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Charles VIII, roi méconnu

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  • ️Thu Nov 17 2016

Nos historiens montrent généralement beaucoup de sévérité envers Charles VIII. On admire son grand-père Charles VII à cause de Jeanne d’Arc. On admire son père Louis XI, « homme terrible ». On regarde avec sympathie Louis XII, « père du peuple ». Quant à François Ier, Hugo et Verdi ont beau faire, il scintille. Marignan éblouit, Pavie attendrit d’autant que le « roi-chevalier », armé par Bayard, est trahi par le connétable de Bourbon et que Charles-Quint l’emprisonne.

Il est magnifique, il fait construire le toit de Chambord. Il accueille Léonard de Vinci. Il a beaucoup de maîtresses et ne s’en laisse pas accroire sur elles : « Souvent femme varie ». Il n’hésite pas à s’allier au Grand Turc, il résiste à la Réforme, il fonde le Collège de France. Que peuvent, contre tout cela, les complaintes de Triboulet ?

Charles VIII, au contraire, fait une tache un peu terne dans la galerie, haute en couleurs, des Valois. C’est un roi malheureux: son père n’était pas tendre, assurément. Sa mère mourut quand il n’avait pas treize ans. Sa sœur, Anne de Beaujeu, devint régente à la mort de Louis X. C’était « la fille la moins folle de France », mais non pas la plus douce. Anne de Bretagne, qu’il épousa, ne l’avait pas souhaité pour mari ; elle avait été fiancée à Maximilien d’Autriche et le regretta toujours. Il est dur, pour un jeune roi, d’avoir une femme charmante, qui ne vous aime pas et vous le fait sentir. Leur unique enfant mourut en bas âge. Charles VIII lui-même mourut à vingt-huit ans, après avoir conquis Naples et l’avoir perdue.

Les historiens lui reprochent cette expédition avec dureté. Malet et Isaac disent que « au rebours de son père, il avait l’esprit romanesque ». Michelet parle de lui comme d’un demi-criminel. Les guerres d’Italie lui déplaisent : il souffre d’imaginer cette soldatesque lancée parmi les chefs-d’œuvre, cette grande peur causée aux municipalités vénérables de l’Italie renaissante. L’élo­quence de Savonarole, la sévérité glaciale de Machiavel et, plus que tout, le « Dehors les Barbares ! » de Jules II ont humilié les Français.

Nous avons essayé de nous consoler par l’idée que les guerres d’Italie — comme les voyages organisés — nous ont fait mieux connaître la Toscane de Michel-Ange et la Rome de Raphaël. Mais ce raisonnement rappelle trop celui de Pangloss qui, mourant d’un triste mal, dit que si les compagnons de Christophe Colomb ne l’avaient pas rapporté des Amériques, ils n’en auraient pas. rapporté non plus le chocolat et la cochenille.

Comme l’expédition de Charles VIII déplaît, on la lui impute à lui seul. On l’explique par les défauts de son caractère et de son esprit. Il était ignorant, dépensier, chimérique. Non seulement il voulait conquérir Naples, mais il voulait combattre les Turcs, recommencer la Croisade, sacrifier la France à des intérêts qui n’étaient pas les siens, à des rêves. Aussi estime-t-on que, s’il fut abandonné par ses alliés italiens, s’il dut combattre durement à Fornoue pour se frayer un passage et rentrer chez lui, il ne l’avait pas volé. « Qu’allait-il faire dans cette galère ? ». Quand il meurt, pour s’être cogné la tête contre une porte basse, Commines — qui ne l’aimait pas — dit : « C’est, en somme, ce qui pouvait lui arriver de mieux ! » Et la Grande Encyclopédie l’en approuve.

Tout cela n’est pas équitable. Si, en effet, la première guerre d’Italie tient seulement aux défauts personnels de Charles VIII, « ceux-ci ne peuvent expliquer la guerre d’Italie de Louis XII ni celle de François Ier. Vigoureux, calme, économe, bon financier, nullement « chimé­rique », Louis XII ne ressemblait pas du tout à Charles VIII. François Ier ne ressemblait ni à l’un ni à l’autre : il a eu de grands desseins, il a été candidat à l’Empire, du moins n’a-t-il jamais paru rêveur ni désintéressé. « Roi-chevalier », il ne fait pas honneur à sa signature et ne tient aucun compte du traité de Madrid, qui lui avait rendu la liberté. Roi très chrétien, il s’allie aux infidèles. On ne peut vraiment pas lui reprocher d’avoir manqué de réalisme, d’avoir été dupe, victime d’un idéal.

