquérir de nouveaux secteurs.
La place éminente des travailleurs des quais, des cheminots, des ouvriers du bâtiment, des mineurs, des salariés à statut et des fonctionnaires est visible ici et là. C'est que, issus du système colonial, influencés par les modèles colonial et français, les syndicats tendent à promouvoir un « corporatif ». Le néo-colonialisme de l'après-guerre écarte les ciseaux entre un Maghreb moderne et un Maghreb traditionnel, entre le prolétariat instable ou chômeur et le prolétariat stable. La multiplicité des îlots de syndi- calisation géographiques et sectoriels, la hiérarchie raciale du travail, entre des ouvriers aux revenus, certes peu élevés, et des artisans ou, plus encore, des ruraux massivement paupérisés, avivent les fractures.
Les directions syndicales prennent le relais. Héritières, elles encadrent le mouvement ouvrier. La direction de l'U.G.T.T. par les professions libérales et l'administration — qu'on retrouve au Néo-Destour — annoncent leur d'après 1954. C'est que, instrument de la lutte des classes, le est vite submergé par — l'auteur dit aussi « ennoyé » dans — le En effet, si le syndicalisme national relaie le syndicalisme colonial, il supporte les mêmes inadéquations aux formations sociales maghrébines : pour le fellah algérien, l'image du militant de la C.G.T. est celle d'un étranger ; ils venaient en auto et disaient : «faites grève» (p. 43). Rien d'étonnant que le syndicalisme n'ait pu s'implanter dans le monde rural. L'U.G.T.A. ne représenta pas la paysannerie ; en Algérie, la Fédération Nationale des Travailleurs de la Terre passa sous le contrôle de la bureaucratisation de l'O.N.R.A. Les choses sont plus complexes encore si l'on prend conscience des liens multiples conservés entre le prolétariat ouvrier et la campagne à l'heure où le monde rural pénètre la ville. Il n'est pas de véritable parti ouvrier ; les confédérations syndicales représentent un salariat minoritaire. Le corporatisme est le lot d'un prolétariat atomisé ; le conflit entre « anciens » et « modernes » tend à se substituer à la lutte des classes. Une pierre dans le jardin du marxisme vulgaire ; une autre dans celui d'Emmanuel Sivan : il n'y a pas d'essence du prolétariat car « il se constitue sous la forme de groupes [et] sa conscience [n'est pas] le reflet de sa condition ». Ou si cela était, force serait de constater qu'il n'y a pas de prolétariat dans les sociétés maghrébines.
Alors, pourquoi le mouvement ouvrier ? Pourquoi la survie d'un parti même faible ? Il n'y a pas seulement, comme le croit Sivan, des valeureux qui maintiendraient la ligne contre vents et marées. Il n'y a surtout pas d'essence nationaliste qui s'opposerait forcément à une essence communiste, une communiste qui s'opposerait à une musulmane. Les fractures entre l'Étoile nord-africaine et le P.C. ne sont jamais simples, jamais univo- ques. L'étude des militants et du militantisme s'impose donc pour y voir plus clair.
Socialisme colonial si l'on veut, le mouvement ouvrier de l'ère coloniale a son originalité et son autonomie qui le distinguent nettement du libéralisme colonial. Les îlots rouges existent ; la progression du P.C. suit la mobilisation ouvrière. Le communisme s'implante, chez les colonisés, dans les groupes de la dégradation de la société traditionnelle — à cet égard, le rôle de l'émigration est eminent. Le déclassement ou le repli archaïsant peuvent sur la conquête de l'Occident et sur l'édification d'une classe de « révolu-