Or, Louis XII et François Ier font, tout comme Charles VIII, « valoir leurs droits » sur l’Italie. Comme lui, ils passent les Alpes, ils ont des alliés qui bientôt les trahissent. Comme lui, ils com­mencent par être vainqueurs et finissent vaincus. Leurs guerres n’ont pas été plus heureuses pour les Français, pas moins doulou­reuses pour les Italiens que celle de Charles VIII. Ce sont d’ailleurs les soldats de François Ier que Jules II traite de « Barbares ».
* * *

Pourquoi, dès lors, tant de sévérité envers Charles VIII ?
En réalité, les historiens lui reprochent moins l’expédi­tion de Naples que les concessions faites pour l’entreprendre : il donne de l’argent à Henri VII. Bien pis, par le traité de Senlis, il rend l’Artois et la Franche-Comté à Maximilien d’Autriche qui les avait cédées à Louis XI par le traité d’Arras.
A les lire, Charles VIII semble fou. En effet, il sacrifie deux belles provinces qu’il tient, pour obtenir la permission de tenter la conquête d’un royaume qu’il ne pourra pas conserver. On se demande même, la monarchie française n’ayant pas alors le carac­tère absolu que lui donna Louis XIV , comment les conseillers de Charles VIII, dont beaucoup avaient servi Anne de Beaujeuet Louis XI , souffrirent un abandon aussi insensé.

Que stipulait, toutefois, le traité d’Arras ? L’Artois et la Franche-Comté servaient de dot à Marguerite d’Autriche, fille de Maximilien, que devait épouser le futur Charles VIII. Louis XI était naturelle­ment impatient et pressé — quoiqu’on l’ait montré secret et pré­méditant de très loin ses actes, — il obtint la livraison immédiate des deux provinces et de la jeune princesse qui fut élevée à la Cour, près de son futur mari.

Les fiançailles furent rompues par Anne de Beaujeu, non sans quelque brutalité. Le duc de Bretagne mourut prématurément. Son héritière voulait épouSer Maximilien. Il était empereur, sa beauté avait séduit Marie de Bourgogne, la plus riche héritière d’Occident, qui l’aima avec passion, jusqu’à ce qu’elle se tuât en tombant de cheval. Ce mariage, cet amour, ce veuvage, ajoutaient encore au prestige romanesque de l’empereur. Anne n’eut même pas besoin de le voir pour s’éprendre de lui.
Mais Anne de Beaujeu ne voulait pas d’un second mariage qui donnerait la Bretagne à l’empereur d’Autriche auquel un pre­mier mariage avait déjà donné la Bourgogne. Elle dépêcha vers la jeune Bretonne Louis d’Orléans, avec une armée. Anne dut céder à la force, quitter Rennes et accompagner en France le futur Louis XII , qu’elle épousera plus tard, après la mort de Charles VIII, qu’on lui réservait, pour le moment, comme mari.

Celui-ci prenait donc à l’empereur sa fiancée et lui renvoyait sa fille, rompant ses fiançailles avec elle. Il n’avait pas tort, du point de vue national. Quand on songe aux luttes ultérieures de François Ier et de Charles-Quint, des derniers Valois et de Phi­lippe II, on se demande comment la France aurait pu résister aux Habsbourg, s’ils avaient été, en plus, maîtres de la Bretagne. Il n’en demeuré pas moins que la situation de Charles VIII vis-à-vis de Maximilien paraissait délicate. Pouvait-il lui déclarer : « Je vous rends votre fille, mais je garde sa dot et prends, en outre, celle de votre promise. » Racine estimait plus élégant de faire dire à Léandre : « Donnez-nous votre fille et gardez votre bien. »

Eût-il été cynique, il lui fallait du moins rester prudent. L’unité de la France et de la Bretagne n’était pas seulement de nature à irriter l’empereur, elle ne laissait pas indifférente l’Angleterre qui s’était battue pour la Bretagne, et qui avait même autorisé ses rois à faire la guerre, quand la Bretagne était en cause, sans consulter la Chambre des Communes. Mais Henri VII aimait la paix, il aimait l’argent, il voulait rétablir l’ordre et les finances de son royaume que la guerre des Deux Roses avait éprouvés. Louis XI lui avait déjà payé sa non-intervention, quand il dut se battre contre ses grands vassaux. En lui versant une nouvelle somme d’argent, Charles VIII ne faisait que suivre l’exemple de son père. A Henri VII, comme à Maximilien, il n’achetait pas seulement l’autorisation de conquérir Naples, il rachetait son mariage, à beaucoup d’égards, scandaleux, avec Anne de Bretagne.
Il pouvait évidemment dédommager l’empereur et apaiser le roi, sans, pour autant, entreprendre l’expédition italienne. Mais était-ce possible ? On oublie trop que les guerres sont rendues plus souvent nécessaires par la situation intérieure des gouvernements que par la situation diplomatique des Etats.

Anne de Beaujeu, après Louis XI, avait forgé un instrument militaire dont la force allait étonner l’Italie et l’Europe. Or, à cette époque, une armée était une entreprise commerciale. Si elle ne procurait pas de bénéfices, elle ne tardait pas à se dissoudre, ceux qui l’avaient levée n’étant plus en mesure de l’entretenir. Le roi devait, d’autre part, assigner un but aux énergies de ses féodaux, sous peine de les voir, une fois de plus, éclater en désordres. Dans toute l’Europe renaissante, les grands propriétaires terriens devenaient d’autant plus turbulents que l’argent abondait davan­tage. Les ressources de leurs domaines, où les fermiers gardaient l’habitude des paiements en nature, ne suffisaient plus à leurs besoins. Les monarques se trouvaient donc enfermés dans le dilemne : ou bien des folles guerres — comme Charles VIII allait en entreprendre — ou bien des « guerres folles » — comme Anne de Beaujeu les avait subies.

La réunion de la Bretagne et du royaume rendait le problème féodal encore plus pressant pour le roi qu’il n’avait été pour sa sœur. Sans guerre, il pouvait difficilement le résoudre. Aussi lui fait-on moins grief de l’avoir faite que de l’avoir faite là où il ne fallait pas, et surtout, de ne pas l’avoir faite là où i l fallait : au nord-est. Les Français ont toujours le sentiment que cette frontière est la plus menacée, que, du nord-est, viennent les pires invasions.

Mais les conseils rétrospectifs qu’on prodigue à Charles VIII n’allaient pas sans inconvénients. Toute entreprise au nord-est risquait de sceller contre lui l’alliance des Flandres bourguignonnes, de l’Angleterre, de l’Autriche et dé l’Empire. En France et hors de France, le souvenir de la guerre de Cent ans restait vivace. Malgré son pacifisme, Henri VII, après le mariage breton, n’aurait pu souffrir une progression de la France vers la Belgique ; Maxi­milien, moins encore. Le pire risque, pour Charles VIII, c’était de rassembler —- contre le royaume, au dehors, contre le pouvoir royal, au dedans — tous ceux qu’avaient inquiétés, lésés, menacés, la politique autoritaire de Louis XI et la violence faite par Anne de Beaujeu à Anne de Bretagne.

L’expédition de Naples comportait donc d’assez sérieux avan­tages et elle en comportait précisément d’autant plus qu’elle paraissait plus chimérique, car plus elle semblait romanesque, plus elle apaisait les craintes des monarques et exaltait les espoirs des barons. Fils d’un roi aussi avide, réaliste et dur qu’avait été Louis XI, il n’était pas mauvais que Charles VIII méritât d’être surnommé 1′ « affable » et qu’il eût l’air généreux et rêveur. Si, au lieu d’avoir été ce qu’il fut, il avait fait semblant de l’être, on ne pourrait trop louer sa finesse.

L’expédition, d’ailleurs, ne semblait pas bien dangereuse. Venise avait effrayé l’Italie en envahissant le territoire de Ferrare. Ludovic-le-More, plusieurs municipalités, le pape lui-même appel­aient les Français à grands cris. Les républiques italiennes étaient si nombreuses et leurs rivalités si violentes qu’on trouvait toujours parmi elles des alliés, du seul fait qu’on en avait d’autres pour adversaires. C’était le monde complexe, subtil et ardent de Machia­vel. Le temps des villes était passé, celui des royaumes était venu. Malgré leur énergie, leur civisme passionné, les républiques d’Italie étaient incapables de résister à l’armée française.

Aussi ne résistèrent-elles pas. La route de Paris à Naples fut pour Charles VIII une série d’entrées triomphales. Il pâtit même de l’étendue et de l’extrême facilité de ses succès. Son armée parut si terrible que, bientôt, on ne redouta plus que lui seul ; on n’avait jamais vu une artillerie comparable à la sienne : Maximilien d’Autriche, Ferdinand d’Aragon rassuraient, par contraste. Ils semblaient bénins, dès lors qu’ils n’étaient pas Français.

Le pape se réconcilia avec Venise, Ludovic-le-More changea de camp. Les « virtuoses » italiens, qui se voulaient égaux aux artistes par leurs talents de diplomates, eurent tôt fait de nouer la grande coalition anti-française qui joignit, au pape et à Venise, Ferdinand d’Aragon et Maximilien, lesquels avaient admis l’expédition de Charles VIII mais n’avaient pas prévu sa rapidité fulgurante. Cette intrigue diplomatique fut menée avec tant de maîtrise qu’elle fut achevée avant même que Commines, sous les yeux duquel elle se tramait dans Venise, en eût démêlé les fils. Il avertit préci­pitamment, mais trop tard, le roi qui se hâta de remonter vers la France et trouva les forces ennemies déjà concentrées contre lui à Fornoue.

Entre temps, l’armée française avait fondu. Le luxe italien, les entrées triomphales, la beauté, la facilité des femmes dans le désordre que les troupes répandaient sur leur passage, avaient enivré les soldats. L’armée, à Fornoue, n’était plus que son propre squelette. Elle.fut pourtant victorieuse et Charles VIII, quoique malingre, s’y révéla bon chevalier.
Militairement, son expédition justifie moins la critique que celles de François Ier. Il n’a pas gagné une bataille de Marignan, parce qu’il ne trouva personne qui osât la livrer contre lui. François I eut plus de peine pour reprendre Milan que lui, pour prendre Naples. Et Fornoue fut, en définitive, moins pénible que, pour Louis X, Novare. Fornoue fut une victoire difficile, Novare une défaite et Pavie, un désastre.

Mais on excuse François Ier, parce qu’il a combattu Charles Quint. L’histoire, comme la politique, se fait à coups de slogans. « La lutte contre la maison d’Autriche » est sans doute un de ceux que les Français ont le plus rabâchés. Bien que l’Autriche, sous le règne de Louis XIV , ait plus que doublé en surface et en population, on sait gré à Louis XIV de l’avoir « abaissée ». A Charles VIII, au contraire, on demande : « Pourquoi donc êtes-vous allé à Naples, puisque, bientôt, Charles Quint allait naître ? Pourquoi vous être jeté dans le guêpier italien ? Pourquoi avoir écouté Ludovic-le-More qui vous dirigeait vers la région d’Italie la plus éloignée de ses propres Etats ? Comment n’avoir pas compris que le grand, le seul ennemi de la France, c’était les Habsbourg ?» Même de ce point de vue, les réquisitoires contre Charles VIII semblent bien légers et sa défense bien facile. Pourquoi son projet, déraisonnable quand il le forme, paraît-il sage quand Ferdinand d’Aragon l’exécute ? Les progrès de l’Espagne n’étaient-ils d’ailleurs  pas aussi inquiétants pour la France que ceux de Maximilien ? L’Espagne venait de « reconquérir » Grenade et les côtes de l’Andalousie, elle tenait les Baléares, elle s’était emparée de la Corse, convoitait les Deux-Siciles, qu’elle allait bientôt prendre.

Le traité de Tordesillas qu’elle conclut avec le Portugal, l’année même où Charles VIII fit son expédition napolitaine, partageait le monde entre Espagnols et Portugais. Si l’on conf idère que la France — qui venait de réunir la- Provence et devenait une grande puissance méditerranéenne — n’espérait pas encore reprendre Calais, ni conquérir Toul et Verdun, on voit mal pourquoi elle se serait davantage méfiée du Habsbourg que de l’Aragonnais ? Le titre d’empereur, quoiqu’il conférât à Maximilien un grand prestige, ne lui donnait pas de pouvoir réel, ni des ressources financières appréciables. Toute sa force, toute sa richesse lui venaient de son mariage avec Marie de Bourgogne. Il était l’héritier du Téméraire, mais précisément la défaite et la mort de celui-ci avaient montré que la question dé Bourgogne, après s’être posée à la France en termes tragiques, pendant un siècle, était réglée : le grand empire bourguignon, dont avaient rêvé Jean-sans-Peur et Philippe le Bon, n’était plus que le souvenir d’un cauchemar dissipé.

Charles VIII s’aliéna de nombreux historiens parce qu’il parut se soucier moins des Italiens, et même des Espagnols, que des Turcs. Il fit son entrée dans Naples, costumé en empereur byzantin. Il pensait combattre le sultan, il se flattait que l’Europe chrétienne l’y aiderait, qu’en tout cas elle ne l’en empêcherait pas. Certes, il se faisait à ce sujet beaucoup d’illusions. Mais, après lui et malgré son exemple, Charles-Quint — qui n’était pas irréfléchi — s’en est fait de semblables. On a fini par rendre ridicule cette idée de recommencer la Croi­sade en pleine Renaissance et par donner à Charles VIII l’air géné­reux mais délirant d’un Don Quichotte avant la lettre. Il n’avait pourtant que trop raison d’inscrire au premier rang ; de ses soucis la défense de l’Occident contre les Turcs. Depuis la chute de Constantinople, ils ne cessaient de progresser et ils allaient bientôt exercer, en Méditerranée, une hégémonie à laquelle la bataille même de Lépante, en 1571, ne devait pas mettre fin.

Le début du XVe siècle fut une véritable épopée ottomane : 1513, conquête de l’Arménie — 1514, victoire sur la Perse — 1516-17, conquête de l’Egypte — 1521, prise de Belgrade — 1522, prise de Rhodes —1526, Mohacz, un des pires désastres que l’Europe chrétienne ait subis, depuis Nicopolis. Soliman attaquait la Hongrie. Louis II Jagellon — dernier rejeton de l’illustre famille qui avait régné sur la Pologne et la Lithuanie et qui régnait encore sur la Hongrie et sur la Bohême — rassembla toutes ses forces pour arrêter les spahis et les janissahjes ; il fut battu, écrasé, tué. Les Turcs entrèrent dans Buda-Pesth, la Hongrie n’avait plus de défenseur, la Bohême n’avait plus de roi. C’est Ferdinand de Habsbourg, frère de Charles-Quint et beau-frère de Louis Jagellon, qui organisa précipitamment la défense du Danube et de la marche autrichienne.

Les Turcs allaient bientôt devenir les maîtres du Maghreb ; Charles-Quint tenta en vain de leur soustraire Alger. Même dans le midi de la France, Toulon et la côte des Maures allaient devenir une Turquie-miniature.

A la fin du XVIe siècle, encore, l’Empire ottoman était plus vaste, plus peuplé que tous les royaumes réunis de l’Europe. Le Bourgeois gentilhomme nous rappelle assez l’émotion des Parisiens, quand le Grand Turc daigna envoyer au Roi-Soleil une mission extraordinaire et temporaire. Le grand vizir gifla publi­quement l’ambassadeur de France sans que Louis XIV, pourtant si chatouilleux en matière de préséances, crût devoir pour autant rompre les relations diplomatiques avec la « Sublime Porte ». Telle était la disproportion des forces entre la France, au zénith de sa grandeur : et la Turquie, au début de son déclin. A l’époque de Charles VIII, on ne pouvait ignorer le danger. S’il a pensé : il faut défendre la chrétienté, on doit admirer qu’il ait vu, avec tant de justesse, la situation générale, son intérêt, son devoir et ceux de son peuple.

Il faut toujours se méfier quand on entend les mots : chimère et chimérique. Ils ont constamment servi à disqualifier les inventions les plus admirables et les ambitions les plus justes. Le chemin de fer a paru chimérique et l’avion, et la loi des huit heures, le repos hebdomadaire, les congés payés, la sécurité sociale. Et plus encore, les projets de paix perpétuelle, de sécurité collective, qui ont provo­qué le rire, depuis l’abbé de Saint-Pierrejus qu’au président Wilson.

Charles VIII, d’ailleurs, avait bien le droit d’être chimérique. On l’était beaucoup en son temps. Maximilien rêvait bien de devenir pape, César Borgia de rassembler toute l’Italie sous le gonfalon que lui avait donné son père. Pic de la Mirandole rêvait de tout savoir. Léonard rêvait de machines qui ne furent pas cons­truites, de colosses qui ont croulé, de couleurs qui se sont effacées. Christophe Colomb ne semblait pas moins chimérique, en prétendant atteindre l’Extrême-Orient par l’ouest, que Charles VIII en pré­tendant régner sur Naples. Jamais l’Europe n’a charrié plus de rêves qu’à la fin du XVe siècle ! Ces rêves-là ont amené les grandes découvertes, la Renaissance et la Réforme.

Une France qui développerait sa puissance maritime, une Chrétienté qui se défendrait contre l’Islam, étaient-ce des chi­mères ? Elles répondaient à la ligne générale que1 l’Europe devait suivre et qu’elle a, tant bien que mal, suivie. Ce que Charles VIII voulait faire a été fait par d’autres, sinon par lui, par les Espagnols sinon par les Français, par les Habsbourg, sinon par les Valois. C’est pourquoi l’Espagne devint, pour un siècle et demi, la puissance prédominante dans l’Europe chrétienne.
Celle-ci, en effet, depuis le haut Moyen Age, constitue un ensemble vivant, fût-ce à l’insu des peuples qui la composent et des maîtres qui les gouvernent. La communauté de destins, entre ses nations, a toujours dominé, de loin, leurs rivalités qui restent superficielles, même quand elles semblent inexpiables.

Il suffit de considérer les concordances chronologiques pour voir que ces pays rivaux ont connu ensemble la prospérité et la pénurie, la grandeur et la misère et que le malheur des uns a bien rarement fait le bonheur des autres.

Ensemble, les Européens ont dû se défendre contre les assauts des nomades pour maintenir leur condition de peuples sédentaires. Ensemble, ils ont été menacés par les invasions, secoués par les révolutions, accablés par les épidémies et les disettes. Ensemble, ils se sont élancés au XVe siècle sur les océans. Ensemble, ils ont enserré les cinq parties du monde dans la ceinture de leurs comptoirs. Ensemble, ils ont déclaré à la matière, à l’espace, au temps, cette guerre surprenante que leurs techniques poursuivent encore et rendent de plus en plus frénétique.

La règle veut que prédomine, en Europe, la nation qui contribue le plus à sa défense et à son progrès : l’Allemagne, quand elle arrête les Hongrois et les Slaves, la France, quand elle prend la tête de la Croisade, l’Autriche des Habsbourg, quand elle défend le Danube contre les Turcs, l’Espagne, quand elle découvre les Amériques, les Pays-Bas, quand ils la relayent pour développer la colonisation européenne, la France, quand elle cherche à unifier et à équiper l’Europe, l’Angleterre, quand elle devient le fer de lance du com­merce et de l’industrie européens.

Bien que les peuples européens aient subi cette règle, la plupart d’entre eux n’y ont pas cru et n’y croient pas aujourd’hui encore.

Il est admis que le dessein de Charles VIII qui, s’il avait pu être exécuté, aurait assuré la prédominance française en Europe était contraire aux intérêts évidents et permanents de la nation.
Bien qu’en fin de compte, ce soient les plus grandes chimères qui ont procuré les plus grands profits, l’horreur de la Chimère est si forte qu’on présente les Croisades comme une noble folie, une erreur généreuse, alors qu’elles avaient pour premier objectif d’assurer la défense du monde occidental contre le monde arabe.

Les Occidentaux, et particulièrement les Français, souffrent mal que leurs gouvernants ne se préoccupent pas de leurs intérêts strictement nationaux, à l’exclusion de tout le reste. On voit bien, dans La Guerre et la Paix, que les Russes, qui aimaient tant le tsar Alexandre I, ont mal pris, et mal compris, qu’il veuille « sauver l’Europe ». Il avait libéré la Russie, chassé la Grande-Armée, cela aurait dû lui suffire et suffisait à Koutouzov.

De même, quand Leibnitz adjure Louis XIV de combattre les Turcs, personne, fût-ce rétrospectivement, n’examine cette sugges­tion : Leibnitz, en conseillant à Louis XIV de conquérir l’Egypte, ne cherchait-il pas à le duper, à l’entraîner loin de l’Allemagne, et on sourit à la pensée qu’il ait pu supposer, chez le roi, assez de candeur pour étudier ce projet chimérique.

L’expédition d’Egypte que Louis XIV n’a pas voulu faire, Bonaparte l’a faite à l’époque ou son génie était le plus éclatant. L’Angleterre s’est emparée de l’Egypte au mdment où elle était la plus puissante et la moins chimérique, quand elle avait pour reine, Victoria et pour premier ministre, Disraeli.
L’idée de Leibnitz, c’était que la défense des chrétiens et l’expan­sion de l’Europe en Afrique et en Asie importaient davantage que ses chétives querelles de bornage et ses ridicules disputes de pré­séances. Il avait raison.

Finalement, nier ou sous-estimer, moquer la Croisade, c’est nier et moquer l’Europe elle-même. Elle est née au XIe siècle ; jusque-là, elle dormait, du sommeil de Blanche-Neige, accablée par le désastre de Rome. L’hiver, qui commence au Ve siècle, continue jusqu’à l’éveil roman. Charlemagne ne règne que sur un conglomérat mou de fermes qu’il ne saura pas mettre en état de résister aux incursions prochaines des Normands, des Slaves, des Hongrois, des Arabes. C’est avec Cluny, avec la réforme de l’Eglise, la papauté de Grégoire VII, la victoire d’Othon-le-Grand, la fondation du Saint-Empire Romain Germanique, la France Capétienne, la conquête de l’Angleterre par les Normands, que l’Europe, dans laquelle et de laquelle nous vivons, s’éveille et va dominer l’Histoire.

Or, à peine éveillée, elle se précipite vers la Syrie, car elle veut délivrer les Lieux Saints et fonder les royaumes francs, comme plus tard, elle voudra reconnaître et conquérir toutes les terres du monde. Une Europe qui ne veut rien qu’elle-même, une nation euro­péenne qui ne pense qu’à soi, sont incompatibles avec l’essence même de l’Europe et des peuples qui la composent. Qu’elle s’efforce de propager le Christianisme ou le mercanti­lisme, ou la démocratie, ou la technique, il faut toujours qu’elle s’efforce à quelque chose qui la dépasse. Elle n’est pas faite pour le repliement.

L’Europe et l’Européen sont tournés vers le dehors. Ils croient plus au monde qu’à eux, ils croient à l’espace plus qu’au temps et peut-être plus au corps qu’à l’âme. La civilisation occidentale est extravertie, comme les civilisations orientales sont introverties. L’Occident appréhende Dieu par l’étendue, comme l’Inde l’appréhendait par le temps. Nos docteurs ont disputé pour savoir si la création remontait à 5.000 ou 6.000 ans, quand les Hindous comptaient par kalpas, c’est-à-dire par millions d’années. Mais ni les Hindous ni les Chinois n’ont conçu les galaxies ; ils ont imaginé le monde très vieux, mais moins vaste qu’il est. Au con­traire, c’est « le silence éternel des espaces infinis » — non pas la, durée infinie des âges — qui fait frissonner Pascal.

L’expansion est le propre de l’Europe comme la dilatation est le propre des gaz. La croisade lui est naturelle et nécessaire.

Il se trouve que Charles VIII fut le dernier des rois de France qui ait vraiment voulu se croiser. Son rêve semble le dernier flot, exténué, de la grande vague romane, qui avait soulevé la France au XIe siècle et qui avait fait de son peuple le plus riche du monde en puissance créatrice. Je crois bien qu’à travers Charles VIII, ce qu’on dédaigne, c’est la France du XVe siècle. On s’est accoutumé à lui préférer celle du XVIe siècle. On s’est imaginé qu’elle avait appris de l’Italie ce qu’étaient l’art et la culture, alors qu’elle a surtout importé d’Italie l’académisme contre lequel luttaient les grands artistes italiens : Raphaël plus que Michel-Ange et, d’ailleurs, Le Perugin plus que Raphaël.
Je ne vois pas que la peinture française ait tant gagné de Fouquet à Clouet, que l’architecture française ait tant gagné à passer d’Amboise à Fontainebleau, que la poésie française ait tant gagné à passer de Villon à Du Bellay.

Avec François Ier, la France deviendra plus nationale, plus riche, mais non pas plus grande, au contraire ; elle sera dominée politi­quement par l’Espagne, spirituellement par l’Allemagne, culturellement par l’Italie. Le xvi siècle ‘est sans doute celui où l’influence française a été la plus faible en Europe. C’est pourquoi, tout pesé, je trouve plus de grandeur aux rêves de Charles VIII qu’aux pompes discutables de François Ier.

EMMANUEL BERL.

Numéro :Janvier 1959 (Deuxième quinzaine)